Chapitre quarante-sixième : Jamais sans mon formulaire!

Prenant finalement leur courage à deux mains, Vertiline et Enoch firent un pas en direction de la grande porte d'entrée du 'Bâtiment Dont On Ne Ressort Pas Sain d'Esprit' (alias le Pôle d'Administration Industrielle de GreenSmith, abrégé P.A.I.G). 

"Hé là! Vous n'allez pas partir sans moi!" s'écria Betty en se précipitant dans l'entrée où nos deux compères venaient de pénétrer. 

"-Mais, Betty...tu n'as pas des choses à faire? Tu sais, une entreprise à diriger, des talismans à cuisiner..." demanda Vertiline d'une voix légèrement troublée. Betty Crocker la fixa avec des yeux plus ronds que de petites billes de sucre coloré. 

"Augusta, enfin!" s'indigna-t-elle "Tu oserai m'abandonner? Avec le bonhomme pain d'épice qui rôde? Oh, comment peux-tu? Moi qui ai tant fait pour toi, c'est donc ainsi que tu remercie ta pauvre mère?!" Ah! Betty revoyait donc sa fille en Vertiline (c'était d'ailleurs la première fois qu'elle se présentait en tant que mère, chose qu'elle n'avait jamais faîte à la prison...ou tout du moins si elle l'avait fait, Vertiline ne s'en souvenait plus, ou n'avait pas été consciente durant ces moments là; mais nous ne nous attarderons pas plus que nécessaire sur ce sujet)... Cependant, allez savoir si la véritable Augusta Crocker est encore en vie, je ne le sais pas moi même! Bref, levant les yeux au ciel, Vertiline poussa un court soupir avant de présenter son bras à Betty, que celle-ci agrippa aussitôt avec ferveur. Après tout, le Bâtiment Dont On Ne Ressort Pas Sain d'Esprit paraissait particulièrement grand, la connaissance des lieux de Betty pourrait toujours s'avérer utile pour notre héroïne. Dans ce cas, adieu à Phoebe Rosalie Silver, elle serait dès maintenant Augusta Crocker! 

Maintenant dans le hall d'entrée du Bâtiment (permettez-moi d'abréger cette longue appellation), Vertiline et Betty se dirigèrent, sur conseil de la plus âgée des deux, vers un grand bureau mal verni 'décoré' d'un gros tuyau doré le traversant de bout en bout, au dessus duquel il y avait une large pancarte indiquant "ACCUEIL". 

"C'est pour quoi?" demanda un jeune homme qui semblait incroyablement aigri à la vue des deux femmes. Vertiline voulut parler, mais Betty la devança : 

"Bonjour, très cher. Ma fille ici présente souhaiterait intégrer une des usines de la ville en tant qu'ouvrière, auriez-vous l'amabilité de nous indiquer vers quelle administration nous diriger?

-Ouais, je peux faire ça." Qu'il dit de sa voix bien agaçante. "Où est-ce qu'elle veut travailler, votre fille? 

-A la biscuiterie Cro...

-A la Fabrique de sucrecarries!" la coupa immédiatement Vertiline. Betty lui lança un regard plus noir que son talisman tout brûlé. 

"Tu veux travailler pour la concurrence...?" grinça-t-elle en serrant le bras de sa 'fille' de plus en plus fort.

"Betty, ce n'est pas le moment d'en discuter!" chuchota Vertiline tandis que l'Aigri était entrain de chercher quelque chose dans ses tiroirs. 

"-Oh, je t'ai déjà dit cent fois de ne pas m'appeler 'Betty', mais 'maman'!" chuchota la femme en rouge sur un ton à la fois autoritaire et maternel. Des souvenirs de son temps en prison commençaient à remonter à l'esprit de Vertiline...

"Ah, ça y est!", s'exclama soudain le jeunôt sur un ton triomphant qui contrasta fortement avec son expression faciale rabougrie et patibulaire. "J'avais oublié l'adresse, je m'en excuse. Pour la biscuiterie Crocker, il vous faut prendre la première à droite en sortant d'ici, et continuer tout droit. Vous ne pouvez pas vous tromper!

