Chapitre quarante-huitième : La Muse glaciale et l'armoire à glace
"Ainsi donc, mademoiselle Crocker, en quoi devrais-je vous engager vous au lieu de tous ceux ayant déjà postulé ce matin? Dites-moi pourquoi vous désirez ce poste, et pourquoi vous le mériteriez davantage que les autres." demanda la charmante, délicieuse, délicate, et agréable Zelda Amaryllis Butler à Vertiline une fois l'une dans le bureau de l'autre. Notre héroïne s'était certes attendue à croiser la femme qui, d'un certain côté, était à l'origine de la chasse à l'homme organisé contre elle, mais si tôt...si directement... Le simple fait de croiser Zelda ou d'échanger une formule de politesse avec elle fût perçu comme une sorte d'épreuve que Vertiline avait tant bien que mal tenté de surmonter mentalement. Alors imaginez bien que se retrouver tout à coup face à face avec cette chère Zelda à peine entrée dans la Fabrique, celle-là même dont Vertiline avait temporairement volé l'identité.... Oui, on pouvait le dire, la douce mademoiselle Butler avait l'art et la manière de paraître aux moments les moins propices possibles!
"Hé bien voyez-vous, j'ai auparavant travaillé pour ma mère à la biscuiterie Crocker, où j'y ai appris toutes les ficelles du métier." commença Vertiline en faisant encore plus d'effort que d'habitude pour paraître naturelle, c'est vous dire si elle s'efforçait!
"-Et pourquoi voulez-vous désormais travailler pour la concurrence?" demanda Zelda de sa voix insupportablement coupante et pédante. Vertiline dû faire un effort surhumain pour maîtriser son envie de lui répondre avec au moins autant de supériorité mauvaise.
"Des désaccords familiaux, je le crains. Je ne voulais pas passer ma vie dans une petite biscuiterie alors que je pouvais offrir mes services à la plus grande Fabrique de HighSmith!" répondit poliment Vertiline en prononçant chaque mot avec plus de douceur et d'amabilité que le précédent. Zelda la toisa de ses deux petits yeux verts plus vicieux que des prunelles de serpent, et nota tout ce qui lui semblait important de noter sur une feuille jaunie au moyen d'une longue plume virevoltant élégamment au rythme saccadé de son écriture. Son visage anguleux et droit, qui semblait ne jamais avoir esquissé ne serais-ce que l'ombre d'un sourire se sublimait dans sa posture tout aussi droite et implacable, traduisant un sérieux, une rigueur et une rigidité qui devaient avoir été forgés à même ce corps dès son plus jeune âge. C'était quelque chose d'autant plus visible maintenant que Vertiline se retrouvait face à elle en plein jour. Rien, en la personne de Zelda Amaryllis Butler, ne semblait traduire un seul soupçon de tendresse, de gentillesse ou d'altruisme; comme si l'aigreur et la froideur avaient trouvées leur définition même en ce corps osseux dont chaque forme était découpée avec la plus intransigeante des précision. Installée sur une grande chaise en bois et aussi droite qu'une équerre, Vertiline devinait que l'angle entre son bassin et sa colonne vertébrale devait être d'exactement quatre-vingt-dix degrés, pas un de plus ou de moins. Sa silhouette se définissait de sorte à être parfaitement symétrique au grand tableau accroché derrière le bureau où les deux s'entretenaient actuellement. Aussi curieux que cela puisse paraître, la peinture ne comportait aucun dessin, pas même une quelconque forme qui l'aurait fait passer pour l'oeuvre d'un génie dans l'art contemporain. Mais ce n'était pas le cas. Il ne s'agissait que d'une grande toile recouverte d'une peinture brunâtre très foncée, tirant sur le rouge en son centre et sur le noir en ses extrémités. De ce faire, la silhouette de Zelda se peignait tant dans le tableau que dans la réalité, ne contribuant que davantage à accentuer l'expression d'autorité et de froideur qui se dégageait d'elle ordinairement. Zelda était le tableau; plus précisément, elle en était la froide Muse aux cheveux d'or pâle et au regard de jade glacée, sublimée par la sombre atmosphère dépeinte derrière elle. Soufflant, elle répondit par un simple "Hum." désintéressé.
