Chapitre sixième : Norbert le moteur dissident

"Fonce, Enoch, fonce! Ils vont nous rattraper!" Vertiline Eunice March gesticulait comme une furie sur le siège passager, tandis qu'Enoch faisait de son mieux pour manoeuvrer à travers les rues étroites. La Maréchaussée poursuivait les deux compères depuis maintenant deux bonnes minutes, pour cause de véhicule volé. Une fois de plus, ces pérégrinations mouvementées étaient dues au génie sans faille de Vertiline : après tout, le compté de BlueSmith, sa prochaine destination après concertation, était à une longue trotte de sa voisine verte, et faire le chemin à pied se serait révélé plus que fatiguant. Et il se trouve que tonton Babel avait toujours habité près d'un garage. L'occasion avait donc été trop bonne pour que Vertiline et son fidèle Enoch ne commettent pas un de leur énième larcin-surprise-haha-on-remboursera-plus-tard-j'te-fait-(pas)-la-bise-byebye. En tant qu'inconnue totale au monde de la carrosserie -car il paraît qu'elle avait toujours préféré quelque chose de plus exotique comme moyen de transport; une autruche par exemple, comme n'en témoigne cependant pas cette photo-

 Vertiline avait pris soin de laisser à son bon ami le choix du véhicule. Et comme c'était souvent son cas, Enoch vit les choses en grand : il avait fait une fixette sur une grande voiture à la peinture beige et aux portières vertes, dont le capot avant était surmonté d'une petite figurine en or à l'effigie de Rhoda Jessamine Griswold, une grande exploratrice dont peut-être un jour vous chanterais-je la ballade. C'était un genre de véhicule très cher, tout plein d'accessoires plus que fortuits, mais aussi très utile pour frimer, pavaner, et faire paraître l'étendue de la supériorité évidente de son pouvoir d'achat à quiconque n'en possédait pas. Ce fut après une hésitation commune que les deux compagnons tentèrent de forcer les portières du luxueux véhicule...peine perdue! Comble! L'alarme de celle-ci se déclencha, ne manquant pas de créer un vacarme pas possible qui attira bien trop vite la maréchaussée. En conclusion à quoi, renonçant à la belle Griswold et à sa peinture beige, Vertiline et Enoch avaient sautés dans le premier tacot laissé sans surveillance, pour ensuite filer à vitesse grand V, ne manquant pas de proprement défoncer la porte d'entrée du garage dans leur élan. Mais évidemment, Vertiline et Enoch n'étaient pas les seuls à savoir conduire un tacot. Et il faut dire qu'à ce jeu là, leurs poursuivants étaient des adversaires parfaitement redoutables...

Le véhicule slaloma à travers les ruelles les plus impraticables possibles, passant en un éclair du quartier Filth au quartier Popkin's, celui-ci baigné comme à son habitude dans un épais brouillard causé par les vapeurs émises directement des puisards à éther environnants, qui pompaient cette substance à-tout-faire à même le sol pour ensuite directement l'acheminer via de longs tuyaux jusqu'aux raffineries les plus proches. "Si on prends la rue principale, on est cuits! Dirige-nous droit vers les puisards! Avec un peu de chance, on arrivera à les semer dans cette purée de pois!" s'exclama Vertiline. Enoch s'exécuta, dérapant bruyamment et faisant ainsi cracher au moteur du tacot un bruit ignoble, accompagné d'une odeur toute aussi déplaisante. La maréchaussée semblait perdre du terrain. Comme espéré, elle s'était perdue dans le brouillard vert. Et oui, car contrairement à Vertiline, qui avait pour ainsi dire passé une certaine partie de son enfance à Popkin's, la maréchaussée n'avait pas la chance de savoir se repérer dans un tel nimbus, précisément car ses membres n'avaient pas grandis à Popkin's. De toute façon, ce n'était recommandé par personne, de faire sa vie à Popkin's. Encore moins d'y passer son enfance... 

