Chapitre quarante-neuvième : Brèves de comptoir, et ce qu'en pense Nat Craft

"Et c'est le Maréchal Potter qui t'a demandé de m'apporter ça?" demanda Naomi Dorcas Sawyer en remuant d'un air malicieux la note que le p'tit Lew Micajah Corbyn venait de lui transmettre. 

"-Oui, il voulait que vous la receviez au plus vite, mademoiselle Sawyer.

-Oh! En voilà un gentleman! Il me donne du 'mademoiselle'! C'est très gentil de ta part, Lew. Approche donc, que je t'embrasse!" Bien que Lew eût un léger mouvement de recul, Naomi fût plus rapide que lui, et l'attrapa entre ses deux longs bras pour lui décocher un baiser sur la joue dont la sensualité ne fût même pas dissimulée. "Pourquoi tu ne resterais pas un peu, mon p'tit Lew, hum?" poursuivit-elle en le forçant à s'asseoir sur un des tabourets en taffetas rouge déchiré du comptoir. 

"-Non, non, j'ai du travail..." répliqua Lew d'un air gêné en s'efforçant de ne pas regarder Naomi dans les yeux. Celle-ci eût un grand rire franc.

"-Du travail? Chéri, il est vingt heures!

-Q-Quoi?! Si tard déjà? 

-Regarde donc ta montre si tu ne me croie pas.

-Si, je vous croie. Oh...à tous les coups, j'ai encore fait des heures supplémentaires sans m'en rendre compte...

-Haha! Avec Irwin, tu fais bien! Continue ainsi, et il te donnera peut-être une augmentation!

-Vous connaissez bien le Maréchal Potter, mademoiselle Sawyer? 

-Si je le connais? HA! Et si je te disais que le Maréchal a...non, non, je ne peux pas dire ça à tout le monde." dit-elle en forçant un air gêné, bien que son visage était toujours marqué d'un  ineffaçable sourire. 

"-Ah, maintenant vous avez piqué ma curiosité!" répliqua Lew en s'installant plus confortablement sur le tabouret. 

"-Si tu veux connaître la suite, tu n'as qu'à rester un peu, mon chou!" insista gentiment Naomi en l'attrapant par la manche. Lew soupira, sourit à son tour, et s'orienta finalement entièrement face au bar. "Soit." conclût-il de guerre lasse.

"-C'est ce que je voulais entendre! Allons, qu'est-ce que je te sers?" se réjouit Naomi en sortant deux verres d'un buffet sous le comptoir.

"-Heu...une bière?" hésita le p'tit Lew, qui ne devait pas avoir l'habitude de boire de l'alcool, encore moins dans un bar, qui plus est un bar dans une Antre; qui plus est l'Antre de Naomi Dorcas Sawyer. 

"-Pfffft...tu ne veux pas quelque chose d'un peu plus...sensationnel qu'une simple mousseuse?" soupira Naomi en arborant une moue exagérée. 

"-Alors...que me proposez-vous? Rien de trop fort, je travaille demain.

-Et moi donc!" se réjouit Naomi en remplissant les verres au tiers d'une liqueur violette, claire et épaisse. 

"Je suppose que tu n'as jamais goûté un Shenanigan!" dit-elle en versant un deuxième tiers d'un liquide verdâtre pétillant. 

"-Un quoi?" articula Lew en regardant la boisson que Naomi confectionnait d'un air de plus en plus dubitatif. 

"-Un She-na-ni-gan. C'est une de mes spécialités!" répéta Naomi en versant dans le dernier tiers des verres un liquide rouge profond, qui ressemblait un peu trop à du sang à la vue de Lew. 

"-Nous ne sommes pas des vampires, pas besoin de ça dans nos verre!" plaisanta Naomi en ayant deviné la pensée du p'tit. Après quoi, elle touilla énergiquement le mélange avec une petite baguette en bois, et tendit un verre à son invité. Lew huma d'abord l'étrange liquide, qui avait au final pris une teinte bleue foncé. 