"Pour quel poste postulez-vous en particulier, mademoiselle Crocker?" poursuivit-elle en transperçant Vertiline de son regard inquisiteur. Vertiline fit tout son possible pour ne pas paraître perturbée par sa question.
"Je suis capable d'assurer tous les postes!" répondit-elle en se demandant, une fois de plus, comment elle faisait pour inventer des mensonges aussi énormes, et encore plus pour les faire paraître crédibles. Zelda émit un rire étouffé qui n'alla pas plus loin que l'intérieur de sa gorge et se transforma donc en un râle sourd qui intimida un peu Vertiline. Elle posa ses deux coudes sur le bureau, sortant du tableau pour sembler rentrer à pleins bras dans la réalité.
"-Pouvez-vous réparer une machine?" demanda-t-elle en continuant de fixer Vertiline. Et Zelda devait s'arranger pour cligner des yeux exactement en même temps que son interlocutrice, car Vertiline ne la voyait jamais effectuer ce geste commun. Terrifiante, terrifiante, la douce madame Butler... Et sachez que durant tout l'échange qui va suivre sous peu, Zelda n'aura de cesse de s'étaler un peu plus en longueur sur son bureau, sortant petit à petit entièrement du cadre du tableau, arrivant jusqu'à un stade ou elle se retrouvera même à avoir posé un genoux sur le bureau et un pied sur la chaise, au point ou Vertiline s'attendra presque à la voir bondir sur la table lors de son triomphe d'ici peu de temps.
"-Oui!" répondit Vertiline pleine d'aplomb.
"Êtes-vous capable d'effectuer la même tâche plusieurs heures d'affilé sans pause?
-Oui!
-Vous n'êtes allergique à aucun aliment ou colorant entrant dans la composition de nos produits?
-Non!
-Avez-vous une licence culinaire?
-Oui!
-Qui vous l'a prodiguée?
-Madame Betty Crocker!
-La folle qui crie au bonhomme pain d'épice...
-Oui!
-Savez-vous cuisiner?
-Oui!
-Êtes-vous une menteuse?
-O-Non!
-Prouvez-le!
-Si je puis me permettre, pourquoi dois-je vous le prouver?
-Personne n'est capable d'effectuer à la perfection toutes ces tâches.
-Hé bien aujourd'hui, vous avez trouvé la seule personne qui en est capable!
-Vous mentez.
-Certes non!
-Il est une tâche que vous ne pouvez décemment pas accomplir.
-Permettez-moi de vous demander laquelle.
-Ma foi, il suffit de vous regarder pour le savoir!
-Je vous demande pardon?
-Vous ne pouvez pas faire le travail des coursiers.
-Des...coursiers...
-Avec vos bras de sauterelle, je vous pense incapable de porter des choses lourdes à longueur de journée sans vous rompre la colonne vertébrale.
-Malheur...vous dites juste...!
-HA!" Durant tout l'échange, comme il vous l'avait été précisé plus haut, Zelda n'avait eût de cesse de s'étaler un peu plus en longueur sur son bureau, sortant petit à petit entièrement du cadre du tableau. Au stade où elle se trouvait, elle avait même posé un genoux sur le bureau et un pied sur la chaise, et Vertiline s'attendait presque à la voir bondir sur la table lors de son triomphe, mais elle se cogna le tibia contre une bordure du bureau avant que ce ne fût-ce le cas, étouffant un cri de douleur que se résulta en une expression faciale particulièrement...particulièrement...je n'ai pas les mots! Comme toujours, Zelda en colère, ou même Zelda perturbée par quelque chose est un tel spectacle que les mots suffisent rarement à en retranscrire toute...l'originalité. Oui, l'originalité! Voilà un mot qui convient! Nous disions donc, l'expression faciale de Zelda Amaryllis Butler était originale!
"Mais nous avons bien assez de coursier pour l'instant." acheva-t-elle en contractant tous les muscles de son visage pour masquer la douleur qui la saisissait (ce qui la rendait encore moins avenante au passage). Elle repris : "Mademoiselle Crocker, êtes-vous donc entrain de me dire que vous pouvez assurer aussi bien le poste d'un mécanicien que d'un chef cuisinier, autant que celui d'un travailleur à la chaîne ou d'un goûteur? Ne prenez pas ce dernier poste à la légère, les recettes inventées par M. Crumblepie sont parfois si uniques que l'estomac de nos goûteurs ne s'en remet pas. Rien que cette année, nous en avons perdus au moins cinq.
