CHAPITRE 1 - La Saint-Travail
"We could turn around, or we could give it up
But we'll take what comes, take what comes
Oh, the storm is raging against us now
If you're afraid of falling, then don't look down
But we took the step, and we took the leap
And we'll take what comes, take what comes"
- Walking the Wire, Imagine Dragons
Paris, 14 février 2020.
— Non... C'est pas vrai ! Dîtes-moi que je rêve ! tonné-je en fixant mon écran d'ordinateur.
Tous mes collègues de l'open-space se tournent vers moi. Sans même les regarder, je devine leurs airs outrés. « Dans le silence tu travailleras. » est la règle principale que notre patron a fait afficher partout. Je la traduis personnellement par « Ferme ta gueule et ravale tes sentiments. » mais je ne suis pas sûre qu'il la valide.
Cela fait des jours que je travaille sur un dossier qui peut m'assurer la promotion que j'attends tant. Des jours que je ne dors pas. Des jours que je m'adapte aux modifications que les clients apportent. Alors, quand j'ai su qu'il fallait que je recommence tout — à cause des coquilles présentes dans le cahier des charges qu'ils m'ont donné il y a des jours — je n'ai pas pu me contenir.
Comment puis-je me montrer professionnelle quand j'ai l'impression que je suis la seule à accorder de l'importance à mon travail ? Et bien sûr, comment me faire respecter quand je laisse mes émotions prendre le dessus ? Mais ça, c'est une autre histoire...
Je suis douée dans ce que je fais. Je suis designer pour une grande boite de pub et je suis l'une des meilleures. Pourtant, à trente ans et après des années de loyaux services, je travaille toujours en open-space à côté du stagiaire qui passe son temps sur les réseaux sociaux.
— Un problème, Erin ?
Pierre, quarante-et-un ans, mon patron, s'est téléporté devant mon bureau. Je me crispe à l'entente de son ton nonchalant et faussement inquiet. Ou alors est-ce de voir ses cheveux blonds trop bien coiffés et son air suffisant ? Je ne saurais dire.
— La boite s'est trompée dans la charte graphique de sa nouvelle campagne. Comment peut-on se tromper dans sa propre charte graphique ?
Exaspérée, je lâche un soupir qui, je le sais, sera très mal interprété par Pierre.
— Il faut savoir s'adapter aux changements, Erin.
S'il me sort une de ses phrases à la Yoda, je démissionne. Heureusement pour moi, il ne fait que me fixer, visiblement dans l'attente d'une réponse de ma part.
— Leur deadline n'a pas changé. Je dois tout recommencer pour leur rendre demain. Ça fait des jours que je travaille dessus, Pierre, ça ne sera pas prêt...
— Je pense ne pas avoir à te rappeler que le client est roi.
— Il est roi quand il me donne des choses réalistes à faire... marmonné-je, agacée par la tournure de cette conversation.
— Je te connais. Je crois en toi, Erin !
Fait-il réellement semblant de m'encourager ? Je crois bien. Sauf que si j'ai travaillé comme une malade ces derniers jours, c'est pour avoir cette soirée de libre.
— Je ne peux pas travailler ce soir. C'est la Saint Valentin et j'ai déjà prévu quelque chose.
Cela fait trois ans que je suis avec Benjamin. Nous devons nous marier en août et même si je ne sais pas encore si cette décision est la bonne, j'ai réellement envie de le voir ce soir. Cela fait deux semaines que nous ne nous sommes pas vus, tous les deux accaparés par notre travail, enfin surtout moi. J'ai réussi à éviter les disputes jusqu'à maintenant, mais lui poser un lapin le soir de la Saint Valentin... Je sais déjà que je ne pourrai pas esquiver l'engueulade du siècle.
— Quelle est notre règle sur la vie personnelle, Erin ?
Je lève les yeux au ciel.
— A l'entrée du bureau tu la laisseras, dis-je d'un ton morne.
— Exactement ! Allez, au boulot !
Il ne me laisse pas le temps de répondre et s'éclipse. Je le hais. Avant de me convaincre que pour préserver ma santé mentale, je devrais aller le tuer, je me remets au travail.
