Chapitre vingtième : Un récit surprenant et tumultueux

Vertiline s'apprêtait à se diriger vers la chambre qui lui avait été désignée quand soudain, la porte par laquelle était entrée Scarlet Primrose Sterling s'ouvrit en trombe, laissant sortir la directrice, l'air totalement affolée : "VERMEILLE! VERMEILLE!!!" hurla-t-elle à sa soeur assez fort pour que tout l'Orphelinat l'entende. "IL ME FAUT DE L'HUILE DE CUIVRE! IL N'Y EN A PLUS! DÉPÊCHE-TOI, JE T'EN SUPPLIE!!!" Elle se mit aussitôt à faire les quatre-cents pas dans le couloir, en proie à une profonde panique. Son front suait d'une multitude de petites gouttelettes humides, ses mains tremblaient tant qu'elle ne semblait plus les contrôler, et sa respiration était si saccadée qu'on aurait juré qu'elle était en hyperventilation.

"Tout va bien madame Sterling?" hésita l'un des cuisiniers restés devant la porte à l'attention de la directrice.

"OUI." hurla Scarlet sur le ton le moins naturel possible. "N'allez pas fourrez votre nez dans mes affaires! Déguerpissez! DÉGUERPISSEZ, VOUS AVEZ DU TRAVAIL, LIONEL, NIGEL! Mademoiselle Wedge! Amanda! Ne restez pas plantée là comme une idiote et allez voir si ma soeur a trouvé l'huile de cuivre! ET EN VITESSE!" Vertiline s'exécuta à la seconde même, n'osant même pas demander où se trouvait Vermeille dans ce gigantesque bâtiment de peur d'énerver davantage Scarlet. Suivie de près par Enoch, elle dévala un par uns les innombrables escaliers de chaque étage de l'Orphelinat en suivant les cheveux au sol, jusqu'à finalement rencontrer la seconde des jumelles au croisement de ce qui semblait être au moins le huitième escalier qu'elle venait de descendre (elle avait un peu perdu le compte après le cinquième). 

"Ah! Amanda!" s'écria Vermeille. "Est-ce ma soeur qui vous envoie?

-Oui, pour l'huile de cuivre.

-J'ai l'huile, je vous accompagne! Dépêchons! Il n'y a pas un instant à perdre!" Essoufflée par tous les étages qu'elle avait déjà grimpé au pas de course, Vermeille jeta un rapide regard en l'air, voyant encore une multitude d'escaliers qui l'attendaient... Tout aussi essoufflée, Vertiline fût soudainement frappée d'une brillante idée : 

"Attendez, laissez Enoch s'en occuper!

-Enoch...votre animal?

-C'est un coursier hors pair! Il ira bien plus vite que nous, je vous le garantis!

-Bien!" accepta Vermeille sans hésiter "Je vous fait confiance, mais hâtons-nous! C'est une question de vie ou de mort!

-HATEZ-VOUS, C'EST UNE QUESTION DE VIE OU DE MORT!!!" s'égosilla Scarlet depuis le dernier étage au même moment. Aussitôt, Vermeille tendit le flacon d'huile de cuivre à Vertiline, qui elle-même le donna à Enoch. "Enoch, fonce!" dit-elle avant que le céphalopode ne détale à toute allure en suivant les cheveux. 

Après une éprouvante montée d'encore bon nombre d'étages, Vermeille et Vertiline arrivèrent enfin à la porte de la chambre 900, devant laquelle attendaient Enoch et un homme qui ne se trouvait être ni Lionel, ni Nigel.

"Enoch, et le flacon?!" demanda aussitôt Vertiline. Le poulpe leva alors la tentacule en signe de mission accomplie. 

"Toujours au taquet! Ça c'est mon petit chéri!" dit-elle en se baissant pour lui faire un câlin visqueux. 

"Mais que se passe-t-il ici?" demanda l'homme. "Scarlet hurlait comme un diable il y a encore quelques minutes! Est-il arrivé quelque chose de mal à Miss Elodie? Et enfin Vermeille, aurais-tu l'obligeance de me dire depuis quand nous acceptons les poulpes et les personnes... capillairement douteuses ici?" Évidemment, nous l'attendions tous! La fameuse réplique sur les cheveux de Vertiline! Enfin... concentrons-nous sur l'essentiel. 