"Je crois qu'on les as semés, Enoch! Tope la!" s'égaya Vertiline en se tournant vers le céphalopode. D'un geste franc, elle donna une tape amicale sur une tentacule de son compagnon. Enoch se trémoussa, fier de son exploit et de ses talents de conducteur en situation périlleuse. Puis, se tournant à son tour vers son amie, il plissa les yeux en battant des ventouses, un geste qui signifiait "Merci!" en lanuage poulpe. Plus ou moins. Et alors, c'est là que la ou lectrice attentive ou le lecteur attentif aura noté que ni l'un ni l'autre de nos deux protagonistes ne regardait la route, quand bien même le chemin était rendu quasi-invisible à cause du brouillard. Et c'est là que Vertiline et Enoch remarquèrent un peu tard qu'ils fonçaient droit sur un puisard...! Enoch couina, dérapa comme un as. Vertiline cria et se prit un coup de ses propres cheveux dans la figure pendant le dérapage. Le tacot, inarrêtable, tourna encore et encore, poursuivant son chemin d'une manière peu orthodoxe et...mouvementée. Et il continua de tourner, tourbillonner comme une toupie folle. Pendant combien de temps? Difficile à dire, il dévalait maintenant une pente qui semblait sans fin...

Quand le manège s'acheva enfin, et que Vertiline et Enoch daignèrent rouvrir les yeux, ils étaient bien loin du quartier Popkin's et de son brouillard... Le tacot avait achevé sa course sur ce qui semblait être un petit chemin de campagne : bordé d'herbe, situé près d'un ruisseau, caillouteux mais pas impraticable. Vertiline, à qui le dérapage avait provoqué quelques hauts-de-coeur, se redressa fébrilement de la position étrange dans laquelle elle avait atterri (une jambe par dessus la portière, un bras serré contre Enoch, et la tête en arrière) pour observer les alentours. Soudain, son visage s'illumina. 

"Enoch? Enoch, tu pense que le tacot roule encore? Regarde!" Elle indiqua au céphalopode un peu sonné le panneau qu'ils avaient heurtés et qui avait eu la décence de stopper leur inexorable dérapage : on y lisait dans une écriture usée par le temps et les intempéries "BlueSmith : 1 miles". Le visage de la jeune femme s'illumina. "Allez Enoch! Je sais que tu en est capable! Fais-moi ronfler ce vieux gars, et on serra à BlueSmith en à peine une heure!" Enoch s'exécuta. Toussant, râlant, coassant, le vieux moteur que nous nommerons Norbert pour ne plus avoir à l'apeller 'vieux moteur', se mit à vrombir doucement, puis férocement, et sembla enfin prêt à adopter une vitesse convenable. Effectuant un geste symbolique de lever de tentacule pour confirmer que tout était bon, Enoch se dégagea habilement du panneau et se mit à rouler vers la destination indiquée. Et ainsi, notre duo d'enfer poursuivit son chemin pour l'instant sans encombre.

Le reste du trajet se passa -loué soit le Crésus-sans problèmes jusqu'à BlueSmith. Norbert avait bien craché quelques postillons d'huile de moteur nauséabonds sur le chemin, mais pas de quoi en détruire l'écosystème campagnard (bien que Norbert avait de ça que ses postillons étaient un peu toxiques pour l'environnement)... Sur les coups de sept heures du soir, notre duo arriva ainsi à l'inquiétante BlueSmith : un épais brouillard -d'aucune couleur cette fis-ci- flottait sur tout le compté, l'enveloppant d'une épaisse couverture brumeuse et grisâtre. Aux lumières des lanternes dont les flammes étaient fébrilement agitées par un vent glacial, la majeure partie de ce qui composait le grand territoire BlueSmithien se dévoila aux yeux de Vertiline et Enoch : des cimetières. A droite, à gauche, devant, derrière, dans les coins et les non-coins...il y avait des pierres tombales absolument partout, dont le nombre était délimité en zones et numéroté pour que l'on puisse s'y retrouver. C'était ça, BlueSmith : des tombes, des tombes, et encore des tombes à perte de vue, au loin très lointain un ridicule petit village fantôme de rien du tout (à ce qu'il paraît) et cet affreux sentiment d'insécurité qui vous pénétrait le corps et l'âme dès que l'on osait y faire ne serais-ce qu'un pas. 