-J'ai l'estomac solide.
-Qu'importe, nous avons déjà trois goûteurs en activité. Voyons, mademoiselle Crocker... Après vérification, je pense avoir un emploi à vous procurer.
-Oh, vraiment?
-Oui, vous êtes chanceuse.
-Je n'en doute pas!
-Vous êtes appréciable, contrairement à tous les demeurés, les vas-nus-pieds, les histrions, les culs-de-basse-fosse, les aliborons, les rossards, les paltoquets, les gripemminauds, les sycophantes, les orchidoclastes, les ambisenestres, les gougnafiers, les nodocéphales, les coqueberts, les coprolithes, et encore, les mots me manquent, qui travaillent ici ordinairement! Il est si compliqué de trouver du personnel de qualité à GreenSmith... M'écoutez-vous, mademoiselle Crocker?" Vertiline cligna innocemment des yeux. Une fois, puis deux, puis trois, en esquissant un sourire pincé. Elle avait beau se vanter, pour une fille issue de Popkin's, d'être intelligente et cultivée, autant était-elle persuadée de n'avoir entendu dans toute sa vie que seulement deux ou trois de ces mots élogieux prononcés par Zelda. Par ailleurs, elle devait sûrement s'entraîner devant un miroir pour les déblatérer à une telle vitesse et avec tant d'assurance...
"Heu...oui, bien sur!" répondit distraitement Vertiline. Zelda venait de reprendre son air de Muse des glaces.
"-Bien." déclara-t-elle d'un ton fort aigri qui n'était guère surprenant. "Je ne doute pas, au vu de tous vos dires si élogieux envers votre personne, que vous débordez de compétences qui nous serons plus qu'utiles au sein de cette Fabrique, mademoiselle Augusta Florence Crocker. Seulement voyez-vous, les cophrolites et autres orchidoclastes travaillant ici ont beau être ce qu'ils sont, la plupart effectuent à peu près bien leur travail. Et renvoyer ne serais-ce qu'une de ces personnes, surtout les plus pauvres, pourrait avoir des conséquences externes...gênantes. Car ainsi procèdent les pauvres : si un dans la famille se fait renvoyer, c'est tout le quartier qui en sera vite averti le jour même au bistrot du coin, où la bière et la vinasse deviennent l'espace de quelques heures volages l'hydromel de ces traîne-misère avide de la moindre occasion de hausser la voix en masse, manifester, ou même PIRE! Savez-vous ce qui est pire que les pauvres, ou que les manifestations des pauvres, mademoiselle Crocker?
-N-Non.
-La GRÈVE DES PAUVRES! Aïe!" Nouveau coup de tibia dans le rebord du bureau.
"-S-Si je comprends bien..." commença Vertiline d'une voix calme et claire "Êtes-vous entrain de me dire que malgré mes indéniables talents et compétences...tous les postes sont déjà pris?
-Tous sauf un!" souffla Zelda dans un grognement douloureux tout en se massant la jambe. "Vous êtes engagée, mademoiselle Crocker! Et j'espère que vous n'avez pas peur de la salissure, que ce soit pour vous ou vos vêtements. Vous commencez dès à présent, alors tâchez donc d'ôter cette tenue pour un habit plus confortable. Il n'est conseillé à personne de ramoner en robe." Le visage de Vertiline vira soudainement à une teinte extrêmement pâle.
"Vous...m'engagez comme...r-ramoneuse...?" articula-t-elle du mieux qu'elle le pût sans manquer de s'étrangler toute seule.
"-Vous voulez un travail dans cette Fabrique, oui ou non?" demanda Zelda du tac-au-tac sur un ton intransigeant, presque agressif.
"-...Oui..." chuchota Vertiline, les mots semblant mourir dans sa bouche avant même de parvenir à ses lèvres.
