MIRAGES
Planant sur l'immensité immobile et brûlante, bien loin du taxi, un Phil-mirage poursuit la tour mouvante qui ne cesse de se dérober devant lui. Voilà plusieurs jours qu'il a quitté son corps et qu'il flotte après elle, de dune en dune, mais aussi léger soit-il, aussi vite qu'il s'efforce de voler, cette satanée tour s'arrange toujours pour lui damer le pion. Le problème réside dans ses déplacements erratiques : de but en blanc, elle vire de bord, repart en arrière, emprunte une direction inattendue, et il demeure incapable de comprendre les principes qui gouvernent ces revirements (s'il y en a). Avec la foi du charbonnier, il garde le cap, se rapproche un temps, perd du terrain, en regagne un peu, mais il ignore combien de temps il pourra tenir – même les mirages finissent par se fatiguer. Son absence d'ombre au sol lui rappelle qu'il peut se dissoudre à tout instant.
Depuis quelques heures, il a le sentiment qu'elle s'éloigne de plus en plus, qu'il est en train de la perdre. Il a beau aller aussi vite que le vent, délesté d'un corps encombrant qui ne lui aurait laissé aucune chance, elle parvient encore à le distancer. Le pauvre prince, qui courait sur ses deux misérables jambes, avait eu encore moins de chances de vaincre que lui...
Le prince. Tout à coup, la solution lui apparaît, évidente. Dans la légende, le prince ne rattrape jamais la tour. C'est elle qui vient à lui et le rattrape, pendant son sommeil. Il se remémore les mots d'Ivor sur l'Autoroute invisible :
Je crois que je l'ai trouvée précisément parce que je ne la cherchais pas.
Il s'arrête. Loin devant, la haute colonne tourbillonne vers l'horizon. Bientôt elle aura disparu. Il la regarde encore un peu, puis fait demi-tour.
Il ne sait plus de quel côté il est venu. Le taxi a continué de rouler, il ne se souvient plus dans quelle direction. Il est probablement à l'autre bout du désert, mais peu importe : il ne compte pas y retourner. Il se laisse dériver. Les heures s'égrènent. Heureusement que les mirages sont insensibles à la chaleur : le Phil physique doit être à ébullition, dans la voiture, en ce moment. Il tire de sa poche sa boussole-mirage pour se repérer, mais comment se fier à une boussole-mirage ? Elle n'en fera qu'à sa fantaisie, et vous donnera le Nord qui lui chante. Il regarde dans quel sens va le soleil, et décide de partir à l'opposé.
Au bout d'une longue errance, voyant le désert s'empourprer, il finit par croire s'être trompé. Bientôt, les étoiles seront là, certaines éteintes depuis des millions d'années, simples illusions d'optique, comme lui, comme la tour, comme l'oasis qu'un autre Phil-mirage cherche en ce moment, quelque part. Un mirage devrait, mieux que quiconque, savoir en reconnaître un autre. Il est presque surpris quand, à l'extrémité du crépuscule, il voit soudain l'ombre colossale s'étendre sur le sable face à lui.
C'est elle. Il avait vu juste, finalement. Elle est revenue le chercher.
Il se retourne et la voit pivoter, à un jet de pierre au plus. Elle s'approche ; elle va passer tout près de lui. C'est sa chance. Il sort de nulle part sa corde et son grappin mirages, qu'il lance de toutes ses forces sur elle.
La première tentative est un échec.
La deuxième est la bonne : le grappin accroche quelque anfractuosité dans le cylindre de pierre. Aussitôt, la corde se tend. Il se cramponne et s'envole. Comme il l'avait imaginé, la base de la tour ne touche pas terre : elle flotte, légèrement surélevée, comme sur coussin d'air. Une cousine de cette autre tour qu'il a explorée, il y a longtemps, dans le Somerset, elle aussi inexplicablement suspendue dans les airs, même si celle-là ne bougeait pas. Quelque chose dans le grain et la couleur de la pierre lui rappelle aussi cette aventure, bien que cette variante des climats arides, plus fine et fusiforme, tienne moins du donjon médiéval que du minaret. Une cousine, vraiment ? Ou s'agit-il de la même tour, qui change d'apparence et se joue de lui, l'entraînant après elle à travers le vaste monde dans ce perpétuel chassé-croisé ? Virevoltant autour d'elle, il cherche un angle d'attaque. Ni porte, ni fenêtre. À la force des bras (heureusement que les mirages sont légers), il se hisse plus près, guettant une faille, mais tout ce qu'il parvient à repérer est un petit renfoncement dans le mur, près du sommet. Elle continue à tournoyer furieusement, dans le sens inverse des aiguilles d'une montre (dans quel sens les montres-mirages tournent-elles ?), et il tourne avec elle, agrippé à sa corde, chétif satellite redoutant d'être expulsé de son orbite. Par intermittences, quand il réussit à se stabiliser quelques secondes, il entrevoit plus clairement ce qu'abrite cette vague cavité dans la paroi : un visage, finement sculpté. Celui du prince, condamné à demeurer éternellement prisonnier dans ces murs, absorbé dans la pierre ? Il aimerait pouvoir s'arrêter à cette idée, mais déjà un deuxième coup d'œil le mène à penser que ce visage lui est familier, bien trop familier... bien trop proche de celui qu'il voit tous les jours, dans le miroir...
Tandis que la tour emporte le Phil-mirage et ses questions dans les ténèbres tombantes, à l'autre bout du désert, un autre Phil-mirage qui s'est égaré sur la piste de l'oasis fantôme voit passer au loin un petit taxi jaune, traînant derrière lui son sillage de poussière.
« Regardez, là-bas ! s'écrie Phil dans la voiture en voyant la mince silhouette (trop) familière se découper dans les derniers rayons du couchant.
— Oui, réplique le chauffeur, voilà ce qui arrive quand on veut à tout prix chasser des chimères. Chaque fois que je vous ai dit qu'il ne fallait pas y aller, plutôt que de renoncer, vous y avez envoyé en secret un autre vous-même, fait de votre imagination et de vent. Ceux-là sont perdus, maintenant. Il ne faut pas aller les chercher. »
Le taxi continue sa route, et Phil voit bientôt s'évaporer dans la nuit ce double de lui-même qu'il a eu l'imprudence de lancer dans une quête impossible. Il sait qu'Ivor a raison, mais avant de le perdre de vue pour de bon, il ne peut s'empêcher de lancer un troisième Phil-mirage à sa poursuite.
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