"A la tienne mon p'tit!" dit gaiement Naomi en trinquant avec Lew avant de descendre tout le contenu de son verre d'une seule traite. Alors qu'elle buvait à grandes lampées, une main posée sur les hanches, l'homme à tout-faire fixa de nouveau son verre, décidément peu rassuré par une telle couleur. Mais après tout, si Naomi en buvait, peut-être ne risquait-il rien...? Il porta finalement le verre à ses lèvres et but une gorgée. Il se força alors de ne pas recracher ce qu'il avait dans la bouche. Juré, de toute son existence, il n'avait jamais goûté une boisson aussi...unique. 

"Alors, il te fait de l'effet mon Shenanigan?" demanda Naomi d'un ton moqueur, voyant que Lew avait à peine touché à son verre. 

"-Peut-être même un peu trop..." répondit poliment celui-ci. La serveuse repris : 

"-C'est vrai que je lui ai moi-même trouvé un petit goût...comment dire...une saveur de ces espèces de jus végétaux bizarres dont se gavent les riches de Cogwood, la fraîcheur et la saveur des légumes en moins...

-Attendez, vous voulez dire que vous n'aviez jamais goûté cette recette auparavant?!

-Et oui! Tu as eût l'honneur d'avoir inauguré avec moi les deux tout premiers Shenanigans de cet établissement, mon p'tit Lew!

-Mais vous veniez de dire que c'était votre spécialité!

-A partir de ce soir, oui. Enfin, si il y a des effets secondaires à mélanger du Crémant myrtille, du Bourbon de pin et du sirop d'érable aux fraises de RedSmith, on le saura demain matin!" déclara-t-elle en tapant sa panse d'un air enjoué. L'expression faciale de Lew fût alors tout sauf enjouée. Déglutissant bruyamment pour faire passer la boule qui naissait dans sa gorge, il s'essuya les lèvres avec un petit mouchoir et déclara : 

"Alors, qu'en est-il à propos du Maréchal?

-Haha! Tu ne perds pas le nord, toi!" ria Naomi tout en rangeant ses liqueurs. Se retournant, elle posa ses coudes sur le bar et s'approcha de sorte à ce que ses lèvres soient le plus proche possible de l'oreille gauche de Lew.

"Si je te dis que dans sa jeunesse, le Maréchal a travaillé ici en temps que...danseur?

-Le Maréchal?! Danseur?! Ici?!

-Ah, il avait son petit succès, comme on dit! C'était à l'époque ou il portait uniquement la moustache, et pas la barbe comme aujourd'hui. Il fallait entendre les sifflements quand il se mettait à déhancher son bassin en déboutonnant sa chemise!" Lew se retint de hurler de rire. Le simple fait d'imaginer l'implacable Irwin Zacharias Potter en artiste burlesque, entrain d'allumer une foule en délire grâce à un regard de braise, le tout dans un cabaret glauque était une vision beaucoup trop tordante! 

"Ce devait être dans ses jeunes années." soupira Lew en étouffant un pouffement. 

"-Oh que oui, ça ne date pas d'hier! Ce devait être il y a bien vingt ans, au moins! Je n'étais qu'une gamine, et toi, tu courais encore dans les jupons de ta mère quand le Maréchal se déhanchait pour le bon plaisir d'une clientèle en extase!

-Haha, quelle époque...!

-Tu l'as dit, mon grand!" Elle lui donna une amicale frappe dans le dos avant de poursuivre : "Douze ans que je tiens cette Antre, j'en ai vu passer, des artistes hauts en couleur! 

-Vous n'étiez pas déjà aux commandes quand le Maréchal... -il baissa la voix- quand le Maréchal travaillait ici?" La tenacière fronça les sourcils juste après les avoir haussés.

-Hé la! Pour qui me prends-tu? Une vieille féline qui cache ses rides avec du fard à paupière? Pas très gentleman, ça, Lew... Pour ta gouverne, je n'avais qu'une dizaine d'années quand le Maréchal se produisait ici. Ma mère tenait boutique à l'époque, mais elle est trop âgée pour cela, maintenant.

-Je...je suis confus, mademoiselle Sawyer...

