LE DÉSERT ET L'OCÉAN
C'est une nuit de conte arabe, la grande nuit existentielle du désert, aux étoiles toutes polaires, plus grandes et scintillantes que dans n'importe quelle autre nuit. L'après-midi s'était passée à déblayer les roues du taxi, et les deux voyageurs, recrus de fatigue, se délassent en discutant, assis sur le capot, avant de se retirer à l'intérieur pour dormir. Tous deux contemplent ce firmament désertique qui ne ressemble à aucun autre, et se parlent sans se regarder.
« C'est le Sixtin que vous cherchez, n'est-ce pas ? jette Ivor tout à trac, les yeux dans l'espace.
— Ici ? Ce serait beau ! Non, pas vraiment, même si je l'ai cherché, à une époque, comme tout le monde. Probablement que je le cherche encore, quelque part, d'ailleurs. Vous n'avez peut-être pas tout à fait tort. On cherche toujours un peu le Sixtin.
— Pourquoi le cherchez-vous ?
— C'est une histoire fascinante. Cet ancien dictateur du Costaguana, qui s'embarque juste avant d'être renversé par une révolution et part avec le plus grand trésor ayant jamais navigué... ce trésor que l'on dit maudit, et qui aurait provoqué le naufrage du navire, faisant périr tout le monde à son bord...
— Et c'est pour ça que vous le cherchez ? Pour le trésor ? poursuit Ivor dont les traits esquissent dans l'obscurité une invisible moue de déception.
— Non, de toute façon le trésor n'est certainement déjà plus là. Je cherche le Sixtin parce qu'il est perdu, plus perdu que tous les autres vaisseaux disparus. On dit qu'il a sombré en tant de points différents, et tant d'historiens le cherchent aux quatre coins du globe, depuis si longtemps... c'est le vaisseau perdu par excellence, il a acquis un statut légendaire, presque mythique, à tel point que certains prétendent même qu'il n'a jamais existé, que ce n'est qu'une fiction... retrouver le Sixtin, ce serait comme ouvrir la porte d'un autre monde...
— Oui, je vous retrouve bien là », soupire Ivor avec un sourire entendu, mais toujours invisible.
Un silence s'écoule entre eux qu'ils seraient bien incapables de mesurer, puisque leurs montres respectives ont cessé de fonctionner.
« L'épave du Sixtin est ici, reprend soudain le chauffeur à mi-voix. Je sais comment y aller. Je vous la montrerai. »
Phil se demande si la tempête et la chaleur n'ont pas emporté la raison du pauvre homme, dont il dépend malheureusement pour s'orienter et se déplacer dans ces contrées hostiles. Une bonne nuit de sommeil aidera peut-être à remettre les choses en place.
« Et l'Autoroute invisible, alors ? Vous l'aviez retrouvée, à l'époque, non ? Vous avez réussi à savoir où elle allait ?
— Oui et non... il fallait la suivre dans les deux sens à la fois, et mes moyens étaient, disons, limités. Et comme souvent, j'ai eu affaire à ce que l'on pourrait appeler des forces supérieures... je l'ai suivie jusqu'à un certain point, puis j'ai perdu sa trace. J'ai été obligé de renoncer. Mes chantiers de marquage ont été démantelés. Il ne reste plus rien aujourd'hui de mes efforts pour la délimiter, dessiner ses contours, la faire apparaître aux yeux du monde... d'un monde qui ne voulait pas la voir...
— Peut-être pas. Peut-être que tout votre travail n'a pas été en vain. Vous avez apporté au monde l'idée de l'Autoroute invisible, même si de nos jours plus personne n'y croit. C'est au moins une idée à laquelle on ne croit plus, ce qui vaut mieux qu'une idée qui n'existe pas.
— Est-ce que ce n'est pas la même chose, au final ? Mais c'est une belle philosophie, vous voyez le sablier à moitié plein. Pourquoi cette autoroute vous intéresse-t-elle tant ?
— Parce que je l'ai trouvée, moi aussi. Et, d'une certaine façon, je ne l'ai jamais quittée. Je l'ai trouvée en cherchant autre chose. Je crois que je l'ai trouvée précisément parce que je ne la cherchais pas. Pour la trouver, il n'y a que deux solutions : ne pas la chercher, ou disparaître. Les deux ne sont pas mutuellement exclusives, d'ailleurs.
— Vous avez donc disparu, vous aussi ? s'amuse Phil.
— C'est bien possible, oui. Comme vous. Comme le Sixtin. Il n'y a pas de différence entre le désert et l'océan. Ce sont des lieux où l'on se perd. Et pour trouver certaines choses introuvables, il faut d'abord se perdre. »
Malgré l'inquiétude renouvelée que lui inspirent ces propos quant à la santé mentale d'Ivor, Phil ne peut s'empêcher de les approuver en partie. Puis, la nuit se faisant aussi polaire que les étoiles, ils se virent contraints de se replier dans l'habitacle.
« Encore une chose : ma femme ne me trompe pas, vous savez », chuchote le chauffeur avant de s'endormir subitement, laissant Phil méditer sur les multiples implications de cette phrase, ce qui ne l'aide pas à trouver le sommeil.
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