Chapitre II, Emma

La journée n'avait pas été longue, non, bien pire que cela : elle avait été INTERMINABLE.

Je m'étais retrouvée plongée au milieu de personnes que je ne connaissais pas et qui ne pouvaient s'empêcher de se presser contre moi, d'envahir mon espace personnel et de me poser une multitude de questions plus indiscrètes les unes que les autres.

Ils m'avaient tous regardée sans se sentir gênés le moins du monde, comme si le simple fait que je sois nouvelle leur permettait de pouvoir me dévisager à tout bout de champ.

Ils m'avaient parlé, m'avaient invitée, m'avaient interrogée... TROP POUR MOI. Je ne voulais de personne. Ils étaient tous si intrusifs, j'en avais mal au cœur. Je ne désirais qu'une seule et unique chose : être seule.

Depuis la mort de Céleste, je me fichais pas mal de mon entourage, j'avais d'ailleurs perdu tous mes amis, un par un. Et le pire dans cette situation macabre, c'était que cela ne m'avait pas dérangée le moins du monde.

Je ne ressentais plus le terrible besoin de les voir. Fini, cette envie de bavarder, de m'amuser, de me confier, je n'avais plus rien à dire. Et cette perspective semblait contrarier mes connaissances au plus haut point : ils ne cessaient d'insister sur le fait qu'il fallait que je m'exprime, que ce que j'avais vécu était un drame horrible et que c'était normal si j'éprouvais le besoin de pleurer.

Ce qu'ils ne comprenaient pas, c'est que je ne l'éprouvais pas, ce besoin. Ou plutôt si, mais pas en leur présence. Je ne prenais vraiment aucun plaisir à me donner en spectacle, et sangloter devant ce qui avait été un temps mes proches me donnait cette désagréable impression.

Mes parents n'avaient pas supporté ma violente réclusion, pour eux, Lessie ne me l'aurait jamais pardonné. Le truc, c'est qu'utiliser ma sœur comme d'un argument pour me faire sortir de cet isolement, c'était comme dire à un condamné à mort que les personnes qu'il ne pourrait plus jamais voir étaient déçues : totalement inutile, voire une raison de plus pour me refermer.

Je ne parlais pas de Lessie. Elle était morte. Et comme toutes les morts précoces, elle avait laissée un énorme vide derrière elle. Elle avait brisé notre famille, comme si c'était sa présence qui nous permettait, à papa, maman, et moi, de communiquer. Parfois je ne pouvais même pas penser à son prénom.

J'avais définitivement oublié ce qu'était la sociabilité. Et j'étais très bien comme cela. Car accepter que quelqu'un rentre dans mon intimité, accepter que quelqu'un s'intéresse et communique avec moi, ça aurait voulu dire que je devais parler de Lessie. Et je n'en étais pas capable.

Je ne voulais plus entendre son nom, je ne pouvais plus entendre ceux qui se disaient mes amis et qui ne cessaient de clamer haut et fort qu'ils me comprenaient à son sujet. Parce qu'en vérité, ils n'avaient aucune idée de ce que je pouvais vivre, de ce que je devais subir à présent. Ils ne savaient pas ce que ça faisait.

Et parler d'elle avec autant de légèreté, déclarer qu'il fallait se relever et affronter, ça c'était le sale discours d'un pauvre ignorant. On ne pouvait pas aller de l'avant après ça. On devait juste se terrer dans nos angoisses, s'envelopper dans notre chagrin, et essayer tant bien que mal de mettre de côté tous les pires évènements.

À présent, j'étais sur le chemin du retour, le jour déclinait peu à peu pour laisser place aux ténèbres tandis que j'arpentais le chemin de graviers.

Mes pas faisaient des petits bruits secs en claquant sur les cailloux et devant moi se formaient des bulles de buées à chaque expiration. Je venais de sortir du lycée et j'étais enfin libre de rentrer chez moi, pour à nouveau m'enfermer dans mon cocon où je savais que personne n'oserait me déranger.

J'avançai vite, de sorte d'arriver le plus rapidement possible dans cette nouvelle demeure qu'il fallait que j'appelle mienne bien que je n'en ressente aucunement l'envie.