-Non, non, nous ne voulons pas nous rendre à la biscuiterie Crocker!" répliqua Vertiline en esquissant une grimace "Nous voulons savoir où est le bureau pour s'engager à la Fabrique de sucrecarries!" Ce fût au tour du jeune gars de faire la grimace. 

"-Oui! C'est bien ce que je vous dis! La biscuiterie Crocker est à l'autre bout de la rue à droite en sortant! Vous ne pouvez pas vous tromper!

-Mais puisque nous ne voulons pas nous rendre à la biscuiterie Crocker, mais y faire engager ma fille!" commença à argumenter Betty. Vertiline la dévisagea d'un air dépité. 

"Mais non, Be...maman! C'est à la Fabrique que je veux...

-La biscuiterie est à moins de cinq minutes à pied, c'est pourtant pas compliqué à comprendre!" argumenta de plus en plus férocement l'Aigri. Betty répliqua sur un ton tout aussi véhément : 

"Mais je ne veux pas l'adresse de la biscuiterie! Je veux l'étage pour s'y faire engager!" Et la dispute continua de plus belle. Vertiline et Enoch étaient restés à l'arrière, échangeant un regard consterné. Au fond, pensèrent-ils, ce n'était peut-être pas plus mal si Betty restait à argumenter avec le type de l'accueil. Au moins, ils pourraient effectuer leurs recherche tranquillement. S'éloignant du bureau d'accueil à pas de loup, les deux se dirigèrent alors vers un guichet sans nom situé juste derrière eux, et Vertiline expliqua la même chose que tout à l'heure. 

"Ah, mais pour ça ma bonne dame, il vous faut le formulaire Vert!" déclara nonchalamment une grande femme toute recroquevillée dans la cabine étroite qui lui servait de lieu de travail. 

"-Le...formulaire Vert?" répéta Vertiline.

"-Bah oui, sans le formulaire Vert, vous ne pourrez pas avoir l'accès au bureau qui recrute pour la Fabrique!

-Et...où trouverais-je le formulaire Vert?

-Troisième étage, dernière porte à droite au fond du couloir B." déclara-t-elle sèchement avant de retourner au journal qu'elle lisait, et dont les gros titres indiquaient notamment : "HAUSSE DES TAXES SUR LE SUCRE A GREENSMITH, DES CITOYENS EN COLÈRE RÉCLAMENT LE CHANGEMENT". 

Vertiline et Enoch empruntèrent donc un large escalier, qui n'était pas sans leur rappeler celui interminable de l'Orphelinat. Après ce qui leur sembla une douloureuse éternité (musculairement parlant), ils parvinrent enfin à une intersection, un côté menant vers un couloir tapissé d'une fine moquette verte et brune, et l'autre vers encore plus de marches. Levant la tête, ils aperçurent une plaque grise où il était taillé dans la pierre "Étage I". Poussant un long soupir, ils poursuivirent donc leur pénible ascension...

Enfin arrivé au troisième étage, non sans plusieurs arrêt tant pour le repos des jambes de Vertiline que pour les tentacules d'Enoch, les deux se dirigèrent, tout en reprenant longuement leur souffle, vers la porte la plus éloignée au fin fond du couloir B. Celle-ci étant ouverte, ils pénétrèrent dans une petite office composée de quatre guichets se faisant face les uns aux autres sur fond d'un vieux papier peint terne et rayé en nuances de beige. Après avoir échangé un regard indécis, Enoch et Vertiline se dirigèrent finalement vers l'un d'eux d'un pas hésitant. 

"C'est pour quoi?" demanda un vieillard en jarretelles qui fumait une cigarette sans même les regarder. 

"Bonjour, je cherche un moyen d'obtenir un formulaire Vert. 

-Vous avez le formulaire Bleu?

-Comment ça, le formulaire Bleu?

-Ah, si vous voulez le formulaire Vert ma p'tite dame, il vous faut d'abord le formulaire Bleu. 

-Et où trouverais-je le...formulaire Bleu?

-Normalement au guichet seize.

-C'est celui-là juste à côté?

-Non, ça c'est le guichet vingt-et-un.

-Alors celui d'en face?