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— Je suis désolée, Ben... Je ne peux pas ce soir, il y a un imprévu au travail et je suis obligée de...
— Je m'en doutais. Tu me fais le coup à chaque fois, Erin. Je ne vois même pas pourquoi j'ai planifié tout ça, je savais déjà que tu allais me poser un lapin...
Je sens dans sa voix qu'il m'en veut comme jamais. J'entends un soupir à l'autre bout du fil. Je ne sais même pas quoi lui répondre, de peur d'aggraver ma situation.
— On va se marier dans six mois et tu n'es même pas capable de me faire passer avant ton boulot ! s'exclame-t-il, visiblement à bout de nerfs.
— Tu es injuste... Toi aussi tu as des imprévus au boulot, et je n'en fais jamais tout un plat.
— Oui, j'ai des imprévus une fois par mois ! Toi, c'est tous les jours maintenant ! Est-ce qu'on peut vraiment appeler ça des imprévus ?
Sur ce point, il a raison. J'ouvre la bouche, prête à répliquer, mais je ravale ma fierté. Je sais qu'il a raison sur toute la ligne. Le silence s'éternise, me prouvant que c'est à moi de reprendre la conversation. C'est à moi d'arranger les choses.
— Ecoute, je vais faire tout ce que je peux pour venir, d'accord ? dis-je en employant mon ton le plus conciliant.
— J'espère bien, Erin, j'espère bien.
Il raccroche, me laissant sur cette dernière phrase lourde de sous-entendus. Je n'aime pas ce genre de menaces et il le sait très bien. Je soupire et retourne à mon travail, préférant réfléchir à tout ça plus tard.
Mon minuteur sonne, signifiant qu'il faudrait que je quitte le boulot, et je n'ai toujours pas fini. Il me reste encore une petite heure de travail et je ne peux pas me permettre de m'arrêter maintenant. La réservation au restaurant est à vingt-et-une heures. Je peux y arriver.
J'arrive presque à la fin quand je me rends compte que j'ai oublié une dernière modification. Je soupire. Ç'en est fini de moi. Je sais que je vais passer un très mauvais moment quand je confronterai Ben. Je lui envoie un sms pour lui signaler que je serai en retard. C'est mieux que de ne pas venir du tout, non ?
Sa réponse est cinglante et me donne des frissons : « Ne te donne pas la peine de venir, j'ai compris quelles sont tes priorités. »
Suis-je réellement en train de foutre en l'air ma relation pour un client qui n'en a peut-être rien à faire du travail que je vais lui présenter ?
Je décide de bâcler la fin de mon travail et pars du boulot déjà en retard. Heureusement pour moi, le restaurant n'est qu'à dix minutes de l'entreprise. Sur le chemin, je ne me rends pas compte de ce qui m'attend potentiellement à ce rendez-vous déjà raté. Je me convaincs que notre amour est plus fort qu'un simple retard au restaurant.
Quand j'arrive, je me rends compte que Ben n'avait pas prévu de faire les choses à moitié pour cette Saint Valentin. Le restaurant est magnifique et affiche une étoile au guide Michelin. La honte s'empare de moi quand je me rends compte que je n'ai même pas pris la peine de regarder où il comptait m'emmener. Un serveur m'ouvre la porte d'entrée et m'accompagne jusqu'à la table où mon fiancé m'attend depuis visiblement trop longtemps. Je prends tout de même le temps d'apprécier la décoration du lieu. Les tables rondes sont toutes espacées d'au moins cinq mètres les unes des autres, nous permettant de chacun être dans une bulle. Des colonnes où sont enroulées des guirlandes lumineuses trônent au milieu de la salle, me donnant l'impression de manger dans un monument historique. Le plafond en verrière nous offre directement une vue sur le ciel étoilé de Paris.
Je me sens ingrate et me fais toute petite en arrivant à notre table. Le serveur me tire la chaise et je m'assois sous le regard assassin de Ben. Je tente de lui faire du charme avec mon sourire d'innocente et mes battements de cils, mais rien n'y fait. Il reste de marbre. Seuls ses yeux bleus sont pareils à un ciel orageux.