Cependant ma vitesse ne servit finalement pas à grand-chose : il faisait de plus en plus noir et je n'avais aucune idée de la direction que je devais emprunter afin de pouvoir revenir de là d'où je venais ce matin.

On ne m'avait pas appris le trajet : mon père était censé venir me chercher en voiture ce soir et tout le restant de la semaine jusqu'à ce qu'on trouve un moyen de transport pour que je n'ai pas à parcourir une heure de route.

Sauf qu'il avait oublié. J'avais attendu facilement quarante minutes avant d'abandonner et de me décider à accéder à la maison par mes propres moyens. Je m'étais dit qu'après tout, je finirais bien par trouver une quelconque indication pour m'orienter. Grave erreur.

J'étais maintenant au milieu d'un petit village, de voitures bruyantes et de groupes d'étudiants agités, prêts à faire la fête pour la rentrée des classes – ce que je ne comprenais d'ailleurs pas du tout.

J'aurais très bien pu m'arrêter dans un bar et demander un téléphone pour joindre un de mes deux parents, mais je ne voulais pas leur parler. Parce qu'ils attendraient ensuite que je leur reproche de n'être pas venus et ils ne cesseraient de s'excuser bien que je m'en fichais éperdument.

Ils pensaient que je me sentais rejetée, ce qu'ils n'avaient pas intégré, c'était que je préférais être seule, je préférais qu'ils me délaissent. Je le méritais.

Aussi, je finis par m'arrêter pour guetter autour de moi, qui avait l'air de pouvoir m'aider sans me poser trop de questions ou me mettre dans une situation embarrassante.

De l'autre côté de la rue bétonnée, il y avait une fille que j'avais aperçue dans me classe de philosophie. Une petite blonde plutôt discrète avec une écharpe au motif écossais si épaisse qu'elle lui couvrait la moitié du visage.

Cette fille était timide, renfermée, elle m'indiquerait mon chemin puis m'abandonnerait ensuite car elle aurait trop peur d'entamer une discussion. Exactement ce que je recherchais.

Je m'apprêtai à traverser la rue pour la rejoindre, tournai plusieurs fois la tête afin de vérifier qu'aucune voiture ne me fonçait dessus, puis entamai un premier pas quand une main se referma autour de mon bras et me tira en arrière.

Ce contact ne me plut pas du tout. On ne m'avait pas touchée depuis l'enterrement de Céleste. Je détestais tous les contacts physiques depuis la mort de celle que j'aurais dû pouvoir serrer contre moi pendant encore bien longtemps.

Je pivotai à contre-cœur pour faire face à celui qui m'empêchait de traverser – j'en avais déduis que c'était un individu de sexe masculin par sa poigne de fer et la longueur typiquement masculine de sa main.

Lorsque je pus discerner son visage, plongeant mes yeux dans les siens, je me rendis subitement compte que je le connaissais.

Enfin, on ne pouvait pas vraiment user du terme « connaître », puisque je l'avais seulement aperçus dans un de mes cours, je crois même que c'était un de mes nombreux voisins de tables... Un beau garçon aux cheveux châtains et aux yeux charbonneux qui m'avait fixée tout le long de l'heure.

Je le toisai, haussant un sourcil agacé pour lui faire rapidement réaliser que je n'avais pas tout mon temps et que s'il cherchait à flirter, il pouvait tout aussi bien se jeter sur la route pour se faire écrabouiller par un camion, cela représentait certainement une fin plus enviable que celle que je lui réservais si je n'arrivais pas à m'en débarrasser.

Mes yeux comme je le savais, lançaient tout un tas de signaux et d'éclairs très peu attrayants, j'avais pris l'habitude de faire ça pour que l'on me laisse tranquille. D'ailleurs, s'il était un temps soit peu intelligent, il se rendrait compte qu'il dérangeait et il me lâcherait, comme tout le monde.

J'étais très douée pour éloigner les gens, comme le côté de l'aimant que – même si on essaie par tous les moyens – il nous est impossible de rejoindre avec les autres morceaux.