-C'est rien, va. Enfin, tout cela est pour le mieux, de toute façon. 'Man n'était pas très douée en affaire, c'est le moins qu'on puisse dire! Moi, j'ai ça dans le sang! Tiens, Lew chéri, regarde donc!" Se souciant peu de la réaction de son convive, Naomi attrapa d'une main le menton p'tit Lew, qui lui déglutit nerveusement. Elle orienta alors son regard vers la scène :celle enveloppée de néons jaunes sombres et décorée d'un large miroir circulaire et d'une grande table couverte d'une nappe à rayures noires et blanches, où se produisait un groupe de cinq chanteuses vêtues de tenues partiellement déchirées, au maquillage burlesque et coloré, et aux cheveux décoiffés. 

"Tu vois ces demoiselles?" dit-elle, le regard contemplatif. "C'est clairement pas du temps de ma mère qu'on les auraient acceptées ici!" Elle poursuivit en baissant un peu le ton. "Il paraît qu'elles étaient à St Gladys! J'ai crû comprendre que les patientes avaient des cours de chant là bas. Hé bien si c'est pour me former des beautés pareilles à la scène, je ne vais pas m'en plaindre!" Lew dégagea soudain la main de Naomi d'un geste répugné. 

"Allons, ne me fais pas dire ce que je n'ai pas dit! L'Asile est un lieu horrible, aucune femme ne mérite d'y aller!" se défendit Naomi, qui avait de nouveau sondé les pensées de Lew. 

"-Vous semblez pourtant tirer un bon profit des traitements infligés aux patientes." répliqua froidement Lew sans que son regard ne se détache de la performance sans précédent des chanteuses pour autant.

"Ce n'est pas moi qui crée les affaires, mon chou! Ce sont les affaires qui viennent à moi! Dans leur compté, ces filles étaient mal vues, même une fois sorties (ou échappées, je ne me souviens guère des détails) de l'Asile. Ici, pas de jugement! Elles chantent, elles font les belles et y gagnent leur pain, le public est satisfait et en redemande, je me fais de jolis bénéfices; tout le monde est gagnant au bout du compte! Les gens jugent les Antres pour les fréquentations que l'on y fait, sans jamais tenir compte des opportunités que l'on y trouve! Oh, quelle injustice! Je suis la plus à plaindre dans cette histoire, mon pauvre Lew!" déclara langoureusement Naomi sur un ton exagérément mélodramatique à la dernière phrase, le tout en effectuant une mimique désespérée, identique à celles qu'arboraient régulièrement les chanteuses.

"Si vous le dites, mademoiselle..." répondit machinalement le p'tit Lew, peu intéressé. 

"-Quoique, à bien y réfléchir, peut-être pas ce soir..." continua malicieusement Naomi en rejoignant sa précédente phrase. Lew tourna la tête vers elle d'un air interrogatif, sans qu'un seul mot ne se dégage de ses lèvres pour autant. Gab! Nouvel attrapage de menton. 

"Cette pauvre Vincent à le coeur brisé depuis que sa Shérif a perdu la tête!" dit Naomi sur un ton faussement attristé en désignant d'un signe de tête l'acolyte de la maréchaussée de GreenSmith, attablée seule, et fumant un cigare tout en profitant de la prestation des chanteuses. 

"Madame Archer vient ici? C'est une de vos connaissances?" s'étonna Lew.

"-Hé! Et si tu allais lui demander toi-même?" sourit Naomi en passant ses mains sur les épaules du p'tit Lew avant de disparaître derrière une porte accessible uniquement depuis le derrière du bar. Haussant les épaules comme pour faire mine de ne pas être intéressé, Lew se dirigea directement vers Vincent d'un pas mal assuré, étant donné que son esprit lui demandait d'aller dans la direction opposée. A traîner dans une Antre passé vingt heure, il risquait de se faire une mauvaise réputation si quelqu'un du travail l'apercevait en sortant. Et si un habitant des bas-quartiers (rappelons que l'Antre de cette chère Naomi se situait accessoirement dans le quartier le moins bien fréquenté de tout le compté) venait à croiser quelqu'un travaillant pour les autorités, cela pourrait vite tourner au vinaigre... Dans tous les cas, il était coincé. Et dans tout les cas, il était juste derrière Vincent, qui quand à elle ne l'avait pas encore remarqué. Alors à quoi bon se presser? Autant tailler le bout de gras pour une fois; sans doute la première fois de sa vie ou il discuterait avec une collègue de travail, hors de son lieu de travail. Tortillant nerveusement ses mains et ravalant sa salive, Lew fit finalement un pas près de Vincent. 