"Richard? Que fais-tu ici?" demanda Vermeille en accourant vers l'homme.

"J'ai crû un instant que la voix de Scarlet était la tienne, alors j'ai accouru. Mais jamais tu n'aurais fais un tel vacarme pour de l'huile de cuivre!

-Bien sûr que non, tu le sais bien!" répliqua Vermeille en l'étreignant tendrement. "Est-ce que Miss Elodie va bien au moins?" repris-t-elle.

"Grâce à la vitesse du céphalopode ici-présent -son bras se tendit vers Enoch- je pense que nous avons évité le pire. Néanmoins, cela devait être grave : j'ai rarement vu Scarlet se mettre dans un tel état. 

-Peut-être devrait-on aller la voir?

-Non. Mieux vaut la laisser avec Miss Elodie, tu ne crois pas?" Il attrapa Vermeille par la taille au même moment, lui arrachant un rire.

"Oui, tu as raison, Richard." dit-elle sur un ton particulièrement niais. Puis, elle l'embrassa, dans un manque de pudeur notable. Et pendant c'temps là, Vertiline et Enoch restaient dans le couloir, tout silencieux qu'ils étaient...

"Oh, Amanda!" s'exclama soudain Vermeille qui venait de se souvenir (avec une certaine déception) qu'elle n'était pas seule : "Vous pouvez disposer. Vous commencerez à travailler dès  demain aux premières lueurs de l'aube. Vous trouverez tout le nécessaire pour exercer dans votre chambre. Maintenant, si vous voulez bien nous laisser..." En toute réponse, Vertiline fit une petite courbette et disposa, accompagnée d'Enoch, en direction de la chambre 899. 

Le seuil passé, la chambre se révéla plus que modeste, bien que pourtant étrangement raffinée aux yeux de Vertiline : le mobilier avait beau être sobre, il n'en était pas moins élégant, et il en allait de même pour le parquet bien ciré et le papier peint propre. Un comble comparé au lieu où elle avait grandi! Si tous les enfants dormaient dans une chambre identique à la sienne, ils étaient bien mieux lotis que beaucoup d'enfants des bas-quartiers de GreenSmith, orphelins ou non.

Et c'est là, oui, là, que je pourrais perdre mon temps -et accessoirement le vôtre- à vous conter le passé, rappelez-vous, SURPRENANT et TUMULTUEUX de notre chère Vertiline Eunice March! Le moment y est après tout propice! Car je pourrais sinon passer de longues minutes à vous raconter de manière détaillée et appliquée ce que fit Vertiline une fois entrée dans sa chambre : admirer le mobilier, se poser sur le lit, avoir une discussion philosophique avec Enoch à propos de la personne qui écrit la chose douteuse que vous lisez, écouter au mur pour entendre des murmures et moultes bruits curieux provenant de la chambre 900... Ce qui serait, en un mot, ennuyeux. Peut-être pas le passage sur la discussion philosophique, je vous l'accorde (héhé!), mais tout de même. Et puis, je n'aurais sans doute plus après l'occasion de vous faire part du passé SURPRENANT et TUMULTUEUX de notre héroïne! Alors oubliez tout ce que je viens de dire précédemment à propos de la chambre, de l'Orphelinat, de YellowSmith, et même de l'année dans laquelle se déroule les pérégrinations de notre chère Vertiline! Oubliez l'année 1882 dans laquelle cette histoire se déroule. Voilà. Maintenant, laissez-moi vous emmener dans le quartier très mal famé de Popkin's, à GreenSmith, il y a seize ans de cela. Nous sommes maintenant en 1865 : 

Vertiline n'était pas née dans le milieu le plus favorisé qui soit. Le mot 'favorisé' était même l'exact opposé du lieu dans lequel elle avait grandie. Le compté et la ville de GreenSmith étaient divisés en trois types de quartier : les quartiers bourgeois, destinés à accueilli les habitants et commerces d'une caste particulièrement avantageuse, les quartiers industriels où grouillait toute l'activité économique et productive, et enfin les quartiers défavorisés, mal fréquentés, pauvres, quoi. Il s'agit de ces derniers dont nous allons parler. Voyez-vous, il est trois quartiers qui pouvaient (et peuvent toujours) être considérés comme mal famés à GreenSmith : Sljrkvdrm (plus communément surnommé "Le truc, là!"), Boneyard, là où se situe notamment l'Antre de Miss Sawyer de nos jours, et Popkin's, où se trouve la résidence de notre héroïne. 