J'étais l'aimant intouchable, et c'était quelque chose qui me plaisait énormément, car ça me permettait de vivre ma vie comme je l'entendais, c'est-à-dire en silence et à l'écart de toute la population humaine.

Aussi, alors que ce jeune homme me retenait toujours entre ses doigts, et qu'autour de lui se formait un petit groupe de garçons pour le moins intimidants, je gardai la tête haute et continuai de le scruter avec ce même air méprisant qui m'avait bien des fois servie à repousser les gens – les mecs lourds en particuliers.

J'attendais patiemment qu'il se ravise, qu'il réagisse de la même façon que tous les dragueurs ennuyeux qui peuplaient mon ancienne école.

J'attendais patiemment qu'il comprenne que je n'étais pas du genre à avoir peur, parce que j'étais trop peu attachée à ma minable existence pour en ressentir l'appréhension de la quitter.

J'avais appris avec le temps que même les gens les plus déterminés perdaient toute volonté lorsqu'on leur opposait une totale indifférence, c'était exactement ce que je lui vouais à cet instant précis, il allait donc intégrer l'idée que je n'étais pas la bonne fille et changer de proie.

Ce qu'ils cherchaient tous ici, c'était le désir d'impressionner voire – pour les plus malsains – de terrifier, ce qu'ils ne pouvaient en aucun cas réussir sur moi : j'étais imperméable à tout autre sentiment que la lassitude et la douleur.

J'étais lassée de vivre et tourmentée par la perte de la seule personne au monde pour qui j'avais jamais avancé. Qu'ils fassent les gros bras, et je me poignarderai toute seule, sans aide.

Ils étaient maintenant une bonne dizaine, rassemblés autour de moi, le grand brun ne se désespérant pas à tirer mon avant-bras, qui commençait sérieusement à devenir douloureux.

Je n'avais pas peur, mais une petite voix me dit que si je n'agissais pas en vitesse, j'allais me fourrer dans une merde monumentale. Tous ces garçons me dévisageaient avec des sourires explicites, et tous se rapprochaient pour m'enfermer dans un cercle de testostérone.

Apparemment, ici, ma technique du regard distant était inefficace, il allait falloir utiliser les grands moyens...

– Un problème ? Demandai-je d'un ton tendu.
Celui qui emprisonnait toujours mon bras se fendit d'un sourire encore plus large et resserra sa prise sur moi.

J'avais l'irrésistible envie de lui envoyer un coup de pied bien pensé mais je savais pertinemment que cela ne servirait qu'à le mettre en colère et amuser les autres encore plus.

Il fallait que je continue à jouer la carte de l'indifférence, c'était le plus prudent.
– Ce n'est pas moi qui devrais te poser cette question ma jolie ? Rétorqua finalement cet attardé qui ne se décidait pas à me libérer ;
– Étant donné que c'est toi qui me retiens, il me semble que non... C'est bel et bien à moi de poser cette question et j'aimerai bien avoir une réponse rapidement parce que j'ai d'autres choses à faire.

Je bombai le torse pour me donner le plus de contenance que je pouvais et fixai de nouveau mon regard froid droit sur cet emmerdeur.

L'information allait bien finir par remonter dans son cerveau : IL NE M'ATTENDRAIT PAS, quoi qu'il fasse.
– Eh bien oui, j'ai un problème... fini-t-il par rétorquer, ses yeux pétillants d'une lueur qui était sûrement censée angoisser ;
– Lequel ? Interrogeai-je, n'arrivant pas à masquer mon irritation grandissante ;
– Tu vois, avec mes potes, on a repéré une fille canon, mais on a beau lui avoir parlé à tous les inter-cours, elle ne nous a pas calculé une seule fois...

– Et en quoi ça me concerne ?
Je préférais jouer l'écervelée plutôt que de rentrer dans son jeu à la con, autant lui faire comprendre dès à présent que je ne m'intéressais à personne d'autre que moi-même.

– Ça te concerne parce que j'aimerai que tu nous aide à attirer son attention, sachant que la fille dont je te parle, c'est toi.
Il lança des regards satisfaits à ses amis, toujours amassés autour de nous, ne perdant pas une miette de cette conversation pourtant complètement vide d'intérêt.