"Si je m'attendais à te croiser ici...!" déclara l'acolyte d'un ton moqueur en tournant légèrement sa tête vers l'homme à tout faire. 

"Moi de même." répondit maladroitement Lew, son esprit perturbé à la fois par le fait qu'il inaugurait en ce moment même sa première conversation hors-travail avec une collègue (qui était également sa supérieure), ainsi que par le chant toujours plus captivant et néanmoins perturbant des chanteuses. 

"Installe-toi donc, reste pas planté là comme un buisson!" sourit Vincent en lui tendant une chaise tout en se tournant vers lui. Lew lui rendit un petit sourire pincé accompagné d'un modeste "Merci.", et s'assit. L'acolyte de GreenSmith avait toujours eût, et ce avant même qu'elle n'obtienne son poste actuel en 1880, en même temps qu'Hermione celui de Shérif, la réputation d'être une personne amicale et accessible, Lew était ravi de constater que pour l'instant, ces propos étaient fondés. 

"T'as pas l'air du genre à traîner dans une Antre, mon p'tit. Qu'est-ce qui t'amène ici?" commença-t-elle en tirant sur son cigare, tout en essayant de faire des ronds avec la fumée s'échappant de ses lèvres. 

"-Je devais délivrer une note à la propriétaire. 

-A Naomi? Qui t'as demandé ça? 

-Le Maréchal Potter, juste après votre...hum...votre conversation. 

-Ah... 

-Madame Archer? Rien de grave, n'est-ce pas? 

-Hmm? Oh, non, ne t'en fait pas. Et pitié, ne m'appelle pas déjà 'madame'! Je t'ai entendu tout à l'heure, tu donnes du 'mademoiselle' à Naomi alors qu'elle est plus âgée que moi! Appelle-moi juste Vincent, comme tout le monde.

-P-Pardonnez-moi...

-Ouh la, mon p'tit Lew...la conversation avec les femmes, c'est vraiment pas ton fort, hein? Balancer tout de suite des histoires d'âge, comme ça...

-J-Je suis confus! 

-Un conseil, mon ami : évite de te lancer sur cette voie là devant Hermione!" Elle accompagna sa dernière phrase d'un clin d'oeil. Le visage de Lew vira soudainement au rosé, chose qui n'échappa pas à Vincent. 

"J-J-Je ne vois pas de quoi vous parlez." bafouilla-t-il en triturant ses mains avec toujours plus de vivacité. Vincent le taquina d'un grand coup de coude qui se voulait amical, mais se révéla plus douloureux qu'autre chose une fois donné en plein dans les côtes du p'tit Lew. 

"A défaut de la faire rougir, tu peux au moins apprendre à la faire rire! Et ça commence par une règle très simple : ne jamais engager une conversation à propos de son âge! Aucune femme n'aime ça. 

-Mademoi...Vincent, mais...vous...vous et la Shérif...

-Oui, c'est pas comme si on cherchait à le cacher!

-Est-ce du second degré?

-Nan!

-Je...comprends...difficilement...

-Disons qu'on ne se trimballe pas tous avec une photo de la Shérif dans la poche, mon p'tit Lew.

-C-C-Comment savez-vous?!" Les mains de Lew effectuaient à cet instant un tel balais tortillonant qu'un contorsionniste en aurait été jaloux. Nouveau clin d'oeil, nouveau coup de coude.

"-Je le sais, c'est tout!" répliqua Vincent sur le genre de ton que Naomi employait habituellement. Elle tira sur son cigare, saupoudra un peu de cendre dans un petit cendrier noir posé sur la table, et repris : "T'en fais pas, va. Ton secret est bien gardé avec moi. Promis, j'irais pas dire à Hermione que tu as le béguin pour elle. 

-Vvvinceeeeeent!" Lew avait tellement aspiré les deux syllabes constituant le prénom de son interlocutrice qu'on eût dit qu'il s'essayait médiocrement à siffler davantage qu'à parler. Il accompagna d'ailleurs son semi-borborygme d'un vifs mouvements de poignet, ses mains se soulevant et se mouvant avec vélocité au rythme saccadé de ses battements. En fait, on aurait cru que Lew imitait un poulet. Un drôle de poulet. Quand à son visage, hé bien, il n'avait rien à envier à celui d'Hermione lorsque sa partenaire lui susurrait des mots doux en plein travail. 