"Très bien." dit sèchement Zelda sans esquisser l'ombre d'un sourire. Elle plaça ensuite devant Vertiline le document qu'elle s'était appliquée à remplir jusque là. "Signez." dit-elle, autoritaire. La main moite, Vertiline empoigna la plume que Zelda lui tendit également, jetant un bref regard aux notes soignées de son employeur. Toutes les informations qu'elle avait donné précédemment à Stanislas se retrouvaient ici, avec néanmoins une seule case ajoutée en plus, vers le bas près de l'emplacement de la signature : "Engagé(e) comme : RAMONEUSE". Ra-mo-neuse. Le mot se découpa en ces trois syllabes très distinctes dans l'esprit de Vertiline, chacune lui faisant l'effet d'un coup de couteau dans le ventre. Jamais plus depuis ses neuf ans, âge symbolique ou elle avait définitivement fuit Popkin's et son ancienne vie, Vertiline n'avait été désignée sous l'appellation de ramoneuse. Ramoneuse. Non seulement c'était un mot particulièrement laid (encore plus au féminin), mais plus que tout, le simple fait d'être à nouveau appelée ainsi fût un choc que Vertiline eût du mal à supporter. Car elle ne supportait pas d'être nommée de la sorte. Elle ne le supportait pas, car, comme toute chose liée à son enfance, Vertiline avait préféré tout oublier volontairement et ne plus jamais s'en soucier. Mais le temps semblait venu pour elle, depuis qu'elle était revenue à GreenSmith, de faire face à ce qu'elle avait sans doute trop longtemps renié et dissimulé en elle depuis dix-sept longues années. Dix-sept longues années années à fuir, directement comme indirectement, tout ce qui la rattachait à son rang de native du compté de GreenSmith. Dix-sept longues années à tourner le dos... Dix-sept longues années à nier... Dix-sept longues années à...
"Signer ne fais donc pas partie de toutes vos compétences, mademoiselle Crocker?" demanda soudain Zelda sur un ton sardonique, tirant instantanément Vertiline de ses sombres réflexions. Elle en avait de plus en plus ces derniers temps...
"Oh, je...excusez-moi." bafouilla-t-elle en s'appliquant à ce que sa signature soit au moins aussi élégante que celle de sa nouvelle patronne.
"-Bien, alors tout est réglé." déclara la Muse Butler en lui arrachant presque la feuille des mains. "Vous commencez dès à présent, et serez rémunérée tous les quinze du mois. Pour aujourd'hui, j'aimerais que vous vous occupiez dans la Grande Fumante, aux deuxièmes cuisines. Elle est bien encrassée depuis un certain temps déjà.
-La...
-Oui. En sortant, tournez directement à droite et descendez deux étages. De là, prenez la deuxième à gauche et continuez tout droit. L'odeur vous guidera.
-B-Bien. Sur ce, je vais donc...
-Une dernière chose, mademoiselle Crocker!
-Quoi donc, madame Butler?
-Approchez." Vertiline s'exécuta. Zelda, qui s'était levée de son bureau (l'on pouvait même voir ses deux énormes bleus faits aux jambes sous sa jupe mi-longue), lui colla sur le haut de sa robe une étiquette sur laquelle il était inscrit '02041157. / RAMONEUSE'. "Tenez." dit-elle froidement en lui plaquant l'étiquette comme on l'aurait fait sur un emballage. "Vous pouvez disposer, maintenant." répliqua-t-elle ensuite tout aussi désagréablement en lui tournant le dos, s'en retournant à sa besogne administrative. Effectuant une petite courbette que Zelda n'aperçut même pas, Vertiline quitta finalement son office sans dire un mot.
Enoch attendait derrière la porte. Dès que son amie fût sortie du bureau de la glaciale Madame Butler, il se mit à trépigner dans tous les sens, impatient de connaître le dénouement de l'entretien.
"Bonne et mauvaise nouvelle..." soupira Vertiline en devinant la question qui brûlait son ami. Elle se rapprocha un peu et lui montra l'étiquette que Zelda venait de lui coller. Enoch compris immédiatement et pris une mine compatissante. Il était au courant du passé de Vertiline, étant une des rares personnes avec tonton Babel et Jeffrey à qui elle avait un jour accepté d'en parler. Il savait donc à quel point ramoner la peinait, tout comme il savait également qu'il s'agissait néanmoins de la seule solution pour eux d'obtenir le morceau de clé en attirant le moins de soupçons possibles. D'autant qu'à y réfléchir, ce poste présentait certains avantages. Certes, crapahuter dans des cheminées sales et étroites ne semblait pas être le job le plus avantageux qui soit, mais d'un certain côté, il permettait à Vertiline d'avoir accès à énormément d'endroits où elle n'aurait sans doute jamais eût l'autorisation de mettre les pieds en exerçant un autre métier. Et bien que peu convaincue, Vertiline ne pouvait nier cette évidence. Soupirant un grand coup, elle se ragaillardit néanmoins, dans un désir de ne pas être trop pessimiste. Accompagnée de son compagnon octopode, elle suivit donc le chemin que lui avait indiqué Zelda, jusqu'à parvenir, effectivement guidée par son odorat dans les derniers mètres, jusqu'à une large porte un fer moulé près de laquelle il était affiché un grand panneau indiquant "CUISINE II".
