Un repas de Roi

Note : cette nouvelle a été écrite à l'occasion d'un concours. Il fallait commencer le récit par « La porte était fermée » et le terminer avec « une assiette de pistaches ». 


La porte était fermée...ok, tentons la fenêtre. Miguel avance à grands pas entre les box d'inox lustrés de la cuisine, s'approche d'une petite lucarne, l'ouvre, et doit bien se résoudre à comprendre qu'il n'a pas le tour de taille pour passer. Et puis, l'illumination ! Il se jette contre la porte de la remise; elle est fermée, il n'a pas les clefs, il tape dedans, la porte s'ouvre en grand - entre les étagères de conserves maison, au fond, la fenêtre qui donne sur la cour.

De l'autre côté, un soldat cagoulé et vêtu de noir, un fusil d'assaut dans une main, lève l'autre et dessine un « non » ferme et lent dans l'air.

Miguel repart en arrière, il y a un grand type en costume noir dans la cuisine, il le contourne, tant pis, il va tenter de passer en forme par devant, et devant la porte un autre soldat, clone du premier, qui barre de sa stature le passage vers la salle des clients.

- « Et si on se posait une petite minute, monsieur Ramos ? Je crois qu'il y a un malentendu... »

La voix du type en costume était grave et douce, elle semblait endormir son interlocuteur. On aurait dit un collet très souple pour anéantir la volonté. Alors que Miguel ne peut retenir une respiration hachée, tordant ses mains et presque pleurant, l'homme en noir, au costume sur mesure impeccable, tend une main manucurée vers un tabouret. Miguel s'assied alors qu'il en prend en un autre et se met face à lui, à la distance parfaite, de celle des combattants et des amoureux.

- « L'idée n'était pas de vous faire peur, Miguel.
- Et maintenant ? Qu'est-ce qu'il va m'arriver ? Oh, je regrette, si vous saviez...
- Vous regrettez quoi ?
- C'est le moment où je dis tout, c'est ça ? »

Un silence invita à en dire plus.

- « Ben, la moitié de mon service est au black. Sans ça je peux pas finir mes mois. Oui, même moi. Je suis désolé. Je dirai pas ça devant le juge, mais, j'avais pas le choix.

- Vous croyez que je suis là parce que vous ne déclarez pas vos serveurs ?

- Euh...oui ? Ben j'ai fait autre chose de mal ?

- Mais vous n'avez rien fait de mal.

- Les déclarations...

- Vous pensez qu'on aurait déplacé une brigade d'intervention rapide pour un contrôle fiscal ? Les impôts sont notoirement teigneux, mais il y a des limites. Monsieur Ramos, Miguel...presque tous les restaurants en France fonctionnent au noir. C'est comme ça qu'ils survivent et c'est pour ça que le fisc ne contrôle que les gêneurs. Vous n'êtes pas un gêneur. Vous ne me connaissez pas, mais je vous connais bien, Miguel. J'ai déjà mangé chez vous.

- Ah bon, trouva juste à répondre le cuisinier à la voix grave et pénétrante, alors que son cœur battait moins fort.

- Le style Ramos. Vous êtes à la fois toujours bon et inégal.

- L'éternel disciple du maître, dixit le guide Michelin.

- Le chef Loubière, votre maître, puisque vous l'évoquez, est exceptionnel aussi. Il mérite sa place de numéro un mondial, pour la paix des critiques, dirait-on. Il est plus simple de faire consensus autour de quelqu'un qui ne fait que des 9/10 plutôt qu'autour d'un diamant brut qui oscille entre 7/10 et 10/10 suivant la face d'où on le regarde.

- Je vois que vous savez aussi bien impressionner que flatter.

- Le 5 mai 2012. J'ai pris ici un plat en cinq parties. Tout était fantastique - je pense à cette glace aux huîtres, ces endives au café, très amères, où explosait un petit morceau de veau doux comme un bonbon. Mais ce qui m'a marqué à vie, et je m'en souviens, et je me souviens parfaitement de cet instant, c'est ce petit bouillon en deuxième plat. Tomate, et quelques épices mystérieuses. Je vous le dis : c'est la meilleure chose que j'ai jamais mangée. Je me suis dit, j'ai payé 250 euros pour le meilleur plat du monde. Dans le fond, c'est plutôt démocratique.

