Epilogue
L'enterrement de Vertiline Eunice March eût lieu dans l'intimité et la discrétion, de sorte à ce qu'il fût parfaitement banal et oubliable. Pas de prêtre ou de curé, le fossoyeur s'était contenté de faire son travail et avait creusé un grand trou au milieu de milliers d'autres, en plein BlueSmith. Le corps maigrelet de la défunte, qui avait été recouvert d'un simple drap récupéré par là fût posé à même la terre froide et humide, en cette brumeuse matinée de février 1880, avant d'être recouvert de cette même terre sale et caillouteuse. Peu de monde était venu assister à ses funérailles. Il faut dire que pour une jeune femme de vingt-six ans dont le principal métier jusque là fût celui de voleuse professionnelle et danseuse prodigue ratée, Vertiline Eunice March ne s'était attirée les sympathies de pour ainsi dire personne, hormis les deux individus qui furent présents ce jour là à son enterrement. Face à la tombe de fortune, un jeune homme qui n'était autre que Jeffrey Colombus Kingsford, le prétendant de la morte, pleurait toutes les larmes de son corps sans pouvoir s'arrêter un seul instant. La politesse et la bienséance auraient voulues qu'il cesse de telles lamentations au bout de quelques minutes, mais Jeffrey, bien connût pour être parfois excessivement émotif, ne pût tout simplement pas s'arrêter, et il continua de pleurer à grands torrents durant toute la cérémonie. Un peu en retrait derrière lui, se tenait une énorme limace ayant pour particularité, sa taille surprenante mise de coté, d'avoir un sens de la mode tout simplement exquis, à en juger par l'élégant smoking noir charbon et le haut-de-forme assorti dont il s'était vêtu pour cette triste journée. Pas une larme ne coula sur ses plis faciaux, mais il suffisait de le regarder un seul instant dans les yeux pour se rendre compte qu'il était en proie à la plus grande tristesse...
Ni l'un ni l'autre ne se sentait en état de dire quoi que ce soit. Jeffrey n'arrivait pas à placer un mot entre tous ses pleurs incessants, tandis que la voix de Babel était si étouffée par le chagrin qu'il ne parvint pas à en faire sortir le moindre son. En conséquence de quoi, la cérémonie tourna court. Une fois son travail achevé, le fossoyeur se dirigea vers Babel en tendant la main, réclamant son dû, car il voyait bien que le Pleureur d'à côté n'était pas en état de quoi que ce soit. La limace paya uonc la note, et partit aussitôt, suivi par le fossoyeur. On ne revit plus le détective Babel Luthier, héros des aventures fictives à son nom, durant plusieurs semaines après cela, et de nombreuses suppositions virent le jour à ce sujet, bien qu'aucune ne fût véritablement vérifiée. Quand à Jeffrey, hé bien, les jours, semaines et mois suivants ne furent pas des plus roses pour lui... En fait, ils furent même terribles, insurmontables pour son pauvre coeur sensible.
Il sombra dans la pire des dépressions, ne sortit plus de chez lui, ne se consacra à plus rien d'autre que son malheur. Chaque seconde passée à l'écart de sa chère Vertiline ne fit qu'aggraver son mal, et sa souffrance lui sembla sans fin. De nature dramatique et émotive, il avait déjà songé plusieurs fois à rejoindre sa compagne Là où elle était, mais s'était néanmoins convaincu de toujours vivre un jour de plus; car c'était après tout lorsqu'il avait été conduit à tenter l'irréparable pour la première fois qu'il avait, en bonne et due forme, fait connaissance avec Vertiline. C'était elle qui l'avait empêché de sauter d'un pont, l'avait remis sur la glace, en soit, l'avait rendu heureux à nouveau. Plusieurs fois avant le tragique accident, s'était-il demandé ce qu'il deviendrait sans la présence de celle qui l'aimait à ses côtés pour lui cultiver le bonheur. Et malheureusement, la réponse s'était incrustée dans sa vie comme un parasite qu'il aurait préféré ne jamais voir. S'il l'avait pû, Jeffrey aurait sans hésitation donné sa vie pour protéger Vertiline! Mais c'était trop tard. Elle n'était plus, et lui était au plus bas...