– Pas besoin d'être devin pour saisir que la fille dont tu parles c'est moi, soupirai-je en haussant les épaules, ce que je veux savoir, c'est qu'est-ce qu'il faut que je fasse pour que toi et tes potes vous me laissiez tranquille ? Répliquai-je avec insolence.

Les idiots qui m'encerclaient ricanèrent tous, sauf celui à qui je m'étais adressée. Lui, me lançait un regard insondable qui ne plût que très peu, si ce n'est pas du tout.

Parce que je connaissais ce regard : j'avais attiré son attention. Comme l'imbécile que je savais être depuis maintenant quelques mois, j'avais laissé mon arrogance prendre le pas sur ma raison, et contrairement aux filles, l'arrogance plaisait énormément aux mecs dépourvus de matière grise qui draguaient tout ce qui bougeait.

Cela signifiait donc que je venais de me créer un pot-de-colle potentiel. Il ne me restait plus qu'une seule méthode pour réussir à m'en débarrasser, la méthode bête, qui ne marcherait que partiellement, temporairement.

Pendant que j'inspirai profondément, m'apprêtant à passer à l'action, mon voisin de table de je-ne-sais-plus-quel-cours déclara :
– Tu pourrais peut être accepter de passer la soirée avec nous...

Il en était tout simplement hors de question, je voulais juste m'enfermer dans ma chambre, brancher mes écouteurs et me laisser vaguement flotter entre le rêve et la réalité sur mon lit.

Je voulais seulement mettre une musique totalement affreuse et commerciale à fond dans mes oreilles et oublier qu'autrefois j'aimais jouer du piano, qu'autrefois j'écoutais de vraies mélodies, qu'autrefois je partageais tout cela avec quelqu'un qui n'était plus là.

Aussi, je finis par faire ce qui me démangeait depuis tout à l'heure, depuis que cette foutu conversation avait débuté : je reculai la jambe, puis la balançai droit entre les cuisses de celui qui me gardait prisonnière.

Il se tordit de douleur et me lâcha instantanément le bras. Sans m'éterniser une seconde de plus, je bousculai tous ceux qui s'élevaient sur mon passage et rejoignis cette putain de rue que je souhaitais atteindre depuis quinze minutes.

Personne ne m'attrapa le bras cette fois, j'y fis attention, et tandis que j'arrivais enfin au trottoir d'en face, je laissai malgré moi mon imprudence prendre le dessus sur mon intelligence : je pivotai pour tous les regarder, un sourire dédaigneux étirant mes lèvres, puis conclus cette petite discussion peu constructive :
– Je crois que tu as eue ta réponse, essaie avec quelqu'un de moins malin la prochaine fois, comme ça tu auras une chance d'avoir un adversaire à ta hauteur !

Puis je me tournai et empruntai une ruelle pour m'éloigner d'eux une bonne fois pour toute.

Je marchai rapidement, afin qu'aucun de ces abrutis n'ait l'idée de me rattraper puis débouchai sur une grande avenue, parsemée de boutiques, de restaurants et surpeuplée par des habitants en tous genres.

Au moins là, j'étais sûre de pouvoir me fondre dans la foule. Avec un soupir résigné, je m'avançai dans cette énorme rue pavée qui, dans d'autres circonstances, m'aurait parue adorable. Cependant je n'en avais que faire pour le moment.

Tout ce que je désirai, c'était trouver quelqu'un susceptible de me donner un téléphone, ayant laissé le mien à la maison ce matin. J'avais abandonné l'idée de rentrer par mes propres moyens et tout ce qui m'importait, c'était de m'isoler et vite.

Je n'aimais pas du tout cette proximité dont j'étais soumise en m'enfonçant dans cette avenue noire de monde. Je n'étais pas agoraphobe mais je n'aimais pas les contactes physiques, ce qui était difficile à éviter si on était engloutit par une foule délirante de personnes obnubilées par tout sauf les gens qui les entouraient.

Tous les rayons du soleil s'étaient effacés et c'était maintenant une nuit étoilée qui peignait le ciel. Il devait être tard. Un coup d'œil à ma montre me confirma cette hypothèse : il était 19h45 et mes parents n'allaient pas tarder à remarquer mon absence, aussi, cela ne servait plus à rien que je revienne seule, autant faire ce qui était le plus pratique !