-Non, ça c'est le guichet soixante-douze. Le guichet seize, je ne sais pas où ils l'ont fourré. Mais pour plus de renseignements, vous pouvez vous adresser au guichet trente. Il se trouve au sixième étage, deuxième porte à droite, couloir F." Vertiline et son ami échangèrent un regard dépité. Trois étages de plus à monter, et les ascenseurs ont pourtant déjà été inventés et popularisés dans ce monde! Ainsi démoralisés face à l'éprouvante ascension qui les attendaient, ils se mirent mollement en route. 

"Le formulaire Bleu? On vous a mal renseigné!" s'exclama une dame à la peau toute fripée et surmaquillée à peine plus grande que Vertiline, étonnée de ce que ses deux clients en nage venaient de lui demander. "Ici, c'est le guichet cinquante-huit. Mais allez demander à l'accueil, on saura mieux vous dire où est le guichet trente."


Six étages dévalés d'une traite plus tard...

Betty était encore en grande conversation avec le jeune homme de l'accueil, mais le sujet semblait cette fois-ci ne plus être à propos de la biscuiterie Crocker; ce qui n'empêchait visiblement pas leur discussion d'être particulièrement animée. 

"Ah, Augusta!" s'exclama Betty en tournant la tête et apercevant Vertiline, elle complètement essoufflée par toutes les marches qu'elle venait de descendre dans un temps record. "Alors, tout est réglé?

-Monsieur -hhh-, pourriez-vous m'indiquer où se trouve le guichet -hhh- trente, s'il vous plaît?" demanda péniblement Vertiline à l'Aigri sans même se soucier de la question de Betty.

"-Écoutez mademoiselle, ne m'obligez pas à vous dire encore une fois où se trouve la biscuiterie Crocker!

-Mais je ne veux PAS l'adresse de la biscuiterie Crocker, je veux savoir où se trouve le guichet trente!

-Mais puisque je vous le dis : la première à droite, puis tout droit! C'EST QUAND MÊME PAS SORCIER!

-Mais ce n'est pas ce que je vous demande! Le guichet trente! Je veux savoir OU EST LE GUICHET TRENTE!!!

-Oh, ne criez pas, hein! En voilà des manières!

-Mais c'est-c'est vous qui...!

-Allons, allons, un peu de calme messieurs-dames! Il y en a qui travaillent ici." tonna soudain une voix derrière eux. 

"Ah! Monsieur Corner!" s'exclama l'Aigri en tendant une main désespérée vers l'homme qui venait d'interrompre la dispute. 

"-Que désirent ces deux braves dames, mon ami?" demanda le dénommé M. Corner. Le jeunôt se mit à bafouiller.

"-Je...je ne sais pas, monsieur! Elles bredouillent des choses incompréhensibles! 

-Ma fille cherche à se faire engager à la.." commença Betty.

"-Je cherche le guichet trente!" supplia Vertiline en coupant immédiatement sa 'mère'. M.Corner prit un air sérieux (il était aisé de le considérer comme tel au vu de son énorme manteau brun en cuir verni -truc de riche- et de son apparente corpulence lui donnant un air imposant), et se gratta le menton en réfléchissant.

"Le guichet trente...le guichet trente... Voyons, où l'ont-ils mis celui-là...?

-La dernière fois qu'on l'a vu, monsieur, c'était au quatrième étage, huitième porte à gauche, couloir L, monsieur Corner." répliqua l'Aigri avec un large sourire et une voix doucereuse. 

"Hé bien, vous voyez qu'il n'y avait pas de raison de s'énerver de la sorte." conclut simplement M. Corner en esquissant un sourire. Mais tout à coup tourna-t-il la tête, aperçut Betty, et alors son rictus s'effaça, et ses lèvres prirent à la place la forme d'un large 'O'. 

"Betty?!" s'exclama-t-il encore plus fort que ne l'avaient fait le type de l'accueil et Vertiline à l'instant. 

"Stanislas?!" s'écria tout aussi bruyamment Betty en portant ses deux mains à ses joues. 