Un jour qu'il avait trouvé le courage d'enfin sortir de chez lui pour aller respirer un peu d'air frais, et pourquoi pas oublier l'espace d'un instant l'incommensurable douleur qui l'accablait (ce qui ne fût pas le cas), Jeffrey s'aventura, sans trop savoir où il se rendait, jusqu'aux plages de OrangeSmith. Un voyage à pied qui lui pris plusieurs jours. Mais il ne s'en rendit même pas compte. Sans qu'il ne sache pourquoi, quelque chose le poussait désespérément vers ces plages. Et lorsqu'il y parvint enfin, de lourds et en même temps délicieux souvenirs sautèrent à son esprit, comme un projectile tiré par une fronde dans son cerveau. Comment avait-il pu l'oublier? C'était ici que lui et Vertiline avaient échangés leur premier baiser! Comme il se souvenait de cette journée...
Ils étaient arrivés sur le sable froid en début d'après-midi, et Vertiline était complètement intenable, car il s'agissait de la première fois qu'elle voyait la mer. Après s'être promenés le long des vagues, ils étaient finalement montés sur un petit monticule, seuls, et le ciel s'était assombrit. De là, ils avaient mirés l'océan dans une contemplation rêveuse et silencieuse. La suite, vous la connaissez. Après quoi, le beau temps était finalement revenu. Et, alors qu'ils réempruntaient la plage pour retourner vers la voiture de Jeffrey, ils aperçurent un groupe de robots offrant leurs performances à n'importe quel passant pour la modique somme de deux cents. Le premier était grand, fait d'une matière ressemblant à s'y méprendre à du titane, portait sur sa tête un large fedora noir, et disait s'appeler Colonne Vertébrale. Il avait aussi une guitare. Le second était à peine plus petit, apparemment conçut dans ce qui semblait être des métaux de provenance diverse; et tenait dans une main un parapluie dont il ne restait plus que les baleines. Il disait s'appeler Lapin. Enfin, le dernier, qui se présentait sous le nom de "Le Jon", clamait être selon toute vraisemblance un robot 'art et déco', comme pouvait apparemment en témoigner ses bretelles rouges et son haut-de-forme noir. Intrigués, Jeffrey et Vertiline leur donnèrent deux cents, et les robots se mirent à chanter.
Après quoi, alors qu'ils allaient bientôt devoir dire au-revoir aux plages de OrangeSmith pour la journée, Jeffrey eût l'idée d'immortaliser cette journée en photographiant Vertiline, grâce à une nouvelle invention incroyable qui se popularisait de plus en plus, tant chez le bourgeois que les classes un peu moins aisées.
Le coeur lourd, Jeffrey marchait seul, dans les pas qu'il avait un jour posés aux côtés de Vertiline. La plage entière lui rappelait cette étonnante journée, et le soleil y brillait aujourd'hui de milles éclats. Qu'il regarde la mer, le sable, ou les rochers un peu plus loin, l'image de Vertiline était trop forte pour qu'elle ne disparaisse de son esprit. Dépité et les larmes aux yeux (une fois de plus...), il s'assit de tout son poids sur la plage et observa le lointain. Il avait l'impression d'entendre à nouveau la douce chanson des robots. Et si il y pensait fort, oui, suffisamment fort, peut-être pourrait-il l'espace d'un instant imaginer Vertiline à ses côtés, et être heureux une simple seconde...
https://youtu.be/ojYK6CW8gdw
Perdu dans de tristes et nostalgiques pensées, Jeffrey fouilla dans une poche de son veston et en sortit une photo. Il ne pût alors retenir ses larmes plus longtemps, et sanglota misérablement au bord des vagues. Cette photo, c'était celle qu'il avait prise...de Vertiline.