Après quelques pas au milieu de cette grande allée, et je pus constater que celle-ci s'achevait pour laisser place à des routes de campagnes et à des sentiers bordés d'arbres. C'était vraiment un trou paumé.

N'ayant pas réussi à demander un téléphone à qui que ce soit, je m'engageai dans un des sentiers. De toute façon, si un psychopathe se trouvait dans ces bois, qu'il me tue, je n'attendais que ça.

Je parcourus une distance raisonnable : environ 10 minutes de trajet, avant d'atteindre un parking dissimulé par les arbres. Là, une vingtaine de voitures étaient garées. Et s'il y avait un parking, cela signalait qu'il y avait un bâtiment pas loin.

Soit un immeuble, soit un centre commerciale – ce dont je doutais fortement vu l'isolement des lieux – soit un hôtel. Je scrutai attentivement les environs et découvris devant moi un autre sentier de forêt, plus large cette fois. Assez large pour laisser passer les voitures. C'était donc de là qu'elles venaient. Sans réfléchir plus longtemps, je continuai mon chemin et empruntai cette voie boisée.

La terre sous mes pieds se transforma rapidement en sable, puis en gravier blancs et j'arrivai dans une énorme cours, où s'étalait un autre parking, beaucoup plus classe cette fois, s'y tenaient une bonne trentaine d'engins rutilants, dont les logos prouvaient l'authenticité (Porsches, Lamborghini...).

Autour de cette place parsemée de cailloux, s'étendaient des terrains de golf à perte de vue. Apparemment, je me trouvais dans une sorte de club pour riches.

Je pivotai pour faire face à une immense demeure en pierre blanche, dont le porche était faiblement éclairé par des lanternes d'une autre époque. Je devais entrer, trouver un téléphone et – bien que je n'en ai aucune envie – appeler mes parents pour qu'ils me ramènent.

De toute façon, il était évident que je ne saurais pas rentrer seule. Après une inspiration, je me mis en route vers l'entrée. Une personne normale, vêtue d'un vieux jeans et d'un gros pull en laine noir comme moi maintenant, aurait très certainement éprouvé de la gêne à l'idée de s'incruster dans un lieu aussi raffiné fagotée de cette façon.

Heureusement je n'étais pas une personne normale, et j'avais depuis longtemps appris à ne plus m'inquiéter du jugement des autres.

C'est donc sans retenue que je gravis les marches pour atteindre le perron et que je sonnai. Une pancarte sur la porte indiquait qu'après avoir enclenchée la sonnerie, nous pouvions entrer, ce que je fis.

J'ouvris la grande porte en bois sculptée, qui glissa sur le parquet lisse et se posa contre le mur derrière, recouvert d'une magnifique peinture aux tons prune. La moi d'avant aurait été timide à ce moment précis, elle aurait délicatement touché le sol de la pointe de son pied, comme si elle avait peur de rentrer trop vite, comme si elle n'osait pas rentrer.

Seulement je n'étais plus la même, j'entrai donc sans gène particulière et avançai dans ce couloir violet, les lattes de bois grinçant sous mes pas.

Sur les murs, avaient été accrochés multitudes de petits tableaux sans charme, ce genre de tableaux qui semblaient ne vouloir dire que : « regardez, nous avons de l'argent ! Et nous pouvons ainsi nous permettre d'acheter ces merdes atroces qui paraissent coûter la peau du cul sur nos murs pour vous montrer que nous sommes riches ! ».

Avec un sourire, je baissai les yeux et me concentrai sur le sol qui lui, possédait un certain charme avec ses lattes de parquet cirées et fermes malgré leur ancienneté.

Dans ce qui me paraissait une autre vie, j'avais aimé dessiner. Tout comme la musique, le dessin avait été une passion. Je me souviens de... d'elle. Elle passait son temps à s'énerver, répétant que c'était injuste que je sache faire toutes ces choses et pas elle.

