CHAPITRE 12 - La tarte aux légumes
"Lost and insecure
You found me, you found me
Lying on the floor
Surrounded, surrounded
Why'd you have to wait?
Where were you, where were you?
Just a little late
You found me, you found me"
- You Found Me, The Fray
Une semaine durant, nous avons travaillé en silence. Seul le bruit désormais trop familier du sécateur sectionnant les sarments des vignes retentissait à répétition. Nous n'avons échangé que quelques mots anodins. J'ai tenté de nombreuses fois de lancer Milo sur un sujet plus personnel mais je faisais face à un mur érigé depuis des années. Alors que je faisais tout pour me rapprocher de lui, il semblait s'effacer toujours plus, se réfugiant dans sa carapace en béton armé.
Chaque matin, j'avais espoir que la journée serait différente et que je parviendrais à trouver une ouverture, une brèche dans laquelle m'engouffrer. Mais, chaque soir, la même claque me ramenait à la réalité. Je ne sais sincèrement plus quoi faire. Je perçois dans certains regards et quelques rares sourires que le Milo que j'ai rencontré il y a dix ans est toujours là. Mais il semble loin, très loin, derrière une souffrance bien trop visible qu'il tente tout de même de dissimuler.
Ma présence chez lui commence à me peser et je ne sais plus si je dois continuer à écouter mon cœur ou si je dois suivre ma raison. Mon palpitant me hurle de persister, que c'est bien lui qui m'est destiné, et que ma vie débordera de regrets si je ne m'accroche pas à ce sentiment. Mon esprit, lui, se moque de moi et me répète que je suis une idiote d'espérer qu'un homme que je ne connais plus veuille de moi. En somme, je suis atrocement perdue.
Aujourd'hui est notre dernier jour de taille. Toute la semaine, nous avons eu un soleil qui réchauffait nos mains lorsque nous travaillions et rendait donc la tâche plus agréable à effectuer. Malheureusement pour nous, la pluie s'est invitée au dernier moment, rendant le travail d'autant plus éprouvant.
Sur les coups de dix-sept heures, je donne le dernier coup de sécateur et regarde l'ultime sarment tomber dans la terre humide. Je me tourne vers Milo qui ramasse les rameaux éparpillés sur le sol et lève les bras en l'air, victorieuse.
— On l'a fait ! m'exclamé-je.
Je lève le visage vers le ciel et fais face aux lourdes gouttes de pluie qui s'écrasent sans répit sur ma peau gelée. Déjà trempée et frissonnante, mais incroyablement heureuse d'avoir terminé cette tâche difficile, je sors ma langue et attrape les perles d'eau en riant. Je jette ensuite un coup d'œil vers Milo, mes cils lourds sous le poids des gouttes ruisselantes. Il m'observe curieusement, un rictus amusé habillant son visage d'ordinaire fermé. Je lui rends son sourire.
Nos yeux s'agrippent alors et ne se lâchent pas, savourant ce rare moment où nos âmes se captent à l'unisson. Le chocolat dans ses prunelles m'hypnotise et je ne remarque même pas que ma capuche glisse, offrant ma chevelure blonde à la pluie persistante. Mon cœur s'emballe lorsque je remarque son regard changer. Une lueur d'admiration y brille et je le sens, je le sais, une connexion nous relie. La même que lors de notre première rencontre. Celle qui avait fait chavirer mon cœur et qui le court-circuite à nouveau aujourd'hui.
Une mèche de mes cheveux, trempée et alourdie par l'eau, glisse devant mes yeux et me barre le visage, se collant à mon front et ma joue. Je ne bouge pas, dévorant toujours les billes noires de Milo. Ce dernier, en revanche, se penche et passe en-dessous de la rangée de vignes qui nous sépare. Il n'est qu'à un pas de moi et je sens presque la chaleur irradier de son corps tendu. Son regard se promène sur mes lèvres, mon nez et mes yeux, m'arrachant un puissant frisson. Je le vois approcher doucement sa main vers mon visage avec hésitation. Ma paralysie persiste et je reste plantée là, mon palpitant prêt à bondir de ma poitrine et le souffle lourd. Malgré les cinq degrés et la pluie glaçante, j'ai chaud, terriblement chaud.
Ses doigts calleux attrapent la fine mèche blonde et effleurent ma peau. Je ferme instantanément les paupières, savourant ce contact que j'attendais depuis des jours. Ce geste si anodin me convainc au plus profond de mon cœur que mon Milo est toujours là et que ses sentiments pour moi sommeillent peut-être en lui, n'attendant qu'à être éveillés. Cette main, touchant à peine ma peau, me pousse à persister et à ne pas renoncer à ce que mon corps ressent dès que cet homme pose ses prunelles sur moi. J'en oublie le froid, la pluie, les ampoules multiples sur mes mains, le mal de dos que je me traîne depuis le premier jour... Je rouvre les yeux et me noie dans les siens.
Toujours plongé dans la contemplation de mon visage, Milo semble être dans un autre monde. Je crois apercevoir une larme se mêler aux gouttes de pluie sur son visage. Mon souffle se coupe un instant. L'homme en face de moi reprend soudainement conscience et s'écarte, enlevant sa main de ma peau, comme s'il venait de se brûler. Il se racle la gorge et fixe le sol. Un vide profond me creuse le ventre mais je ne bouge toujours pas.