- Vous voulez que je vous la refasse ? D'ailleurs vous êtes qui ?

- Appelez moi Ishmael. On a besoin d'un bon chef, oui. Vous avez suivi l'actualité en Irak ?

- Pas vraiment. La guerre j'imagine ?

- On a creusé un trou, pour du pétrole. On y a trouvé la tombe d'un homme. D'un roi. Gilgamesh, vous connaissez ?

- Non, moi, l'histoire...

- Bon, vous avez vu les gars avec les fusils dehors ? On est d'accord qu'on ne plaisante pas. Donc ce que je vais vous dire, même si ça a l'air incroyable ou une sorte de plaisanterie, est vrai. Gilgamesh, l'ancien roi, est revenu à la vie quand on a ouvert sa tombe. C'est d'ailleurs plus un dieu qu'un roi. Il est très fort et surpasse l'homme et sa technologie dans bien des domaines. Pour l'instant, l'affrontement est exclu et la diplomatie peine. Il s'est endormi dieu-roi et il se retrouve dans un pays sur lequel les puissances mondiales s'essuient les pieds. Ajoutons à cela qu'il a son petit caractère. Bref, on a envie de lui envoyer un message, et ce message serait « les hommes du 21e siècle méritent d'être aimés ». C'est là que vous entrez en scène. Vous allez rédiger ce message sous la forme d'un bon repas comme vous savez si bien les préparer.

- Juste avec un repas ?

- Ce roi vient d'un temps sans netflix ni jeux vidéo. Il est très bonne chère et plaisirs de la chair. Vous vous en sentez capable ?

- Il va venir ici ?

- Non, vous allez aller en Irak.

- Vous payez le billet ?

- Je crois que vous saisissez mal l'amplitude de la crise. On vous y emmènera en avion privé. Ingrédients et ustensiles vous seront apportés à votre demande, même s'il faut les amener de l'autre bout du monde. Si ce repas se passe bien, si Gilgamesh nous a et vous a à la bonne, ce sera le tournant majeur de l'humanité. C'est un dieu immortel, mon vieux, voilà de quoi on parle.

- Pourquoi ne pas avoir demandé à Loubière ? »

Le visage d'Ishmael s'assombrit une seconde.

- « Cette mission comporte des risques. Si votre plat ne lui plaît pas, il pourrait vous tuer. Je ne plaisante pas. À ce titre, vous pouvez refuser la mission.

- Et donc le monde préfère que je meure plutôt que le grand chef Loubière, c'est ça ?

- Loubière est parti il y a une semaine en Irak pour la même mission que vous. Gilgamesh lui a arraché la tête à mains nues dès le premier plat, et l'a envoyée si fort dans le ciel que nos scientifiques pensent qu'elle est sur la lune. »

Le caractère grotesque de l'image poussa Miguel à lâcher un petit rire.

- « Pas facile hein ? Il est premier dans le Michelin, et premier sur la lune. Est-ce que vous allez le battre un jour ? C'est peut-être l'occasion.

- Ce que je retiens de l'histoire, c'est que vous lui avez demandé en premier de faire un plat pour Gilgamesh. Votre serenade sur la soupe de tomates, c'était du flan.

- C'est vrai. Mais d'un autre côté, lui, il n'avait aucun personnel au black. On va vous laisser. Je repasse à 18h. Je veux un oui ou un non à cette heure.

- Et me faire arracher la tête ? C'est un non.