— Je suis là, dis-je d'une petite voix d'enfant.
Il acquiesce, l'air toujours aussi grave. Je n'ose rien dire de plus. Il n'est pas du genre muet, habituellement. Dès qu'il a un reproche à me faire, il ne se gêne pas, et pour dire vrai, c'est son franc-parler qui m'avait séduite. Il sait donc qu'en ne disant rien, il me fait d'autant plus de mal.
Le serveur nous apporte la carte et nous nous plongeons dans de longues minutes de silence. Nous commandons et évitons le regard de l'un et de l'autre jusqu'à l'arrivée de l'entrée. Je ne suis pas d'ordinaire patiente, mais étant réellement en tort, je ne préfère pas faire la maline.
— Tu as pu finir ton travail ? dit-il de but en blanc, brisant le silence qui était presque devenu réconfortant.
— Plus ou moins. Je finirai demain matin très tôt.
Il acquiesce. Est-ce que savoir que je n'ai pas pu finir lui fait plaisir ?
— Quand te rendras-tu compte que tu te fais exploiter ?
J'en laisse tomber ma fourchette. Je ne l'avais pas vu venir celle-là.
— Erin, tu as trente ans et tu n'as eu qu'une seule promotion dans ta carrière alors que tu es la meilleure. Avec moi, tu n'as pas peur de me dire mes quatre vérités alors pourquoi pour ton boulot tu ne fais pas pareil ?
— Ce n'est pas le même environnement, Ben... Je ne peux pas me comporter de la même façon avec toi et au bureau. Mais, tu ne peux pas comprendre ça, tu es entrepreneur... Tu es ton propre patron.
— Tu pourrais envisager de l'être toi aussi.
Je lève un sourcil. Je ne m'attendais pas à ce qu'on discute assez posément de tout cela. Pourtant, Ben n'a pas l'air de comprendre que je n'aspire pas à vivre comme lui.
— J'adore mon métier. Je ne vois pas comment je pourrais gérer l'administratif en plus de faire du design. Je ne veux pas être comme Pierre qui passe son temps à surveiller ce que les autres font sans jamais le faire lui-même...
— Donc, tu n'as aucune ambition.
Je déglutis difficilement. Que cherche-t-il à faire au juste ?
— Ça n'a rien à voir, protesté-je.
— Je pensais que tu en avais, Erin. C'est même l'une des raisons pour lesquelles je suis tombé amoureux de toi.
J'écarquille les yeux. A-t-il été dans un bar avant de venir ici ? Est-il saoul ?
— Je ne comprends pas...
— Non, en effet. Je me demande si on est réellement compatibles, toi et moi. Je suis prêt à m'engager et emménager avec toi mais tu n'as pas l'air d'être dans ce cas-là. Tu fais passer ton travail avant ta vie personnelle. Tu ne sais pas quand il faut arrêter.
Ses mots sont comme des couteaux plantés un à un dans mon corps. A quel moment avons-nous cessé de nous comprendre ?
— Donc on en revient à ça ! Ce que tu peux être rancunier ! Au final, je suis ici et tu ne profites même pas du moment ! m'exclamé-je.
— Peut-être parce que je me rends compte qu'entre toi et ton travail, il n'y a aucune place pour moi ! Comment veux-tu que j'apprécie un moment avec toi en sachant que tu ne fais que penser à ce que tu n'as pas pu finir au boulot ?
Mes joues s'embrasent. Oui, je n'arrête pas d'y penser et ça me rend presque folle. Oui, j'ai en partie tort mais je ne veux pas me l'avouer. Le feu qui crépite en moi depuis ce début de journée catastrophique s'intensifie un peu trop.
— Et bah tu sais quoi ? Si tu penses savoir ce qui se passe dans ma tête, ça ne sert à rien que je reste ! Je te laisse avec la seule compagnie qui ne te déçoit jamais : toi-même.
Sur ces paroles que je regrette déjà, je me lève, jette ma serviette blanche sur la table et sors du restaurant sans un regard en arrière, mes talons claquant sur le sol fait de marbre.
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