"Enfin mon p'tit Lew, y'a pas de honte!" ria Vincent en lui donnant une grande tape dans le dos avec sa grosse main. "Moi aussi, ça m'est arrivé plus d'une fois! Une jolie mignonne dans la ligne de mire, et...paf! Elle est déjà prise par un ou une autre! Le genre d'histoire dont raffolent nos amis les poètes!

-V-Vincent, je...je jure que je n'ai eut aucun sentiment...au-aucune altercation déplacée avec...

-Détends-toi, Lew! A t'entendre on dirait presque que tu as peur que je te frappe!

-D-Dois-je avoir peur? 

-Mais non enfin! Hermi' a un vrai visage d'ange, t'est pas le premier à faire une fixette sur elle.

-J'ai...j'ai bien peur que ce soit plus qu'une 'fixette'.

-Oui, bon, un coup de foudre, si tu préfère! Hé! Si un jour ça tourne mal entre nous, tu pourras tenter ta chance!

-Mais...Vincent, qu'est-ce que vous me dites là?! 

-Rien, rien, je plaisantais. 

-Vous avez un drôle de sens de l'humour...

-Ah oui? Attends, j'ai une bonne blague! Celle-là, je la sors précisément quand on commente mon humour! Bon. Alors, c'est l'histoire d'un fermier, d'une aubergine et d'un pingouin...

[L'Histoire du fermier, de l'aubergine et du pingouin plus tard...]

Et là, le pingouin lui dit : "Ben non! C'est une aubergine! Il est attardé! HAHAHAHA!" Lew adopta une expression fort pensive, tandis que Vincent se tapait la cuisse tant sa blague était drôle. Supposément.  

"Hilarant, non?" s'exclama-t-elle en essuyant une larme au coin de son oeil provoquée par son fou-rire.

"...Si vous le dites." répliqua poliment Lew, faisant de son mieux pour comprendre ce qu'il y avait d'amusant à ce que l'acolyte venait de lui raconter. "Mais pour en revenir à la Shérif...

-Désolé mon p'tit, la place est déjà prise. 

-Non, pas à propos de ça. Est-ce que...est-ce que mada...mademoiselle Tinker va bien? Hier encore, elle paraissait dans tous ses états, elle...elle avait l'air bien différente." Le sourire de Vincent s'évanouit aussitôt, tout comme sa voix adopta dès lors une tonalité plus grave. 

"-Je ne saurais pas vraiment quoi te dire. Mais moi aussi, elle m'inquiète..." dit-elle lentement, ses mots à moitié étouffés par le cigare qu'elle avait toujours dans la bouche. Soupirant un parfait rond de fumée, elle repris : "C'est à cause de l'affaire March...ça tape tout le monde sur le système, et pas seulement Hermione. 

-Y a-t-il eût du progrès dans l'affaire? 

-On fait tout notre possible, mais la fille March est pire qu'une anguille! On pense la tenir, et PAF! (elle cogna un poing dans sa main) Elle nous file entre les doigts! On a de bonnes raisons de penser qu'elle serait à GreenSmith en ce moment même, alors tout le monde s'active encore plus que d'habitude.

-Oui, j'ai remarqué. Depuis quelques jours, le commissariat est en pleine effervescence. 

-Si la fille March est bien dans le compté comme nous le pensons, il faut absolument que nous l'attrapions au plus vite! On ne peut plus se permettre de la laisser filer... Si elle nous échappe encore, je...je ne sais pas dans quel état cela va mettre Hermi', mais ce ne sera pas beau à voir..." Vincent posa son cigare presque terminé dans le cendrier. Son visage, ordinairement jovial et sympathique, avait en peu de temps adopté des traits beaucoup plus dur, comme si un mal sous-jacent les avaient fait surgir d'un coup. Lew fixa sa supérieure d'une mine compatissante. Il savait parfaitement que Vincent se souciait bien plus de sa compagne que de la fille March, et ayant lui-même eût un aperçu l'autre jour de l'état dans lequel était la jeune Shérif, il n'en fût qu'encore plus désolé pour sa collègue. 