- On en parle à 18h. »

***

Pendant des millénaires, le site avait été hanté par des troupeaux de chèvres, évité pour cause de légendes sinistres. Avec la prise de pouvoir de Saddam Hussein et sa volonté de faire un Irak fort, de grandes fouilles avaient été entreprises ici, et des dunes hérissées de quelques rochers on avait dressé de grands monolithes mystérieux; car ici se tenait, selon les scientifiques du dictateur, l'ancienne Babylone. Et puis Saddam s'est chamaillé avec les USA, et le site a été abandonné, les pierres millénaires défoncées par les obus et parfois criblées de balles, souvent envoyées par l'ennui d'un soldat qui ne voyait pas la fin du siège, car le sacrilège ne se fait jamais sans bêtise.

Aujourd'hui le site est bien différent : quand Miguel arrive dans un gros véhicule noir, perché sur des pneus énormes qui labourent le désert. Encadrés de types sinistres silencieux qui en ont eu assez de faire semblant d'être sympas, la clim ronfle.

Mais ce n'est plus un site archéologique. Le désert a fait place à un jardin à l'herbe rase planté d'araucarias, d'arbres concombres et d'arbres sang-de-dragon, et des cyprès moins exotiques. Entre ceux-ci rôdent des tigres, mais aussi des paons. Au centre de cette tâche de verdure intense, une ziggourat de verre, de cuivre et d'or, aux murs de pierre cachés par des cascades aux angles calculés pour que jaillisse, à toute heure du jour, des arcs en ciel. En lévitation au-dessus du sommet à plus de deux cent mètres de hauteur, des rochers volent, inexplicablement, ornés d'opulents jardins d'où pendent mollement des lianes fleuries qui font tomber en pluie pétales et fragrances lourdes.

Voici le siège imprenable d'un dieu roi revenu à la vie; Miguel est accompagné par un man in black jusqu'à une double porte qui se perd dans le ciel, incrustée d'un Enkidu corné de lapis lazulis. Le choc thermique le laisse flagada : c'est ici l'enfer travesti en paradis. Un eunuque aux yeux cousus vient lui ouvrir. Inexplicablement, il le voit et parle sa langue, il le guide dans des couloirs d'onyx et de marbre polis comme des miroirs, éclairés de brasiers d'encens.

Voici un escalier de hautes marches recouvert de soie tachée de sang. Sur le côté, des serviteurs nains débarrassent le corps démembré d'un homme. Miguel est tant sous le choc qu'il ne réagit pas. Il est comme hypnotisé, il sait qu'il est déjà mort. Il n'entend plus, il voit à peine - sa main molle est guidée par l'eunuque.

Une dernière double porte d'or massif frappé de runes antiques et de têtes de lions, qui s'ouvrent sur une large chambre trapézoïdale, ornée de plusieurs lits immenses d'or et de soie, hanté par de grandes femmes morbidement obèses, intégralement nues sauf pour leur visage masqué d'un voile bleu sombre. La chambre s'ouvre sur le désert sur le mur opposé à la porte : Gilgamesh, le dieu-roi, a une stature de 3 mètres, une barbe carrée qui tombe jusque sur son torse, une couronne d'or frappé de lions et de taureaux, et n'est vêtu que d'un simple pagne de toile blanche. De ses yeux gros comme des poings et noirs et vides comme un passé oublié, il est concentré sur le désert. Là, des monolithes titanesques flottent dans le ciel et s'assemblent sous la force de sa pensée, pour former une nouvelle tour de babel qui lui permettra de dominer un monde qu'il méprise.

Les monolithes cessent de danser et les yeux des femmes et du dieu-roi se braquent sur Miguel, qui se présente d'une petite voix.

- « Tu es un cuisinier, c'est cela ? tonne le dieu. Es-tu meilleur que le précédent ? »

Miguel s'apprête, par réflexe, à répondre oui, mais il se demande si mentir alors qu'il est sur le point d'être jugé devant les portes de St Pierre est une bonne stratégie. La goutte, le vase, vous voyez. Il ravale une parole et dit :

- « Non.

- Voici une réponse qui m'intrigue. Comment réussiras-tu, là où celui qui est meilleur que toi a échoué ?

- Je ne sais pas, répondit Miguel, tremblant.