"DANS MES BRAS!" crièrent-ils de joie en se jetant l'un sur l'autre, sans se soucier de tous les regards posés sur eux. Quelle que fût la relation qu'entretenait Betty avec le fameux Stanislas (Stanislas Philbert Corner après vérification de ma part), au fond, cela arrangeait bien Vertiline. Elle avait quatre nouveaux étages à grimper (voilà qu'elle se maudissait férocement d'avoir mis des chaussures à talons haut), et avoir Betty dans les pattes s'avérerait plus gênant qu'autre chose. Qu'ils continuent donc de se faire des câlins en public tout en psalmodiant toutes les paroles accompagnant d'impromptues mais réjouissantes retrouvailles, cela laissait bien l'occasion à Vertiline et Enoch de s'éclipser en douce!


Quatre étages montés et deux arrêts plus tard...

"S-S'il vous -hhhhh- plaît, dites-moi que je-hhhhh- suis bien au guichet -hhhhh- trente...!" articula difficilement Vertiline, une fois les quatre étages montés, et la huitième porte à gauche du couloir L passée. 

-Oui, oui, c'est bien ici." répliqua au quart de tour une jeune femme qui semblait très stressée et s'épongeait constamment le front avec une petite lingette (ce dont Vertiline aurait elle même bien eut besoin). 

"Bien! C'est très bien!" triompha Vertiline en reprenant toujours sa respiration "Pouvez-vous nous fournir un formulaire Bleu, s'il vous plaît? 

-Un formulaire Bleu? Pour quoi faire? 

-Pour -hhhhh- obtenir un formulaire Vert. 

-Ah oui, j'ai bien des formulaires Bleus, mais est-ce que vous avez le formulaire Violet?

-Ne me dites pas que...

-J'ai bien peur que sans formulaire Violet, je ne puisse vous fournir de formulaire Bleu, mademoiselle...

-Oh, c'est pas vrai... Et...où puis-je trouver le formulaire Violet? 

-Normalement, au premier étage, deuxième porte à droite, couloir F, guichet quatre-vingt-seize. Si il n'a pas été changé de place depuis...

-J'espère bien..."


Trois étages descendus, et un long soupir plaintif plus tard...

"C'est une plaisanterie?!" s'exclama une Vertiline de plus en plus impatiente et exacerbée, constatant qu'il n'y avait non pas un, mais deux guichets quatre-vingt-seize. Elle s'approcha de l'un deux, tant pis lequel était lequel. 

"Bonjour, est-ce ici que l'on peut obtenir un formulaire Violet? 

-Z'avez le formulaire Rouze?" zozota un gosse haut comme trois pommes dont Vertiline ne voyait pas plus bas que son menton. Elle se retint de pousser un cri.

"-Où pour le formulaire Rouge?!" gémit-elle.

"Guizet quatre-vingt seize, 'moizelle." répondit le zozoteur. 

"-Mais ce n'est pas ici?!

-Non, izi z'est le guizet zoizante-neuf. 

-Alors c'est celui juste à côté?

-Voui." Vertiline jeta un rapide regard au guichet adjacent. 

"Il est fermé!" s'écria-t-elle en proie à un grand désarroi. Le gamin se pencha de sorte à ce que son corps soit à moitié hors de la fenêtre de son guichet pour voir à son tour. 

"Ah bah oui." conclut-il le plus simplement du monde, et commençant à se curer le nez. Il continua : "Mais allez demander au guizet trente, ils vous renzeigneront mieux que moi.

-Mais j'en viens!"


Trois étages remontés et trois pauses plus tard...

"Oh! Le formulaire Rouge! Je veux savoir où trouver un formulaire Rouge!" supplia Vertiline en tambourinant comme une forcenée sur la vitre fermée du guichet trente. 

"N'insistez pas, ma collègue est partie déjeuner." informa sa voisine du guichet quarante-sept, qui jusque là paraissait pourtant très occupée sur son tricot. "Mais vous pouvez vous adresser au guichet six.

-Le...-HHHHHH- guichet six...-hhhh-...où...?

-Aucune idée, ce n'est pas mon secteur. Mais vous pouvez demander à l'accueil."


Une longue descente vers l'accueil plus tard...

"VOUS COMMENCEZ A ME COURIR SUR LE HARICOT AVEC LA BISCUITERIE CROCKER!!!"