Garant le tacot à l'entrée du portail principal, Enoch puis Vertiline sortirent du véhicule, la peur commençant d'ors-et-déjà à leur ronger les entrailles. Si ils avaient su, ils seraient partis plus tôt... Attrapant une lanterne qui brûlait non-loin, Vertiline demanda à son camarade de la lui tenir, tandis que celle-ci sortit un papier de son corsage (c'était là qu'ils étaient le plus en sécurité, en général). "Enoch, rapproche un peu la lanterne, veux-tu?" Le poulpe s'exécuta. "Bien. Si nous voulons aller à la tombe de Jebediah *soupir*, et pour obtenir ce que nous voulons, il est nécessaire que nous nous rendions à la tombe de Jebediah *gros soupir*. Il va nous falloir, d'après ce plan de fortune que j'avais tracé lors de notre première expédition ici... Alors, il va nous falloir avancer tout droit, puis ensuite, comme tu peux le voir, tourner là, puis là, puis par ici, puis continuer tout droit, puis encore tourner là, là, là et là. Nous serons donc à la moitié du chemin. Le reste, j'ai mémorisé." Enoch se sentit flasque au seul mot 'Jebediah'. L'annonce de cette nouvelle ainsi que la perspective de s'aventurer en plein coeur de BlueSmith alors que la nuit était tombée, se révéla pour lui comme une double raison de se sentir dans un tel état. Vertiline, de son côté, ne paraissait pas plus enchantée. Traverser BlueSmith de nuit ou rencontrer Jebediah, difficile de dire ce qui lui déplaisait le plus... "De toute façon, il va bien falloir s'y mettre à un moment ou un autre..." murmura-t-elle. "Allez, Enoch, un peu de courage! On se tient main dans la tentacule, et on avance sans se retourner, compris?" Le céphalopode sembla frissonner légèrement. Puis, attrapant la main droite de son amie, les deux compères se dirigèrent courageusement dans les entrailles du compté.

Les pierres tombales n'avaient absolument, absolument rien d'accueillant, ni de rassurant sur tout le trajet. Ce fût peurs surprises sur peurs surprises qui se succédèrent : bruit de crapaud qui firent sursauter Enoch au point de se jeter de peur dans les bras de son amie, ombres plus petites qu'elles n'en avaient l'air qui firent tomber Vertiline à la renverse sur son camarade... Et enfin, après bien des péripéties pas aussi épiques qu'elles n'en avaient l'air, le duo arriva en plein coeur de BlueSmith. Enoch s'était même procuré de l'ail sur le chemin, on ne sait trop comment, au cas ou ça pouvait servir à quoi que ce soit. On est jamais trop prudent. Tremblants comme des feuilles, tant sous le froid que sous l'effet de la peur d'être littéralement entourés de morts, les deux croques-mort en herbe se collèrent l'un à l'autre, cherchant davantage à regarder la lanterne que les environs. Pourtant, il allait bien falloir la trouver, la tombe de ce maudit Jebediah...!

Toujours serrés l'un à l'autre, Vertiline et Enoch tentaient tant bien que mal de retrouver la tombe recherchée. La chose n'était pas facile : la lumière de la lanterne était sans cesse balancée de droite à gauche par le vent, créant au sol d'inquiétantes ombres reflétant les tremblements, et même les claquements de dent des deux compères. Ainsi, c'était davantage la flamme vacillante qui les orientaient, plus qu'ils ne s'orientaient eux-mêmes. Elle les mena tout d'abord vers la tombe de Edgard Nigel Westley, ce gars...que tout le monde avait oublié; puis vers la supposée tombe de Daisy Suzy Leggett...ci c'était bien son nom (le lichen avait conquit toutes les pierres tombales du cimetière, et celle de cette dame était visiblement son quartier général). Ensuite, ils furent guidés jusqu'à la tombe de Abigale Eudora Darknoll, cette femme dont personne ne se souvenait ni daignait se souvenir; puis à celle de Oswald Absalom Gushlow, un homme "mort peut-être dans la paix" selon l'épitaphe, dont l'expression faciale lors de son trépas était gravée à même la pierre. Ce type devait venir de PinkSmith. Là-bas, c'était une tradition que d'immortaliser dans la pierre la tête du défunt à son dernier instant. C'est ainsi que le majestueux visage primitivement travaillé dans le granit qu'était celui de Oswald Absalom Gushlow entra dans la postérité, grâce à cette oeuvre d'art représentative : (≧∇≦)/

Et il y en avait visiblement plein d'autres qui venaient de PinkSmith, autour d'eux. Après tout, BlueSmith était, en quelque sorte, le dépotoir à cadavres du continent de HighSmith. Quand les (très) petits cimetières des villes principales n'avaient plus la place de prendre eux-mêmes soin de leur défunts, on enterrait ça quelque part à BlueSmith. La flamme faisait se succéder les noms et les visages en dansant gréement dans la nuit fraîche :

Zeke Jonhathan Turner, "mort en plein conflit intérieur" : ಠ_ಠ

Lucinda Bernice Dolphin, "morte jeune" : ( ゚ Д゚)

Constancia Lavinia Brattle, "morte en paix" : (._.)