Et quand elle me disait ça, je m'arrêtais toujours quoi que fut mon occupation. Je la regardais, et je souriais. Cela l'achevait à chaque fois et la faisait partir dans une colère telle qu'elle s'en allait en claquant la porte.

Ce qu'elle ne savait pas, c'était que ce sourire que je lui adressait n'était pas un sourire moqueur ou prétentieux, c'était un sourire fière. Parce que peut être qu'elle ne jouait pas d'instrument ou qu'elle ne dessinait pas, mais c'était la plus belle, la plus gentille et la plus intelligente des filles que je connaissais.

Alors, même si j'avais du talent, j'estimais que ce n'était rien comparé à elle, elle était vouée à faire de grandes choses.

À l'instant même où je songeai à cette phrase, le sourire aux lèvres, je me souvins que ces « grandes choses » qui lui étaient normalement destinées ne se réaliseraient jamais.

Qu'elle ne saurait d'ailleurs jamais ce que je pensais d'elle. J'eus l'impression alors qu'on me perforait le cœur : elle ne saurait jamais que j'étais fière d'elle, et jusqu'à la fin, elle aura cru que j'étais une petite prétentieuse sans pitié...

Si là, tout-de-suite, j'avais été l'autre moi, j'aurais pleuré. Je me serais effondrée sur le sol sans même m'inquiéter d'où j'étais et de qui allait me trouver ici.

Seulement j'avais changé, j'avais versé trop de larmes et mes yeux à présent se retrouvaient très souvent secs aux moments où je voulais les verser. Et puis de toute façon à quoi cela me servirai ? Pleurer ne la ramènerait pas.

Tandis que je tentai d'effacer ce pincement dans ma gorge, le couloir s'ouvrit sur une salle élégante meublée de tapis épais et moelleux, de fauteuils en velours rouge et de fenêtres aux rideaux longs et lourds, comme ceux qu'on pouvait trouver dans les théâtres d'antan.

À ma gauche se trouvait un petit bureau avec des documents biens alignés en pile, des stylos posés parallèlement, une petite lampe et... un téléphone, oui, un de ces anciens téléphone avec le fil entortillé qui relie le combiné au poste. Je m'approchai donc rapidement, à la recherche d'une personne à qui je pourrais demander la permission.

Arrivée pile devant la table qui détenait le bien que je désirais, je plantai mes pieds dans le sol.
– Il y a quelqu'un ? Demandai-je.

Ma voix fut assourdie dans la pièce, certainement à cause des rideaux qui devaient l'insonoriser.

J'appelai tout de même de nouveau, afin de m'assurer que j'étais bel et bien seule. Après deux longues minutes où ne perçait que le silence, je tournai de l'autre côté du bureau et me penchai, une main sur le bureau, l'autre sur les touches du téléphone, pour taper le numéro de mon père.

Une fois composé, je portai le combiné à mon oreille et attendis patiemment.
– Eh mais qu'est-ce que tu fous là, scoccia ? S'écria soudain un garçon derrière moi.
Je n'eus pas le temps de me retourner pour expliquer qu'il m'arrachait l'objet des mains et le reposait à sa place initiale, coupant de ce fait la communication.

Ce constat m'énerva, mais je gardai mon calme : je m'étais déjà énervée une fois dans la journée et c'était bien assez comme ça ! Aussi, au lieu de jouer de nouveau à la plus maligne, je me bornai à prendre un air intimidé tout en répliquant au moins cinq fois à la suite « désolée ».

J'avais remarqué au cours des derniers mois qu'agir de la sorte permettaient aux gens de reprendre leurs esprits et d'oublier tout l'agacement qu'ils avaient pu éprouver auparavant.

Je savais aussi que me comporter ainsi ferait de moi le portrait typique de la petite coincée qui n'osait jamais rien faire et dont personne ne voulait s'intéresser, ce qui m'allait amplement. Je ne voulais pas éveiller la curiosité.

J'avais fait une erreur tout-à-l'heure et il fallait à tout prix que je la rattrape où j'aurais toute cette bande de « gros durs » derrière moi toute l'année. Autant dire que dans mon état, c'était le pire de tous les cauchemars.