Une montée d'un étage plus tard...

"Un formulaire Rouge! Je veux un formulaire Rouge!" cria Vertiline en débarquant comme une furie dans le premier bureau qu'elle trouva. Sans même qu'on lui réponde, elle attrapa une chaise laissée dans un coin et s'assit dessus, avec  Enoch qui s'affala à ses pieds, tout aussi épuisé. De là, elle chercha à reprendre son souffle par de nombreux exercices de respiration, tandis qu'elle se massait les tempes d'une main et épongeait la sueur sur son front d'une autre. Les quatre personnes présentes dans la pièce, toutes derrière leur guichet respectifs, se mirent alors à se consulter du regard, puis à chuchoter. 

"Moi, je peux vous fournir un formulaire Rouge." déclara pompeusement le type du guichet quatre-vingt-deux. 

"C'est vrai?!" sursauta Vertiline en se ruant immédiatement vers le guichet quatre-vingt-deux, renversant Enoch au passage. 

"Oui." repris sobrement le Pompeux. "Mais pour cela, il vous faut un formulaire Violet.

-C-Comment? Attendez...on m'a dit qu'il fallait justement un formulaire Rouge pour obtenir un formulaire Violet!

-Mais pourquoi voulez-vous un formulaire Violet?

-Pour obtenir un formulaire Bleu!

-Mais pourquoi voulez-vous un formulaire Bleu?

-Pour obtenir un formulaire Vert!

-Mais j'ai des formulaires Verts!

-Oh! C'est un miracle!!

-Avez-vous un formulaire Bleu?

-N-Non...

-Ah, dans ce cas, n'espérez pas avoir un formulaire Vert! Mais allez-donc voir à l'accueil, on saura vous renseigner." Les jambes de Vertiline flageolèrent encore plus, jusqu'à ce qu'elle n'en perde le contrôle et s'écroule contre le guichet. Enoch rampa vers elle, lui aussi complètement vidé de ses forces et peu enthousiaste à l'idée de retourner à l'accueil, prévoyant déjà de quel côté la conversation allait vite tourner. Ils restèrent bien cinq minutes dans cette position, reprenant tantôt leur souffle, tantôt leur calme. "Tant pis!" s'exclama finalement Vertiline d'une voix faible mais assurée sans se soucier de tous les regards posés sur elle (notons qu'au passage, aucun gentleman ou aucune lady n'étaient allés ne serais-ce que voir si elle allait bien, ou lui apporter un verre d'eau; quand bien même si l'on recherchait de la galanterie tant chez les hommes que chez les femmes, GreenSmith n'était pas la meilleure destination qui soit; mais là n'est pas le sujet, car cette parenthèse se poursuit depuis déjà trop longtemps, et ce de manière inintéressante pour ce qui va suivre, remarquez donc au passage ce magnifique exemple d'hyperhypotaxe -en voilà un joli mot pour briller lors de vos prochains dîners mondains soit le fait de gaver une phrase de subordonnées à n'en plus finir; par pitié refermons cette parenthèse au plus vite!). "Puisqu'il faut retourner à l'accueil, retournons-y! Mais nous allons changer de stratégie!" Et elle se leva, ragaillardie. 


Une descente franche et gaillarde plus tard...

"Je veux aller à la biscuiterie Crocker!

-Pour se faire engager à la Fabrique de sucrecarries, c'est au huitième étage, première porte à droite, couloir D.

-Merci bien!"


Huit étages montés, cinq arrêts, une presque-crise d'asthme, deux verres d'eau, une tirade philosophique sur le sens de l'effort, et un gentleman bousculé plus tard...hé, un instant! Mais où est passée Betty dans toute cette histoire? Depuis que Stanislas est arrivé, on n'a plus revu ni l'un ni l'autre! ...Bah, au fond ce n'est sans doute pas très important. 

"Si on nous demande encore une collecte de formulaires multicolores, j'abandonne!" maugréa Vertiline en passant la première porte à droite du couloir D. Quelle ne fût pas sa surprise d'apercevoir alors Stanislas dans le bureau où elle venait d'atterrir!