De ces trois là, Popkin's n'était sans doute pas le pire (car il s'agissait probablement de Boneyard), bien qu'il n'était recommandé à personne de s'y attarder, et encore moins d'y vivre, ou pire encore : d'y grandir. Ce qui fût malheureusement le cas de Vertiline... Née de Noël Philomon Missing, un des innombrables employé des innombrables usines de la ville, et de Ella Bethany March, qui travaillait dans une fumerie glauque, Vertiline était loin d'être enfant unique comme elle l'avait pourtant souligné aux soeurs Sterling. Troisième enfant d'une fratrie de pas moins de sept marmots et deux parents aux revenus plus que modestes, inutile de dire que la vie n'était pas des plus rose pour Vertiline... Ses deux grands frères, âgés de respectivement quinze et seize ans à l'époque, travaillaient déjà pour subvenir aux besoins de la famille, l'un en tant que plongeur dans une brasserie à ivrognes, et l'autre en tant que ramoneur, comme Vertiline elle-même. A seulement dix ans, elle avait appris les ficelles du métier de ramoneuse auprès de Rudolph Ormus Missing, son grand frère le plus âgé. Rudolph lui avait ainsi expliqué comment grimper sur les toits sans en tomber, à tenir correctement un balais, à enlever le plus de suie possible tout en dégradant le moins possible l'intérieur du bâtiment auquel appartenait la cheminé, et enfin, à marchander la rémunération de ses services avec autant d'aisance qu'un diplômé d'études économiques. Ses quatre autres frères et soeurs étaient trop jeunes pour travailler, car respectivement âgés de six, six, trois et un an.

 Ainsi se déroulait une journée pour Vertiline : elle était souvent réveillée avant l'aube par les pleurs quotidiens de sa plus jeune soeur qui n'était encore qu'un bébé : Chloé Eunice March. De là, elle quittait directement la maison familiale, un taudis qui tenait encore debout par on-ne-sait quel exploit, pour aller chaparder quelque chose à manger là où elle le pouvait (généralement la boulangerie qui ouvrait toujours avant les autres boutiques). Et pas question de ramener de la nourriture à sa famille! Elle risquait déjà sa liberté à voler de quoi se nourrir (car quelque soit leur âge, les chapardeurs étaient tous envoyés en prison, bienvenue à GreenSmith!) alors elle n'allait certainement pas se mettre davantage en danger pour les autres! Une fois le ventre plein (en supposant qu'elle ai réussi à voler quelque chose sans se faire attraper, sans quoi elle revenait uniquement avec les grosses marques des grands coups de verge ou de rosse qu'on lui avait administré sur le dos), elle rentrait en vitesse chez elle afin de prendre un balais et un sceau, et se rendait directement sur les toits de la ville, pieds-nus (sa seule et unique paire de chaussure était devenue trop petite avec le temps) pour ramoner jusqu'au soir. Vertiline détestait ramoner. En plus d'être une activité salissante et mal rémunérée, jamais elle ne garantissait d'être à l'abri d'un éventuel accident. Et comme elle était pauvre, n'allez pas imaginer que quelqu'un lui viendrait en aide si elle se blessait! Lorsqu'elle rentrait la nuit tombée, fatiguée, affamée et couverte de suie, son père n'était pas encore revenu de l'usine où il travaillait jusque très tard le soir pour espérer gagner un peu plus d'argent. Quand à sa mère, qui emmenait Chloé et Cole, les deux plus jeunes enfants à la fumerie avec elle, elle ne travaillait que de nuit. Ainsi, Vertiline avait davantage été élevée par ses grands frères, Rudolph et Jabert Ormus Missing, que par ses propres parents. Et elle-même s'occupait de l'éducation de ses deux petites soeurs de six ans, jumelles de naissance : Violine et Eulalia Eunice March. Bientôt, elles aussi allaient apprendre à faire la plonge ou à ramoner. Voilà comment on procédait chez les March-Missing. 