- Dois-je te tuer tout de suite ?

- Je peux tenter ma chance ? Je suis peut-être devenu meilleur.

- Je suis las de punir. Je suis las d'accorder de l'attention au méprisable. »

Il se retourne et fait un geste de la main, comme pour le chasser. L'eunuque veut raccompagner Miguel, mais il demande :

- « Excusez-moi, Monsieur le Roi, est ce que...

- Ne vous adressez pas à lui ainsi ! » s'exclame l'eunuque.

Gilgamesh crie dans une langue oubliée, et l'eunuque fuit comme une feuille morte sous le vent.

- « Je vois ta peur et ton respect, cela me suffit. Parle.

- Que vous a servi mon prédécesseur, Loubière ?

- C'était son nom ? Il ne signifie rien. J'ai eu droit à quelque chose de blanc. Ça avait un goût de mer. »

Miguel comprend tout de suite. Le velouté d'huîtres de Loubière. Les critiques disaient que c'était le meilleur plat du monde. Certains restaurants valent le détour, d'autres le voyage. Pour le velouté d'huitres de Loubière - dont la recette était secrète - les critiques s'alignaient pour dire que pour lui la vie valait d'être vécue. Et il était insuffisant pour le dieu-roi. Miguel ne pourrait pas faire mieux. Un silence, très long, s'écoule. Et puis le cuisinier lui pose cette question évidente, cette question simple, que la Grande Cuisine, qui prétend donner des leçons, éduquer, instruire et élever, avait finalement oublié :

- « Roi, que souhaiteriez-vous manger ?

- Quelque chose de simple, cuisinier.

- D'accord. Vous pouvez me parler d'une fois où vous avez mangé quelque chose qui vous a satisfait ? »

Gilgamesh soupira - un soupir de nostalgie.

- « Je n'ai pas toujours été le grand homme que tu vois, mortel. J'aime m'en souvenir. J'aime me dire que j'ai été décevant, pour imaginer que la gloire dans laquelle je vis aujourd'hui sera décevante au regard de la grandeur que je serai demain. En des temps anciens je m'invitais aux mariages. Je mangeais des pigeons au bouillon, avec du handahsu et du kisimmu, du bouillon à l'ail avec du bumtumtu...et bien sûr, de la bière, des quantités considérables. Ensuite j'allais dans le lit de l'épouse, et je la possédais avant son homme. Qu'en penses-tu, mortel ?

- Je suis cuisinier, Roi, pas juge.

- Ce n'était pas bien. Les dieux m'ont envoyé leur instrument vengeur, et il est devenu mon ami.

- Vous pensez qu'on pourrait devenir amis ?

- Fais tes preuves.

- Qu'est-ce que le handashu, le kisimmu...et le...je n'ai plus le nom.

- Cela n'existe plus.

- D'accord, mais je pourrais les remplacer par quoi ?

- Je suis juge, mortel, pas cuisinier. »

***

Miguel se pencha sur la cuisine que l'ONU avait installée dans une tente immense climatisée dans une ville protégée non loin de Babylone. Une armée de commis - sélectionnés parmi des chefs deux et trois étoiles du monde entier - certains même aussi bons que lui, attendaient en silence, l'observant.

Il soufflait, les yeux dans son reflet dans l'inox des fourneaux.

Bon, on fait des progrès. Bien sûr, c'était une erreur de lui servir de la cuisine moderne. Loubière ne pouvait pas le savoir. Les humains ont évolué, ils se sont sophistiqués. Leur cuisine aussi.

On ne peut pas manger dans un grand restaurant dès l'enfance, même si on est un dieu. On commence par des choses simples. C'est un cheminement. Gilgamesh veut quelque chose de simple. Et il veut quelque chose de chez lui. De son temps. C'est ça l'astuce. Il va falloir régresser, remonter le temps.