"Que puis-je pour vous?" demanda-t-il en esquissant un sourire qui semblait -oh- si travaillé devant une glace qu'il paraissait tout sauf naturel. 

"-Betty n'est pas avec vous?" demanda dubitativement Vertiline, ne sachant même pas pourquoi elle se souciait d'elle. 

"-Oh, elle a juré voir le bonhomme pain d'épice au détour d'un escalier. Elle s'est cachée dans un placard au sixième étage, et elle refuse pour l'instant d'en sortir. Ça lui passera, je la connais." déclara nonchalamment Stanislas en caressant son crâne calvitié. Il repris : "Elle m'a par ailleurs dit que sa fille souhaitait se faire engager à la biscuiterie Crocker...est-ce vous? 

-Je...heu, oui, je suis la fille de Betty! Augusta Crocker, c'est moi! Mais je cherche à me faire engager à la Fabrique de sucrecarries de GreenSmith, pas à la biscuiterie familiale. 

-Ah oui? Et pourquoi donc?" demanda calmement Stanislas en fouillant dans un tiroir de son bureau. Il répondit finalement lui-même à sa propre question avant que Vertiline n'ait le temps de dire quoi que ce soit. "Non...ne répondez pas, je comprends. Betty veut assurer la prospérité de son entreprise, c'est bien normal qu'elle sollicite sa famille pour cela. Laissez-moi deviner : vous voulez vous venger d'elle à votre façon, n'est-ce pas? 

-Je...je vous demande pardon? 

-Allons, je sais bien que Betty est une femme exigeante, mais crois-moi Augusta, elle a fait de son mieux pour que tu sois heureuse.

-J'ai bien peur de ne pas vous suivre... Nous...connaissons-nous?

-Allons, ne me dis pas qu'elle ne t'as jamais raconté!

-Raconté...quoi?

-Oh misère, elle ne t'a pas raconté..." Stanislas poussa un long soupir après avoir lancé un regard plein de compassion à Vertiline, qui elle de son côté se sentait de plus en plus mal à l'idée d'endosser la peau d'une personne existant réellement dont elle ne connaissait rien, et de se retrouver mêlée à ses histoires de famille... Qui sait où pouvait être la véritable Augusta Crocker à cet instant!

"Betty...ta mère et moi..." commença Stanislas d'une voix discrète, ses yeux cherchant au maximum à éviter ceux de Vertiline "Nous nous sommes rencontrés il y a longtemps..." Vertiline s'apprêtait déjà à une révélation inintéressante et patientait en silence, faisant mine de se sentir concernée par les dires de son interlocuteur. "Nous avons...comment dire...nous avons eût une liaison il y a très longtemps de cela, avant ta naissance. Nous étions jeunes, inconscients..." Vertiline hocha machinalement la tête, de moins en moins intéressée par ce que Stanislas, toujours moins à l'aise, lui disait d'une voix tremblotante. "...Et nous t'avons eu sans l'avoir prévu..." Fantastique, pensait sarcastiquement Vertiline. Voilà qu'elle se trouvait face au père avoué de la vraie Augusta Crocker... Stanislas, le front tout en sueur, poursuivit son histoire : "Je...je n'étais pas prêt à élever un enfant à l'époque, et...Betty...Betty et moi nous sommes séparés, puis elle s'est remariée avec Frank, ton beau-père... Mais Frank l'a aussi quittée quand Betty s'est mise à...tu sais...devenir un peu..." il moulina son index près de sa tête en émettant un petit sifflement. 

"-Quand elle a commencé à craindre le bonhomme pain d'épice." clarifia inexpressivement Vertiline. 

"-Oui, oui, c'est ça..." répliqua expéditivement Stanislas en triturant ses mains. "Après tout ce qu'il s'est passé avec Betty...il est compréhensible (à défaut d'être louable) que tu veuilles t'éloigner des idées préconçues par ta mère, Augusta...

-Humhum. D'ailleurs, et si je me faisais engager à la Fabrique de GreenSmith?

-Oh! Mais oui, suis-je bête! C'est pour cela que tu est là! As-tu un formulaire Vert sur toi?" Les poings de Vertiline se crispèrent contre sa jupe, tout comme ses dents grincèrent entre elles d'un seul coup sec. "Et...si je ne l'ai pas...?" murmura-t-elle doucement en arborant un sourire plaintif. Stanislas se remit à caresser sa calvitie bien avancée. 