Seulement voilà : il se trouve que les ambitions de Vertiline portaient un peu plus loin qu'au fait de ramoner des cheminées crasseuses toute sa vie. Nous ne l'avons que trop brièvement mentionné jusque là, alors sachez-le et retenez-le : Vertiline avait pour ambition d'être danseuse. Comme beaucoup de petites filles me direz-vous, mais Vertiline n'était pas seulement ambitieuse; elle était aussi prodigieusement douée! Elle s'était découvert ce talent totalement par hasard en tentant d'imiter les mouvements d'une poupée articulée devant la vitrine d'un magasin de jouet. Et depuis, elle ne s'était jamais arrêtée de danser. Les toits étaient sa piste de danse préférée. Combien de fois certains déclaraient avoir vus une fillette effectuer de dangereuses figures sur les toits de Popkin's avec son balais? Certainement assez pour que la nouvelle fasse au moins le tour du quartier, et Vertiline était bien heureuse qu'on se souvienne davantage d'elle comme de la 'danseuse aérienne' que comme la ramoneuse-chapardeuse du coin. Cependant, bien que ses talents étaient certains, sa condition sociale ne l'aidait pas vraiment. Comment se faire une place dans le monde de la danse lorsque l'on est une roturière ayant appris sur le tas face aux enfants des quartiers bourgeois ayant reçus des cours appropriés? Difficilement, je vous l'accorde. Néanmoins, une opportunité inespérée se présenta un jour de 1865, avec l'arrivée à Popkin's de M. Francis Benajah Di Hedgecog. M. Di Hedgecog était un riche professeur de danse issu de Cogwood, le quartier le plus opulent de GreenSmith. Voyez-vous, celui-ci s'était donné pour objectif d'enseigner son art aux enfants des bas-quartiers, et pourquoi pas dénicher des talents au milieu de la plèbe. Vous parlez d'une opportunité pour Vertiline! Et en peu de temps, elle devint l'élève la plus compétente de M. Di Hedgecog, loin devant tous les autres. 

Le talent de Vertiline était certain. Selon M. Di Hedgecog, il rivalisait même largement avec celui de ses meilleurs élèves dans les quartiers bourgeois. Vertiline en était sûre : grâce à M. Di Hedgecog, elle avait sans doute une chance de quitter sa misérable condition et de devenir une danseuse professionnelle en travaillant dur! Elle se voyait déjà sur la scène d'un théâtre ou d'un opéra, vêtue d'une sublime tenue comme elle n'en avait jamais portée, effectuant arabesques, grands écarts et pas dansés devant une foule captivée par ses gracieux mouvements. Mais pauvre d'elle! Ses ambitions étaient démesurées, ses compétences réelles, mais son état social trop peu flatteur... "A la limite, je peux obtenir quelques contacts pour que tu te produise dans une Antre quand tu seras un peu plus âgée, si tu continue de t'entraîner." lui avait dit son professeur. "Quoi? Des cours dans une institution? Dans mon institution? Voyons Vertiline, tu sais que tu n'a pas de quoi payer! Certes, tu est douée. Tu est juste douée. Ce qui ne veut pas dire talentueuse pour autant. Et puis honnêtement, as-tu déjà vue une personne des quartiers bourgeois se produire à Popkin's? Non. Hé bien il n'y a aucune chance que cela arrive dans le sens inverse! Le mieux que tu puisse faire dans ta condition, c'est de travailler dans une Antre. Ce n'est pas terrible, mais c'est le mieux pour toi."