À une époque, j'aurais adoré ça mais... Cette époque était révolue à jamais.
– C'est pas grave.
Alors que j'étais en train de réfléchir à la façon dont je détournerais l'attention de moi, la voix du garçon s'insinua dans mon cerveau.

Je me tournai, intriguée par ce qu'il venait de dire :
– Quoi ?
– C'est pas grave que tu te sois servie du téléphone alors arrêtes de t'excuser s'il te plaît, répondit-il avec un sourire en coin.

Encore un de ces garçons qui croyaient posséder le monde dans leur poche rien que parce qu'ils avaient une belle gueule.

Je dus retenir de toute mes forces mon soupire méprisant et me contentai d'affecter un gloussement idiot pour ressembler à toutes ces pimbêches qui devaient se traîner à ses pieds : si j'agissais comme elles toutes alors je n'aurais rien d'intéressant à donner et il m'oublierait.
– Bon, pourquoi tu le voulais tant ce téléphone ? Demanda-t-il, toujours avec ce même regard séducteur insupportable ;
– Je n'ai plus de batterie et je ne sais pas comment rentrer toute seule chez moi alors je dois appeler mes parents.

Ma réponse sembla l'amuser d'autant plus, ce qui me donna envie de lui coller une énorme gifle. Je me retins, comme d'habitude.

Mais je ne lui rendis pas son sourire, de peur qu'il pense que je lui faisais des avances.
– Eh bien, je te laisse passer ton coup de fil, je veux juste que tu le passe devant moi sinon mes supérieurs ne seront pas très contents je pense, m'encouragea-t-il ;
– Tu penses ?
– Je viens d'être engagé, je ne sais pas ce qu'il faut faire dans ce genre de cas... Mais tu es mignonne alors je préfère te laisser faire ce que tu veux.

Un silence gênant s'installa entre nous à la fin de sa réplique idiote. Je me décidai à répondre malgré mon dégoût parce que j'avais trop peur qu'il change d'avis et que je ne puisse plus contacter mes parents, ou pire, qu'il ait une de ces idées de playboy complètement débiles où il me ferait du chantage du genre : « passe moi ton numéro et je te laisse passer ton coup de fil ».

– Ah, ok. Merci...
– Luis.
– Merci Luis.
Sans plus attendre je me jetai sur l'objet dont j'avais tellement besoin et réitérai l'opération qui avait été annulée par cet abrutis quelques secondes plus tôt.

La première sonnerie retentit tandis que je lançai un coup d'œil à Luis qui m'observait intensément. Je baissai automatiquement les yeux pour éviter son regard et paraître encore plus coincée. J'espérai vraiment que cela suffirait à le dissuader toute autre tentative d'approche.

C'était presque drôle à constater : avant... avant la catastrophe, je cherchais vraiment toute cette attention mais je ne la trouvais nulle part, aucun garçon ne m'adressait jamais un seul sourire, rien, le néant.

Je n'étais pas belle, tout du moins beaucoup moins que Cé... qu'elle. Et c'était elle qui leur plaisait, pas moi. J'étais jalouse, on se disputait souvent à ce sujet. Je lui hurlais dessus, on se frappait, fort, je la détestais à ces moments.

Et maintenant je donnerai tout ce que j'ai pour revivre une de ces disputes, rien qu'une...
– Ils ne répondent pas ?
... À présent, comme pouvait le démontrer cette simple phrase, j'attirai tout le monde, que ce soit fille ou garçon. Ils cherchaient tous à me parler sans que je comprenne pourquoi. À croire que les gens préféraient échanger avec ceux qui n'aimaient pas la compagnie humaine !

Face à sa question, je fus obligée de répondre négativement, la sonnerie s'étendant sur un temps indéterminé car nous n'avions pas encore enregistré de répondeur sur le fix. Heureusement, je ne perdais pas espoir : j'avais encore les téléphones portables de chacun de mes deux parents à appeler !

J'appuyai alors mon index sur les touches afin de composer un nouveau numéro puis replaçai l'appareil contre mon oreille. Une nouvelle fois les longs bips retentirent pour terminer sur la voix de mon père, s'excusant de son incapacité à répondre et proposant à celui qui tentait de le joindre de laisser un message.