— On devrait rentrer, on va attraper froid, déclare-t-il d'une voix absente.
J'acquiesce, incapable de sortir un mot de ma gorge nouée. Il se tourne, me montrant son dos, et remonte la rangée de vignes pour rejoindre le petit chemin à présent boueux. Mon corps se remet doucement en marche et le suit. J'ai soudainement froid et ne peux m'empêcher de frissonner à en claquer les dents. Nous rentrons à pieds, laissant une distance insupportable entre nos deux corps.
Lorsque nous arrivons devant la porte d'entrée, Milo s'arrête et se tourne vers moi mais prend soin de ne pas croiser mon regard.
— Va prendre une douche pour te réchauffer, j'ai une course à faire.
J'acquiesce, ne sachant pas trop comment réagir et m'engouffre dans la maison chaude alors qu'il monte dans sa voiture. Les frissons me secouent tandis que je me débarrasse de mon ciré et de mes bottes en caoutchouc. Je les laisse dans l'entrée et marche rapidement vers la salle de bain. Une bataille contre mon pull et mon jean trempés s'amorce et je finis par gagner, au bout de longues minutes agonisantes. Je m'engouffre dans la baignoire et ferme le rideau d'un coup sec. J'enclenche le robinet et pousse un long soupir de soulagement en sentant enfin mon corps me remercier pour cette chaleur bienvenue.
Après cette douche réconfortante, j'enfile des vêtements chauds et confortables et me dirige vers la cuisine, dans l'espoir que Milo soit revenu. Malheureusement, il n'y a personne. Il est dix-huit heures passées et la nuit est tombée depuis un moment déjà. Je me sens comme une intruse dans cette maison et j'erre entre le couloir et ma chambre en attendant son retour.
À dix-neuf heures, lassée de tourner en rond, je décide de préparer à manger. Découvrant une motivation enfouie en moi, je me convaincs que c'est un repas pour fêter la fin de la taille des vignes. Cela nous donne une occasion de célébrer quelque chose et d'être heureux, nous mettant dans les meilleures conditions pour échanger.
Je n'ai jamais été très douée en cuisine, mais je sais me débrouiller. Je confectionne avec soin une tarte aux légumes accompagnée d'une salade à la vinaigrette et mets le couvert. En fouillant dans les tiroirs, je déniche quelques bougies que je dispose sur la table. Trop romantique ? C'est le cadet de mes soucis. Ce soir est le soir où nous parlerons.
Il est vingt heures quand je sors la tarte du four. Milo n'est toujours pas rentré. Quel genre de course prend plus de deux heures ? Je m'assois à la table de la cuisine et patiente, les yeux rivés sur la fenêtre qui donne sur la cour. Plus les minutes passent, plus je me décompose. Ma motivation refroidit au même rythme que la tarte aux légumes.
À vingt-deux heures, alors que je suis toujours attablée devant ma pauvre tarte, j'entends la porte d'entrée s'ouvrir. Milo apparaît, presque aussi étonné que moi. Il jette un coup d'œil à la table dressée et fronce les sourcils.
— Je peux la réchauffer, dis-je d'un ton las en désignant mon plat.
Le visage fermé, il m'observe un instant et marmonne quelque chose que j'entends à peine.
— Je n'ai pas faim, merci.
Il me tourne le dos et s'engage dans le couloir pour aller s'enfermer dans sa chambre. Je me retiens de tomber de ma chaise, les mains tremblantes. J'ai distingué la douleur sur son visage sans problème, mais son attitude me brise le cœur. Pourquoi n'accepte-t-il pas de communiquer avec moi ? Pourquoi cette froideur alors que nous avons eu une réelle connexion, plus tôt dans la journée ? Quel genre de personne manque autant de respect à quelqu'un qui s'est visiblement démené pour lui faire plaisir ? Je ne comprends pas cet homme, cet inconnu, qui a pris le dessus sur le Milo que je connais.
Je me lève, les jambes flageolantes et les joues humides de larmes rageuses. J'éteins les bougies d'un souffle et laisse la table telle qu'elle est, contenant toutes les preuves de ma déception. Je vais à mon tour dans ma chambre et me laisse tomber sur le lit.
Mon esprit s'absente un instant et j'attrape mon téléphone, guidée par une impulsion qui va s'avérer malveillante. Je rédige un message à Ben, mes doigts dirigés par la déception qui m'envahit. J'appuis sur « envoyer » et regrette aussitôt.
« Il faut qu'on parle de choses importantes. Appelle-moi demain.
PS : désolée pour ma disparition, j'ai déconné. »
___
Bonjour !
Je voulais déjà dire que j'ai adoré écrire ce chapitre haha. Il est très important pour la suite et j'espère que vous avez apprécié votre lecture !
Notre petit Milo s'ouvre... pour mieux se refermer ensuite... qu'est-ce que vous en pensez ?
Erin, quant à elle, se laisse (peut-être un peu trop) guidée par ses sentiments... ça pue ou pas ?
Je vous fais de gros bisous et vous souhaite une bonne soirée !
- Clara
PS : Vous aussi, vous aimez la tarte aux légumes ?
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