Tel fût le discours amer que M. Di Hedgecog lui tint sans états d'âmes. Lui qui l'avait tant complimenté, lui avait tant appris et l'avait tant encouragée, voilà qu'il révélait son véritable caractère. Et tout n'était donc qu'une question d'argent? Et tous ces compliments n'étaient donc que des paroles en l'air? Non! Vertiline SAVAIT qu'elle était douée. Elle SAVAIT qu'elle avait l'opportunité de passer sa vie à faire autre chose que ramoner des cheminées! Et elle SAVAIT désormais que M. Di Hedgecog était le plus odieux menteur de tous les temps, ce qui fût bien dur à avaler pour son petit coeur de dix ans... Or, Vertiline ne connaissait que peu la retenue à l'époque. C'est pour cela que son pied se logea accidentellement là où il est déconseillé pour un homme de prendre un coup, et qu'elle s'enfuit aussitôt sur le coup de la colère... 

Sa course dura un certain temps. Assez pour qu'elle ne dose pas ses capacités physiques et ne s'effondre finalement d'épuisement au sol, dans un carré d'herbe mouillée. Elle ne s'était même pas rendue compte qu'elle était sortie de la ville... Maintenant, elle n'allait sans doute même pas savoir comment rentrer. Mais cela lui était bien égal au vu de ce qui l'attendait à Popkin's. Qu'avait-elle à gagner à retourner là-bas? Rien, au fond. Qu'avait-elle à perdre à rester ici? Pas grand chose, elle n'avait que peu à perdre. M. Di Hedgecog avait simplement brisé les seuls espoirs auxquels elle se rattachait depuis plusieurs années. Vertiline ne se sentait donc pas d'humeur à faire autre chose qu'à s'écrouler sur ce carré d'herbe et à sangloter dans ses haillons. 

Ceci, chères lectrices, chers lecteurs, est une très belle démonstration de ce que l'on nomme en littérature le registre pathétique! Libre à vous de réutiliser l'exemple de notre pauvre Vertiline dans vos rédactions et autres sujets scolaires ayant pour thème une interprétation d'une oeuvre si prétentieuse à vos yeux que vous n'y comprenez goutte!

Lorsque Vertiline se réveilla de sa torpeur, elle n'était plus dans ses guenilles, n'était plus sur son carré d'herbe mouillé, n'était pas dans un endroit qu'elle connaissait, en somme. Le patchwork brun et informe qui lui servait de robe avait été remplacé par une longue chemise de nuit horriblement... propre. Pire : elle sentait bon. Ses longs cheveux roux d'habitude emmêlés en un paquet de noeud massif et inextricable avaient été démêlés et noués en queue-de-cheval. Quand à son visage, il avait été débarrassé des traces de suie dont il était habituellement recouvert, révélant pour la première fois à Vertiline les tâches de rousseur qu'elle avait aux joues et au nez. Elle était allongée sur un canapé, et recouverte d'une douce et chaude couverture à tartan. Le canapé était élégant, il n'avait pas été saccagé à coup de morsures d'animaux ou de plantage de couteau. Tout autour d'elle, c'était la propreté et une chaleureuse simplicité qui s'étalaient à ses yeux. Vertiline en était maintenant sûre : où qu'elle soit, elle était loin, très loin de Popkin's... Ce ne fût d'ailleurs pas un humain qui l'accueillit à son réveil. Ce n'était pas un robot non plus, comme ça aurait pu être le cas. Le fait est que, peut-être commencez-vous à le supposer, Vertiline avait été tout bonnement recueillie par le "détective" Babel Luthier en personne! 

La fillette conta tout à la limace : de la vie à Popkin's avec sa grande famille jusqu'à maintenant, en passant par le ramonage de cheminées, les leçons de M. Di Hedgecog, la dispute avec M. Di Hedgecog, et sa fuite. Après quoi, il fût admit que ni le bonheur ni un avenir souriant n'attendaient Vertiline si celle-ci retournait chez elle à Popkin's, et ainsi, l'on décida que Babel, qui avait toujours désiré avoir un enfant à élever, serait à partir de maintenant l'oncle spirituel de Vertiline. De ce faire, lui qui n'était pas aussi célèbre qu'aujourd'hui à l'époque, consacra tout son temps et toute son énergie à offrir à Vertiline la meilleure éducation qui soit. Babel Luthier se révéla incroyablement instruit pour une limace, et il se fit un devoir personnel de transmettre son savoir à l'enfant qu'il avait adoptée. Ainsi, Vertiline apprit à lire, écrire, compter, parler convenablement, s'exerça à de nombreux arts et sports, se révéla être une talentueuse dessinatrice, mais plus jamais elle n'osa danser. Elle était bonne élève : Babel était particulièrement satisfait de ses progrès, et était sans conteste la plus heureuse des limaces, se considérant lui-même comme un père pour cette fillette qui n'était au fond nullement de sa chair, pas même de son sang par quelques liens entremêlés. Rien de ce genre ne les rapprochait. 