Elle lui manquait tant! Les mots n'étaient pas suffisants pour décrire l'immensité de son désarroi. Et pendant un instant d'abord court, puis prolongé, Jeffrey songea, à nouveau, à pourquoi ne pas commettre l'irréparable; osons le dire : mettre fin à ses jours dans l'espoir de retrouver sa chère et tendre dans l'Au Delà. Après tout, qu'est-ce qui le retenait ici, dans ce corps, cette vie, cette réalité, ne serais-ce qu'une seconde de plus? Oh, peut-être que les remous de l'eau fraîche dans ses poumons atténueraient sa douleur, son mal, l'innommable spleen auquel il s'était malgré lui offert corps et âme! Se levant avec une légèreté nouvelle, il serra la photographie dans sa main droite et s'avança vers l'eau. Sans qu'il n'enlève ses chaussures, les vagues vinrent doucement lui effleurer les pieds. Il s'avança donc davantage, jusqu'à ce que l'eau ne parvienne à ses genoux. Elle était bien plus froide qu'il ne l'avait pensée. Néanmoins, il continua. Il était maintenant immergé jusqu'à la taille (Vertiline aurait quand à elle déjà eût de l'eau jusqu'au menton, mais rappelons que celle-ci était particulièrement petite, et Jeffrey excessivement grand). Mais soudain, alors qu'il s'apprêtait à plonger et se laisser couler vers un lieu où il n'aurait jamais pied, et qui l'emporterait lentement mais sûrement, il aperçut tout près une drôle de petite bête, flottant péniblement à la surface. Curieux, il nagea jusqu'à elle et remarqua alors qu'il s'agissait d'une méduse. Une toute petite méduse au teint vert pâle, qui n'était pas sans lui rappeler son adoration précise pour le méduses, du même acabit que l'était celle de Vertiline pour les poulpes. Remarquant qu'elle peinait à se déplacer, Jeffrey la prit dans sa main et, sans vraiment savoir pourquoi, la ramena sur le rivage, se sauvant inconsciemment de la noyade.
La méduse n'était vraiment pas bien grande. Tentacules comprises, elle était suffisamment petite pour tenir de tout son long dans la main de Jeffrey. Il la contempla, pensif. Pourquoi n'était-il pas allé au bout de son précédent acte et se laisser noyer plutôt que de secourir une bestiole? Ou bien : pourquoi avait-il un seul instant songé à se supprimer, sachant que Vertiline avait toujours fait de son mieux pour aider Jeffrey à combattre son déterminisme natif? Quel jugement devait-elle avoir de lui de La Haut! Ou d'En Bas, peu importe. La méduse, après quelques temps, commença à laborieusement tenter de comprendre où elle se trouvait. En expert méduseur, Jeffrey notait immédiatement qu'elle avait l'air particulièrement vive et intelligente. La mignonne bébête fixa alors son sauveur de ses tout petits yeux globuleux, et, chose qu'il n'aurait jamais imaginé, lui tendit une de ses tentacules. (Il comprendrait bien plus tard que c'était un signe que la méduse était affamée, mais sur le coup, il prit cela pour une salutation distinguée). Pour la première fois depuis trop longtemps déjà, Jeffrey esquissa un petit sourire, faible mais sincère; et tendit à sa tour sa grande main à la créature aquatique. Les deux échangèrent ce geste universel. Puis, Jeffrey pensa que, tout de même, une méduse si vive d'esprit qui de plus semblait capable de communiquer (et donc peut-être de comprendre ce qu'il disait) ne se trouvait pas tout les jours, et nécessitait de ce faire un nom. Il réfléchit quelques temps et lui dit alors :
"Si l'appellation suivante vous convient et que ma compagnie vous sied, je serai ravi de vous accueillir chez moi, Olivia Vertiline Kingsford."
La méduse hocha gaiement la tête.
FIN
"Un poulpe dans la cafetière"
Imaginé et rédigé par : La Folia, la Poupée Humaine Autonome (P.H.A)
Octobre 2018 - Octobre 2019 (Rédaction)
Février 2020 - Mai 2020 (Correction et réécritures)
H-Hé là! Un instant, chères lectrices et chers lecteurs! Ne partez pas si vite, je vous prie de m'accorder un dernier instant votre agréable compagnie! Voyez-vous, il se trouve que j'ai encore certaines choses à vous dire maintenant que, oui, les aventures de Vertiline Eunice March et Enoch Jeffrey March sont bel et bien terminées. Pour cela, j'ai l'extrême plaisir de vous convier (si vous le désirez, bien évidemment), à un chapitre bonus! Quelles genres de révélations, réflexions alambiquées et autres anecdotes vous y attendent? Hé bien ma foi, une seule façon de le savoir!
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