Clement Theophilius Vyner, "mort pour quelque chose de juste" : \(°3°)/

Deedee Lottie Stanhope : "morte au sommet de sa gloire" : (;_;)/~~~

Pat Paolo Palmer : "fût connu pour être celui qui disait chocolatine" : (╯°□°)╯

Jebediah était peut-être lui aussi de PinkSmith, qui sait? Ni Vertiline ni Enoch ne le savaient, et ils s'en fichaient bien. La flamme les fit encore et encore tournoyer autour des tombes inexplorés, de manière à ce qu'ils s'en retrouvèrent à avoir consultés absolument toutes les pierres tombales, à l'exception d'une. Évidemment. Comme ça, la pression était montée pour rien; mais maintenant, on arrivait enfin à quelque chose de concret! Un peu de patience, chères lectrices, chers lecteurs. 

Nous en étions donc à la dernière tombe du centre du cimetière, supposément celle du bien nommé (ou non?) Jebediah Obadiah Inchcombe, et nous en étions à dire que c'était évidemment celle de Jebediah, sans quoi toutes ces tergiversions sur des épitaphes aux visages grotesques auraient été fortuites. La tombe était au coeur du coeur du coeur du cimetière, entravée non pas de lichen comme toutes les autres, mais de racines et d'insectes grouillants en tout genre. Les racines n'étaient, contrairement aux autres croisées jusque là, pas en bois d'ébène noir comme la cendre. Elles arboraient davantage une couleur d'autant plus inquiétante : un rouge foncé, sanglant, profond et désolant de part son apparence si macabre. Il s'agissait de racines d'Edelwood. ... De l'Edelwood, hein? Vertiline fit un gros effort pour se souvenir d'une scène qu'elle avait lue dans "Les enquêtes du détective Luthier, édition poche de poche"; série littéraire à laquelle son oncle avait prêté son nom et son image : Dans cette histoire inédite intitulée "Par delà le mur du jardin", le célèbre détective Babel Luthier s'était retrouvée face à une affaire des plus inouïes. En arrivant sur les lieux du crime, il ne trouva personne, et il semblait n'y avoir pas âme qui vive, si ce n'est que la présence des arbres composant l'étrange forêt dans laquelle il se trouvait, et qui lui parût curieusement menaçante. Il avait été apellé en ce lieu pour une affaire somme toute assez banale, mais le genre d'histoires qui permettait malgré tout de faire un récit sacrément bien léché pour les amateurs du genre. Il s'agissait de la disparition de deux garçons, l'un d'une quinzaine d'années, et l'autre en dessous de la dizaine dans un mystérieux lieu, explicitement nommé "Forêt de l'Etrange". Je m'abstiendrai personnellement de vous conter cette histoire pour ceux qui n'ont pas eu le plaisir de la connaître, mais sachez que vous pouvez retrouver les enquêtes du détective Luthier pour un prix tout à fait raisonnable dans votre librairie la plus proche! Tout ce qu'il vous faut savoir, c'est que Babel Luthier avait découvert vers la fin du livre que ces fameux arbres d'Edelwood cachaient un secret, un secret qui était loin d'être beau... En fait, il était même assez moche... C'était là une chose difficile à décrire précisément, le détective n'y avait lui même pas cru la première fois. L'explication était la suivante :  le bois d'Edelwood... naissait des corps des enfants perdus dans la Forêt, après s'être abandonnés au chant d'une terrifiante créature... Macabre? Vous avez dit macabre?

https://youtu.be/WlIJBWBIGS4

Vertiline et Enoch soupirèrent de concert. Ils se souvenaient très bien, trop bien, des racines d'Edelwood. Pas de doute : l'épitaphe était peut-être effacé, mais cette tombe était bien celle de Jebediah, pour le meilleur comme pour le pire (mais surtout pour le pire). "Enoch, tu te souviens de la formule...?" dit Vertiline en grinçant des dents. Le céphalopode semblait lui aussi d'humeur maussade à l'idée de faire ce qu'ils s'apprêtaient à faire. Se jetant un regard plein de compassion l'un envers l'autre, nos deux fossoyeurs en mousse offrirent de leur corps un sacrifice de chair et de sang afin de permettre...ce qui allait suivre. Enoch se pinça de sorte à ce qu'une larme coula sur la tombe, tandis que Vertiline y déposa un unique élément de sa glorieuse chevelure.

"Alleluia!" crièrent-ils solennellement. 


Découvrez vite la suite au chapitre suivant : "Alleluia!"!

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