En quelques années seulement, Vertiline était devenue une jeune fille heureuse et instruite, s'exprimant avec le plus fin des langages, ayant la réflexion aiguisée des grands penseurs, érudite tant bien en ce qui concernait la littérature que les sciences, et reproduisant à la perfection de complexes portraits en quelques coups de crayons habiles. Mais jamais plus elle ne dansa. Elle se trouva des centres d'intérêt, découvrit et nourrit inlassablement une passion dévorante pour le monde aquatique à travers de nombreux livres de science et romans d'aventures (son oeuvre préférée, écrite par un certain Jules Richard Vleischerne se nommait '20 000 lieues sous les mers') ; et ses rêves et projets d'avenirs se projetaient vers des lagons bleus, des océans profonds, des mers déchaînées, des flots calmes, des explorations sous-marines, des découvertes de trésors marins, de faune et de flore aquatique, et de poulpes. Elle adorait les poulpes. Mais, les poulpes étant cependant quelque peu coûteux et encombrants comme animaux de compagnie, Babel récidiva en offrant à Vertiline le jour de ses quatorze ans un poisson mécanique qu'elle s'enquit aussitôt de nommer 'Capitaine Albert Alexander', en référence à un marin légendaire dont parlait une vieille chanson. Et bien que Vertiline avait une grande admiration envers ceux ayant pour profession les métiers de la mer, son esprit légèrement rebelle ne pouvait cependant s'empêcher d'être en totale pâmoison devant les forbans des eaux : les pirates! Il y en avait notamment une, une pirate légendaire dont les exploits avaient fait l'objet de nombreux récits et chants de taverne; que Vertiline considérait comme son idole, son héroïne. Mais...nous parlerons pirates une autre fois, promis.

Quand à son physique, il était à son grand dam resté le même :  pâle et maigrichon, dû sans aucun doute à la malnutrition longuement subie du temps ou elle vivait à Popkin's. Sa taille non plus, n'avait que très peu évoluée. A seulement seize ans, Vertiline avait atteint sa taille adulte, soit ses actuels et glorieux un mètre et cinquante neuf centimètres. 

De paisibles années s'écoulèrent encore. Et c'est finalement à dix-neuf ans que Vertiline Eunice March, maintenant adulte et instruite en touts les moyens qu'on pouvait l'être, décida subitement de s'en retourner vivre à GreenSmith. Du jour au lendemain, ça lui avait prit comme ça, et c'est à peine si Babel, qui commençait à se faire vieux, eût le temps de digérer la nouvelle... Pourquoi un départ si soudain, me demanderez-vous? Ça, je ne suis même pas sûre que Vertiline elle-même soit en mesure de l'expliquer...

Quoi qu'il en soit, vous savez maintenant tout de l'enfance de notre chère Vertiline. Bien sûr, je pourrais encore vous conter pourquoi après neuf ans à vivre chez le détective Luthier, Vertiline décida de retourner habiter à Popkin's. Ou plus croustillant encore : sa rencontre avec Jeffrey Columbus Kingsford, le premier et seul homme de sa vie! Mais ce sera pour une prochaine fois, quand bien même cette formule devant plus vous frustrer qu'autre chose a sans doute été utilisée à outrance depuis le début de cet histoire. Patience est le maître mot. 