Et puis c'est un Roi, qui se convie aux banquets de mariage. Des banquets familiaux, débordant de victuailles. On ne peut pas lui servir une petite coupelle pleine d'un velouté d'huître. C'est lui faire offense. Voilà pourquoi Loubière est mort. Le Roi s'est senti insulté. Miguel souffle encore. Il le comprend. Et d'une certaine façon, il l'aime. Et comme il l'aime, il sait qu'il est sur la bonne voie. On doit faire de la cuisine par amour.

Miguel souffle. Il est en vie, pour le moment. Il a fait des progrès. Il a une piste. Il congédie ses commis. Il demande aux men in black d'aller lui chercher des archéologues, des historiens.

Enfin, il sait aussi qu'il ne pourra pas faire mouche dès le premier coup. Il va falloir survivre le premier coup...il va falloir montrer le potentiel, pour que Gilgamesh veuille en voir plus. Le plan est posé. Il va falloir l'exécuter.

Les historiens arrivent. Ils sont déjà présents depuis longtemps sur le site, et rédigent jour et nuit des rapports sur la pensée mésopotamienne - la plupart de leurs écrits tournent en rond, parce que dans le fond, on en sait pas grand chose, mais les autorités sont pressantes alors ils répètent encore et encore les mêmes incertitudes. La pause culinaire de Miguel est un soulagement sans nom.

Ils parlent ainsi de la cuisine de l'antiquité - et par chance, depuis 1995, un traité culinaire a bel et bien été découvert puis traduit - trois tablettes cunéiformes dont on ne comprend pas tout, mais certaines choses transpirent : la coriandre et l'ail, les galettes et les poireaux. On y parle aussi banquet, et mariage. On raconte l'amitié que portait Gilgamesh à Enkidu, son ami, et combien il a pleuré quand il est mort.

Les discussions vont plus loin - on parle aussi stratégie. Un historien évoque, pour tenter Gilgamesh, Sheherazade. Un autre, le cheval de Troie. Des siècles de stratégie que n'a pas connu le dieu dormant.

***

Après une nuit blanche, et bien du travail donné par une armée de professionnels, Miguel passe à nouveau la porte d'or, à moitié rassuré par sa stratégie, à moitié fataliste et acceptant de mourir. Sur la baie ouverte, la tour de Babel fait maintenant deux kilomètres de haut.

- « Te revoilà, tonne le dieu-roi. M'as-tu fait à manger ?

- Non.

- Veux-tu mourir ?

- Vous satisfaire pleinement prendra du temps. Mais je ne veux pas vous faire attendre sans rien faire. Alors, si vous le souhaitez, j'ai préparé quelque chose qui est un repas, mais pas pour vous.

- Tu m'agaces, je vais te tuer.

- Dans votre jardin, nous avons organisé un banquet de mariage. Il n'est pas pour vous. Mais libre à vous de vous y inviter.

- Mortel, tu m'arraches un sourire, pour la première fois depuis mon réveil. Tu ne seras jamais mon ami, mais ce que tu fais, c'est bien. Qui se marie ?

- Quelle importance ?

- Exactement. Quelle importance. J'y vais. »

Les grandes enjambées du dieu-roi distancent vite le pauvre cuisinier dans le palais. On sent à sa foulée qu'il est impatient.

Oui, dans le jardin, à l'ombre d'un sang-de-dragon, une grande table a été dressée, le bois brut n'est pas recouvert de nappes : de la volaille et galettes aux épices sont partout. Il y a des jarres de terre cuites remplies de bière capable d'étouffer la soif d'un dieu; on y chante joyeusement des complaintes issues de la nuit des temps. Les convives sont presque toutes des femmes dont le physique rappelle celui de iqbals du harem du dieu.

Gilgamesh s'y assoit et, avec gourmandise, s'attaque aux volailles, à la bière, aux galettes, et aux femmes. Miguel le rejoint, et le Roi a un regard dur :

- « C'est bien, cuisinier. Mais ça ne va pas. Le goût n'y est pas. Votre pigeon est mou, vos galettes sont fades, votre bière est trop forte et trop fade.

- Et pour les femmes ?