"Comment va-t-elle?" demanda-t-il en posant doucement sa main sur l'épaule de Vincent, dont la respiration s'était faite plus lente et pesante. 

"-Je ne l'ai pas vue depuis qu'elle a quitté le commissariat en trombe l'autre jour..." avoua-t-elle d'un air dépité. "Elle m'inquiète. Je connais bien Hermi' : c'est une gentille fille, mais il vaut mieux ne pas la mettre en colère...hé; elle doit tenir ça de sa cousine! Il lui arrive de s'énerver ou de se laisser entraîner par ses sentiments, mais... Pour être honnête, je ne l'ai jamais vue dans un tel état..." Elle porta sa main mécanique à son visage, secouant la tête comme pour se persuader que tout cela n'était pas la réalité. Mais ça l'était. Lew soupira profondément. Voir la Shérif piquer une crise d'hystérie était une chose, voir l'acolyte dans un tel état de dépit en était une autre. Oui, pour le bien de tout le monde, mieux valait que la fille March se fasse coffrer au plus vite. Ainsi, GreenSmith retrouverait la paix, les rues seraient un peu plus sûres et les habitants un peu plus rassurés, mais aussi Hermione et Vincent redeviendraient comme avant; l'une la gentille et parfois un peu maladroite, mais toujours désireuse de faire le bien Shérif, et l'autre le soutien infaillible, drôle et rigolard et toute circonstance acolyte. Que la fille March se fasse attraper, juger, et emprisonner, c'était tout ce qu'elle méritait; quelle que soit la raison pour laquelle elle dérobait les morceaux de clé! Ou alors peut-être même méritait-elle la mort. Oui. Cela semblait plus juste. Qu'elle meure! Qu'elle meure, la fille March! Pour le bien commun!

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(ET PENDANT C'TEMPS LA DANS L'BAYOU!) : 

Assis sous son grand arbre, Nat Craft grattait quelques notes de son banjo dont le son avait été usé par d'innombrables années de bons et loyaux services. A ses côtés, les insectes environnants étaient fort occupés à prendre un thé, chose qu'ils faisaient ma foi une bonne partie de la journée. L'air était humide, l'atmosphère pestilentielle et étouffante, atténuée uniquement sous le grand palétuvier asséché où tous les insectes et leur gourou en jarretelles avaient élu domicile. Aux branches mourantes avaient été installés moulte lampions colorés où certains aimaient se masser, la lumière disparaissant bien vite au sein de la moiteur du bayou, situé à la profonde frontière des plages de OrangeSmith et des cimetières de BlueSmith. D'autres préféraient se terrer dans une des nombreuses cavités ayant été creusés à même l'écorce de l'arbre, où n'importe quel humain en observant l'intérieur aurait été surpris d'y constater toute la technologie dont disposaient les sextapodes et octopodes. Pour peu, c'était une vraie petite ville, avec son peuple, ses coutumes, sa culture, ses commerces et ses croyances qui avait puisé à même l'âme du vieux palétuvier toutes les ressources dont elle nécessitait pour prospérer. Allons, prendre une seule âme pour en faire vivre des centaines, n'étais-ce pas là toute la beauté de la civilisation? Nat Craft quand à lui, vêtu depuis tant d'années de ses guenilles noires et salies par le temps, de ses splendides bretelles rouges brillantes et de son inséparable chapeau, mâchait lentement quelques feuilles séchées qu'il se distrayait à recracher en petites boulettes (le but était de faire à la fin une pyramide de boulettes, approximativement). 

Soudain, tous les insectes stoppèrent immédiatement les activités auxquelles ils vaquaient jusque là, pétrifiés. Un bruit s'approchait...quelqu'un venait! En moins de temps qu'il ne fallut pour le dire, tous déguerpirent au pas de course vers le coeur du vieux palétuvier, comme si la carcasse de ce solide gaillard centenaire était en vertu de les protéger, eux, ses colonisateurs, grâce à un quelconque pouvoir magique et mystique. Seul Nat Craft resta. Quand l'intrus pénétra dans le sanctuaire des insectes, les lieux trahissaient une désertion paniquée et anarchique. Des tables et du thé avaient été renversés par terre, certains lampions avaient été à moitié arrachés dans la hâte d'être éteints au plus tôt; et bien qu'il ne régnait désormais plus qu'un silence de mort dans le bayou, seul Nat Craft continuait de jouer un de ses blues légendaires dont il avait le secret. 