Les yeux lourds, Vertiline s'allongea de tout son long sur les draps nacrés de son lit. Repenser à son enfance n'était pas une activité à laquelle elle aimait particulièrement s'exercer. Néanmoins, elle se souvenait encore de ces jours passés à danser sur les toits de Popkin's équipée de son balais... Si seulement... Si seulement elle avait à nouveau le courage de danser... Puis guidée par son instinct plus que ses pensées, elle se leva soudainement et quitta la chambre 899, accompagnée d'Enoch, qui n'avait pas pour habitude de voir Vertiline si perturbée par quelque chose qu'il ignorait. Les deux amis montèrent encore deux escaliers d'une bonne cinquantaine de marches chacun, jusqu'à arriver sur les toits de l'Orphelinat. L'endroit était d'une beauté rare : les toits en question n'était rien d'autre qu'une immense serre extérieure où fleurissaient une multitude de fleurs si belles, rares et impressionnantes à la fois que Vertiline ne connaissait le nom de presque aucunes d'elles, malgré ses connaissances non-négligeables en botanique. Avançant de plus en plus au coeur de la serre, Vertiline et Enoch arrivèrent jusqu'au gigantesque arbre multicolore qu'ils avaient aperçus à leur arrivée devant l'Orphelinat. Des feuilles de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel tapissaient le sol de long en large. 

Enlevant ses chaussures et défaisant son chignon, Vertiline s'avança au milieu de l'espace fleuri. Fermant les yeux et tendant un bras vers le ciel, elle prit une longue inspiration et salua un public imaginaire. Enoch s'écarta de la piste, curieux de voir la tournure des choses. Vertiline lança une jambe en l'air avant de ramener l'autre dans un gracieux saut. Elle enchaîna avec une pirouette en pointe sur un pied et manqua de perdre l'équilibre avant qu'Enoch ne l'empêche de tomber en la soutenant de deux tentacules. Retentant sa pirouette, Vertiline continua en effectuant un grand écart partiellement maîtrisé (elle avait quelque peu perdu de sa souplesse à force de ne plus pratiquer), et se releva de sa position par un bond spectaculaire maîtrisé de bout en bout. Elle poursuivit sur quelques pas saccadés avant d'effectuer un nouveau bond dans les airs, aidée par Enoch pour effectuer un second grand écart alors qu'elle était dans les airs. Il suffisait à Vertiline de garder les yeux fermés alors qu'elle dansait pour la première fois depuis longtemps, pour que ses rêves d'enfance ne refasse surface : elle se surprenait à imaginer à nouveau qu'elle était sur scène, vêtue d'un élégant costume, effectuant ses plus belles figures devant un public impressionné.

Lorsque sa danse s'acheva, le retour à la réalité fût étonnement décevant. "A nouveau la vie de voleuse..." pensa tristement la ballerine d'un instant. Vrai : à nouveau les courses-poursuites constantes avec les autorités, à nouveau les désillusions de la vie d'adulte, et à nouveau cet objectif complètement fou qu'elle s'était mis en tête... Elle ne savait même pas pourquoi elle venait de danser. Elle ne l'avait pas fait depuis si longtemps... Peut-être étais-ce une pratique ravivant trop de souvenirs désagréables chez elle... Une boule se logea dans son estomac. Et elle se questionna à nouveau : était-elle vraiment capable de venir à bout de son plan totalement surréaliste, au fond? A courir à travers tout HighSmith pour dérober les morceaux de clé des Aquariums de GreenSmith, n'allait-elle pas se mettre la maréchaussée de tous les comptés à dos? Allait-elle seulement réussir à pénétrer les Aquariums? Et la Couronne de Trafalgar avait-elle vraiment les pouvoirs qu'on lui prétendait, en vrai? Hé! N'étais-ce pas là une preuve pour Vertiline qu'elle ne pouvait pas accepter la mort de Jeffrey? Allait-elle même revoir Jeffrey un jour? Une mélancolie soudaine s'empara de la jeune femme, chose qui lui était bien inhabituelle, elle qui était d'habitude si apte à chasser les pensées négatives de son esprit. Remarquant son désarroi, Enoch s'approcha doucement d'elle, se pressant contre ses jambes. Vertiline ne dit rien. Elle sourit simplement à son ami, le seul qu'elle avait, essuyant des débuts de larme de ses yeux du revers de sa main. 

C'est en mirant le ciel étoilé que, installés contre le tronc de l'arbre multicolore, Vertiline et Enoch s'endormirent finalement, inconscients des événements à venir...


Découvrez vite la suite au chapitre suivant : "Mademoiselle Wedge est accusée"!

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