- Les femmes ça va, répond Gilgamesh en en portant une sur son épaule, qui devait pourtant faire bien 150 kilos. Mais tu es cuisinier.

- Ce repas n'est pas pour vous, Roi.

- C'est vrai. Heureusement qu'il a un petit goût de conquête. »

Miguel regarda ainsi Gilgamesh avaler et ravir alors qu'il avait passablement sommeil, et qu'en plus il pensait qu'il allait survivre un autre jour. La bière était fade, certes, mais le dieu-roi en but suffisamment pour revenir vers le cuisinier, la tête lourde, appuyé sur la table. Ses mains étaient deux fois plus grandes que la tête de Miguel.

- « Tu me feras un bon repas ? demanda-t-il presque suppliant.
- Je vais tout faire pour.
- C'était une bonne idée, le banquet. Quoique tu fasses, je ne te tuerai pas. Je sais que tu es sincère.
- Merci, Roi. Euh...parlez moi de votre ami.

- Enkidu ? Ce sont des souvenirs durs pour moi.
- Vous avez mangé ensemble ?
- Oh oui, de nombreuses fois. Je vois où tu veux venir. »

Gilgamesh soupira. Au fur et à mesure de son récit, il se mit à pleurer et des larmes capables de remplir des verres à vodka étoilaient les assiettes sales.

- « C'était quelqu'un de bien. De meilleur que moi. Il n'a jamais failli, ou presque. La seule fois qu'il a trahi, c'était par amitié pour moi, et qui il a trahi pour moi ? Les dieux. S'il était là, face à toi, personne n'aurait peur. Mais tous le reconnaitraient comme un dieu encore plus grand que moi. Je m'en veux tu sais. Quand il est mort, tu sais ce qui m'a choqué ? Ce n'est pas sa perte mais la possibilité que moi je meure un jour. Alors, je suis parti...j'ai trouvé quelque chose...et me voilà. Immortel, mais toujours seul. Si je l'avais pleuré comme il le fallait, en ami, je ne serais pas seul.

- Vous n'êtes pas seul, Roi. L'amitié se construit et cela prend du temps, mais je vais vous faire un bon plat. Et vous serez heureux.

- Non, tu n'y arriveras pas. Tu as fait tout bien, et tu as échoué. Le monde change. Le blé a changé, la farine a changé, et les galettes sont différentes. Même les pigeons ont changé. Voici la blessure ultime des abîmes du temps.

- Laissez moi encore tenter.

- Pour quoi faire ? Je ne tuerai pas, tu le sais. Je veux bien...parler à tes diplomates.

- Nous avons besoin, Roi, mon Roi, que vous ne négociiez pas avec nous comme avec des étrangers, mais comme avec des gens de la même espèce. Je voudrais créer un pont entre nous et vous. Vous êtes juge, certes, mais pas au point de tout juger du premier coup d'œil ?

- Je suis juge, et tu es sage. Je te laisse tenter encore une fois. Merci pour le repas. Ce n'était pas si mal. »

Et le roi sécha ses larmes et se leva péniblement.

***

Miguel et son divin client étaient arrivés au même constat : suivre la recette de l'époque ne suffisait pas. Il fallait aussi les ingrédients d'époque. Mais voilà : ils avaient tous changé.

Ishmael (ce n'était pas son vrai nom, Miguel l'apprit à ce moment) félicita le cuisinier : maintenant que le dieu-roi acceptait les diplomates, il parla de médaille et de prix pour la paix, expliqua que les présidents voulaient son numéro, etc...et lui déconseilla formellement de poursuivre l'expérience : et si Miguel lui faisait un mauvais plat, il faudrait tout reprendre à zéro.

Mais Ishmael n'avait pas un rapport de force à son avantage : le dieu-roi attendait le plat promis, et s'ils faisaient disparaître le cuisinier, le dieu demanderait des comptes. Oh Ishmael tenta la carotte et le bâton, dont la taille étaient multipliés par son pouvoir : tu veux combien sur ton compte, mon vieux ? Tu sais qu'on a l'adresse de ta petite sœur ? Tu voudrais pas qu'il lui arrive quelque chose ?