"Doo-doo-doo-doo! Ma y'sui Nat Craft, dans c'banjo j'té montreré hein monde perduuu! Doo-doo-doo-doo-doo!

-Tes amis devraient être habitués depuis le temps que je viens ici!" déclara Naomi d'un air faussement vexé en faisant craquer quelques brindilles sur son chemin. 

"Et yé té déjà dit qu'ils n'y aiment pô la compagnie des zhomains." répliqua le grillon dans son accent pas possible. Naomi haussa les épaules avant de s'asseoir en tailleurs à même le sol devant son comparse. 

"J'ai quelques informations à te revendre, mon cher Nat! Et aussi une question à te poser." Nat Craft laissa s'échapper un gros rire sombre et guttural de sa gorge. Posant son banjo à ses pattes, il enleva son couvre-chef, laissant place à un petit crâne bosselé, verdâtre, dégarni, avec trois misérables vestiges de ce qui avait dû être des cheveux dans le temps subsistant sur le caillou. 

"Mé un sou dans mon chapeau, et lé banjo té dira c'que tu dah savoér!" articula celui-ci, voyant que Naomi avait déjà préparé sa pièce, et la jeta dans le haut-de-forme d'un lancer parfait. Aussitôt, ce fût comme toutes les pensées de Naomi parvinrent à l'esprit du grillon sans qu'aucun des deux n'ait besoin d'ouvrir la bouche. 

"Aaah, yé vois où tu veux en venir." dit finalement Nat après quelques minutes de silence. "Mais tu as aussi dit qué tou voulais mé poser une question, non? 

-Oui, exact. Devine à propos de qui!

-Hahaha!" résonance tout à fait spectaculaire il y eût dans ce rire. "Yé pense qué nous le savons tous les deux, ma chère Naomi. Lé banjo ne t'as-t-il pas apporté toutes les réponses qué tu voulais? 

-Je voulais pour une fois l'avis de mon ami Nat Craft le grillon en jarretelles, et non de son banjo! Ne le prends pas mal, surtout. Ton banjo est d'une grande aide, et ces bretelles t'apportent un charme inimitable!

-Toujours les mots justes venant dé toi, Naomi!" sourit le grillon en croisant ses pattes. "Allons, qué vé-tu savoér à propos dé la fille March? 

-Hé bien pour commencer, les choses s'activent de plus en plus à GreenSmith. La maréchaussée met vraiment le paquet pour mettre la main sur elle, cette fois-ci. 

-Tu as bien tout fait comme nous en avions convénu? 

-Bien sûr! Ne sous-estime jamais les contacts de Naomi Dorcas Sawyer, mon bon Nat! Au final, c'est encore plus de personnes que prévu qui ont accepté de prendre les traits de la fille March! C'est la pagaille dans tous les comptés, et ne parlons pas de GreenSmith!

-Si tout sé passe bien, alors pourquoi vé-tu mé poser une question? 

-Hé bien, quand elle saura pour la Couronne de Trafalgar...car je vais m'arranger de mon côté pour que tout se déroule comme prévu... Devrais-je la guider vers toi après? 

-Yé pense qu'elle se guidera toute seule. 

-Et si ce n'est pas le cas? 

-Lé banjo mé l'a dit, Naomi. La fille March finira bien par venir ici. Quand elle séra au bord du désespoir ou dé la folie, ou dé deux, ou même pire encore, elle viendra. 

-Alors pas de souci?" demanda Naomi en esquissant un ridicule petit sourire satisfait. 

"Pas dé souci." répéta Nat, gratifié à son tour d'un magnifique sourire édenté, laissant apercevoir les quelques dents qui lui restait, jaunes et pourries pour la plupart. 

Les deux échangèrent un terrifiant rire qui résonna à travers toutes les profondeurs du bayou...


Découvrez vite la suite au chapitre suivant : "Au sommet de la Grande Fumante"!

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