"Hum...allez, puisque tu est ma...la fille de Betty, je veux bien faire une exception." Le sourire de Vertiline vira alors beaucoup plus large, presque enfantin. "Bien, Augusta." commença Stanislas en saisissant une feuille de papier rose et une plume d'oie qu'il trempa dans un encrier.

"Augusta Florence Crocker...cela te fait seize ans aujourd'hui, n'est-ce pas?" demanda Stanislas tout en remplissant des cases administratives. 

-E-Exact!" répondit Vertiline, ne sachant guère si elle devait être ravie ou non de voir qu'à vingt-six ans, elle en paraissait dix de moins. Stanislas reprit : 

"Tu as à peine l'âge légal pour travailler...hum, on ne risque pas de te prendre à des hauts poste, malgré l'importance de ton nom, en est-tu consciente?

-Évidemment.

-Voyons...couleur des yeux : bleus, couleur des cheveux : blonds, tu les tiens de moi... Il me faudrait ton groupe sanguin, s'il te plaît.

-Heu...AB.

-N'étais-ce pas simplement B? Je ne suis plus sûr...

-En cas de B, il n'y aura qu'à rayer le A. De toute manière, pourquoi mes futurs employeurs doivent-ils avoir connaissance de mon groupe sanguin? 

-Pense-tu! Un accident du travail est si vite arrivé! Il suffit d'un mauvais maniement des machines pour se retrouver blessé! Et ce jour venu, tu seras bien contente que tes employeurs connaissent ton groupe sanguin pour te faire la transfusion adéquate, jeune fille!

-Ah, car le soin et le respect des conditions humaines des ouvriers existent de nos jours? C'est fou ce que le progrès nous amène!

-Allons, pas de persiflages! Alors...cite-moi certaines de tes qualités, maintenant.

-Ils en demandent, des choses, les employeurs d'aujourd'hui...

-Mademoiselle Crocker, j'ai dit pas de persiflages! Allons, seulement deux ou trois qualités, nous en avons tous!

-Hé bien...heum...dites que je suis...observatrice...appliquée....et...furtive.

-Observatrice, appliquée, et furtive; c'est noté! Ensuite...oui, tu as un animal de compagnie. Si il t'accompagne sur le terrain, il me faut son espèce, son nom et son âge.

-Enoch Jeffrey Crocker, c'est un poulpe commun de trois ans. 

-Enoch...Jeffrey...Crocker...Drôle de nom! Enfin quoi qu'il en soit, tout est réglé, Augusta. Je peux envoyer pour courrier ta demande d'emploi à la Fabrique, ou bien tu peux la porter toi-même. 

-Excellente idée! Je vais faire ça!" Pressée d'en finir au plus vite avec cet entretien, autant que moi d'en finir avec cet âpre chapitre pour être honnête avec vous, Vertiline arracha presque le document des mains de Stanislas et se dirigea sans demander son reste vers la porte de sortie, suivie par Enoch. Stanislas murmura bien une sorte de "Hé! Attends!", mais il ne résonna à leurs oreilles que comme un lointain écho, encore plus lorsqu'il passèrent dans le sens inverse de tout à l'heure la porte d'entrée du Bâtiment Dont On Ne Ressort Pas Sain d'Esprit; dont Vertiline comprenait désormais beaucoup mieux la signification d'un tel surnom...

Enfin! Cela n'avait pas été simple (les mollets de Vertiline et les tentacules d'Enoch pouvaient en témoigner), mais maintenant, ils avaient l'excuse, et le justificatif d'excuse pour entrer en toute quiétude dans la Fabrique de sucrecarries de GreenSmith!

Sans même prendre le temps de se reposer un peu, les deux amis se mirent immédiatement en route, guidés par les énormes nuages de vapeur à l'odeur douceâtre et, aux autres de charbon malodorant, que dégageaient les gigantesques cheminées en briques de la Fabrique...


Découvrez vite la suite au chapitre suivant : "Ouantide ou pas Wanted"!

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