La négociation tourna court : Miguel Ramos pensait qu'il y avait une solution. En dépit d'autres solutions, Ishmael fit kidnapper et emprisonner le cuisinier, pour le remplacer par un sosie.

Gilgamesh finit par convoquer, impatient, son pseudo ami Miguel. Avec son regard de dieu, il détecta immédiatement la supercherie, et la tête du double finit non loin de celle de Loubière quelque part sur la Mare Insolanum.

Le dieu-roi se courrouça devant la fourberie des hommes, et la tour de Babel commença à s'effondrer lentement : les monolithes cyclopéens ne tombèrent pas sur le sol, mais, un à un, furent projetés sous la force de la pensée furieuse du dieu, quelque part au hasard sur la surface du globe. Trois fois sur quatre, cela tombait dans l'eau, coulant un marin pécheur de passage et défonçant un pipeline de pétrole, une fois sur cinq, c'était en pleine campagne, tuant quelques moutons et un promeneur solitaire, mais quand un gros rocher écrasa la moitié de Miami, les autorités s'affolèrent, et ordonnèrent à Ishmael de libérer Miguel.

Le cuisinier - qui avait cogité - fit chercher des biologistes, cette fois-ci, avec cette question : quelle bestiole ou quelle plante avait subsisté, au-delà des abîmes du temps, sans se changer ? La réponse était simple : tout avait changé...presque tout. Il restait quelque part dans le monde des plants vestigiaux de graines rares, très recherchés par les scientifiques car disposant de gènes résistants aux catastrophes que nous préparaient un monde sous le marteau du réchauffement climatique.

Les portes d'or s'ouvrirent, le dieu-roi leva sa main pour frapper, mais il retint sa main en voyant Miguel. Miguel, qui tenait trois assiettes.

- « Il est trop tard ! hurla le Roi.

- Je peux repartir avec mon repas », répondit le cuisinier.



Le dieu-roi a une mine sombre, meurtrière, mais s'assied sur le sol. Miguel pose trois assiettes, grandes pour un homme, petit pour un dieu, sur le sol devant lui.

Le dieu-roi plonge sa main dans la première. Des amandes décortiquées. Il en mâche...se pénétre du goût...réfléchit...et crache. « Non », dit-il.

Il plonge sa main dans la deuxième assiette. Des pois chiches. Il mâche...il regarde Miguel droit dans les yeux.

- « Ça m'arrangerait que ça vous plaise. Je pourrais faire un super houmous.

- C'est quoi, un houmous.

- Je vous le ferai. »

Le dieu-roi crache à nouveau.

- « Pas mon pois-chiche. Ce goût, c'est celui des montagnes. »

Il avait raison. On avait retrouvé du pois chiche sauvage quelque part dans la passe de Khyber, cultivé par les talibans, mais ce n'était probablement pas celui des plaines qui avait évolué depuis.

Le dieu-roi se saisit d'une pistache dans la dernière assiette. Il mâche lentement. Ses yeux s'apaisent.

- « Je reconnais la pistache.

- Je vais vous faire des plats fantastiques avec.

- Miguel. Les tiens. Ils ont essayé de me duper. Moi ! Ils ont pensé qu'ils pouvaient me duper.

- Et bien c'est une bonne nouvelle, non ? Il n'y avait pas d'imbéciles à votre époque ? Vous voyez, entre les pistaches et les idiots, le monde n'a pas tellement changé.
- Et les femmes.
- Et les femmes. Nous trouverons bien d'autres liens entre le passé et le futur. Bienvenue chez vous, Roi. »

Gilgamesh éclata de rire, et au loin, les pierres qui volaient dans le ciel retombèrent doucement. Miguel souffla une dernière fois, tremblant, soulagé, et même aimant de son nouveau Roi. Il se joignit enfin à son sourire, heureux, pensant avec légèreté que le monde avait été sauvé de la fureur d'un dieu par une assiette de pistaches.

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