Un rapide coup d'œil sur Luis juste à côté de moi m'en découragea vivement : il me scrutait avec intérêt, près à déchiffrer chaque mot que j'énoncerai pour reprendre une conversation vaseuse avec moi.

Aussi, afin d'éviter cette situation à tout prix, je raccrochai puis inscrivis le troisième et dernier numéro qui m'était utile juste maintenant. Et encore une fois je posai le combiné entre mon épaule et ma joue.

Discrètement, je croisai les doigts de ma main libre derrière mon dos, priant pour qu'elle réponde et que je ne me retrouve pas dans une de ces situations gênantes où je ne saurais pas quoi faire si ce n'est squatter ce restaurant très chic.

Un premier bip résonna dans mon tympan, puis un deuxième, suivi d'un troisième, d'un quatrième, d'un cinquième et...
« Bonjour vous êtes bien sur la messagerie du *** - *** - ****, veuillez laisser un message après le bip sonore. À la fin de votre message vous pouvez raccrocher ou taper diez pour le modifier, au revoir. »

Avec frustration, je me tournai de façon à me mettre dos au garçon qui était avec moi et parlai le moins fort possible :
– Allô maman, je ne sais pas si vous vous en souvenez mais ce soir vous deviez venir me chercher, j'ai essayé de rentrer toute seule mais je me suis perdue et je suis dans un restaurant près du centre ville. Est-ce que tu pourrais me rappeler vite ?

Je raccrochai aussitôt et restai immobile, la main posée sur le combiné, espérant secrètement qu'il se mette à sonner. Hélas, aucun son n'éclata dans la pièce et seul le silence se mit alors à régner.
– Et merde, maugréai-je ;
– Ça va ? Demanda Luis derrière moi.

Je n'avais pas très envie de me retrouver face à lui parce que, même si j'avais chuchoté le plus doucement possible, je savais pertinemment qu'il m'avait entendue, néanmoins, il allait bien falloir tôt ou tard que je me déplace et donc je finis par me retourner.
– Oui, ça va très bien, répondis-je froidement.

Ce ton qui d'habitude repoussait tous ceux qui m'approchaient ne parut pas l'intimider plus que ça et il continua cette discussion que je voulais arrêter au plus vite.
– Tu n'as personne pour te ramener ?
Je serrai les poings. J'aurais bien aimé lui mentir mais il avait tout écouté et donc je passerai pour la pire des idiotes si je lui disais n'importe quoi. J'étais obligée de lui dire la vérité...

– Non.
– Et tu connais ton adresse par cœur ?
– Oui pourquoi ?
À peine eus-je finis de formuler ma phrase que j'en regrettais chacune des trois syllabes : j'avais très bien compris où il cherchait à en venir...

– J'ai une pause dans cinq minutes et je peux te raccompagner si tu veux, proposa-t-il.
S'il n'y avait pas eu dans sa voix ce petit timbre assuré, j'aurais certainement accepté sans même réfléchir. Mais il y avait ce petit timbre assuré, et cela me freina : on voyait qu'il avait l'habitude avec les filles, qu'il aimait leur plaire et sûrement s'amuser avec elles...

Je ne voulais surtout pas qu'il croit que j'étais une de ces filles qu'il devait séduire, qu'il pouvait séduire.

– Je pense que mes parents vont vite rappeler alors non merci, rétorquai-je.
Je m'avançai ensuite vers un des fauteuils de la pièce et m'y assis, comme si je n'étais pas du tout mal à l'aise face à cette situation où j'étais presque persuadée que j'allai passer la nuit ici.

– Bon d'accord, alors ça ne te dérange pas que j'attende avec toi ?
– Tu n'as pas un travail ?
– Je dois te surveiller, vérifier que tu ne voles rien, déclara-t-il avec amusement ;
– Ah. Ok.

Ainsi, il se plaça en face de moi, sur un autre fauteuil et me sourit en coin, me lorgnant avec ces yeux rieurs qui prouvaient qu'il savait que j'allais rester là un bon petit bout de temps.

Bon sang, mais qu'est-ce que je pouvais bien faire maintenant ?

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