Après avoir échangé un regard, les deux frappèrent de concert à la porte. Personne ne leur répondant, ils posèrent respectivement une main et une tentacule sur la grosse poignée en verre, pour se rendre compte au final que la porte était ouverte. Pénétrant dans une cuisine en pleine effervescence et remplie de saveurs et odeurs plus délicieuses les unes que les autres, Vertiline et Enoch tombèrent en plein milieu de ce qui semblait être une sérieuse remontrance... La voix d'un homme gigantesque (à peu de chose, il était presque aussi grand que Grace) et coiffé d'une toque qui retombait mollement sur son front ridé résonnait à travers toute la pièce au point d'en faire trembloter les fenêtres et autres accessoires. Plantés devant leurs plans de travail, les pâtissiers et confiseurs travaillaient silencieusement et rapidement, ne souhaitant certainement pas être les victimes du même sermon que se prenait le jeune chef entrain de se faire remonter les bretelles. Dans un fort accent qui rappelait beaucoup à Vertiline celui de Louise, le Grand Toque-Mollassone hurlait :
"TU APPELLE CETTE CHOSE UNE TUILE AUX AMANDES?! MÊME UN CHIEN N'EN VOUDRAIT PAS!" Tout en lui postillonnant au visage, il brandissait devant lui la supposée Sainte Tuile Aux Amandes ratée. "PENSE AUX ALIMENTS PRÉCIEUX QUE TU AS GACHÉ POUR CONFECTIONNER CETTE HORREUR!" Il engloutit la tuile en forçant une expression de dégoût, et attrapa violemment le jeune chef par le bras vers un plan de travail. "OBSERVE!" rugit-il en cassant trois oeufs dans un saladier, puis en ajoutant du sucre et de la farine qu'il mélangea à toute vitesse. "LA CUISINE, C'EST UNE AFFAIRE DE COEUR! D'ÉMOTIONS!" Il jeta presque un liquide chaud bouillant qui sentait bon le beurre fondu dans le saladier et n'en touilla que plus violemment. "C'EST UN ART! TU DOIS RESPECTER TES INGRÉDIENTS! IL FAUT QUE TU LES SUBLIMENT!" De là, il plongea la main dans un plein sac d'amandes encore prisonnières de leur coque, saisit d'une main ferme un gros rouleau à pâtisserie, et donna de grands coups de forcené sur les pauvres amandes innocentes. "TOUT EST UNE QUESTION DE DOUCEUR!" Boum! "DE PATIENCE!" Crac! "DE MINUTIE!" Bam! "D'EXPERTISE!" Croc! Une fois toutes les amandes sauvagement arrachées à leur coque, il posa le rouleau pour se munir à la place d'un large couteau pointu. "POUSSE-TOI ET REGARDE!" aboya-t-il au cuisinier. Il pris toutes les amandes dans sa main et les lança haut dans les airs d'un coup, fendant les fruits tombants de son couteau en hurlant "ATATATATATATATA! AAAATAAAAAAA!" Cette démonstration culinaire achevée, une épaisse poudre beige retomba dans ses mains comme par magie, qu'il s'empressa de jeter dans le saladier avant de touiller avec énergie. "Et voilà! Comment on fait! De bonnes tuiles aux amandes!" souffla-t-il enfin, ayant achevé sa préparation en précisément trente-six secondes, Enoch avait chronométré de tête. "Étales-les et fais-les cuire AMOUREUSEMENT pendant cinq minutes à cent-soixante-dix degrés celcius! Pas un de plus, pas un de moins! Et gare à toi si tu échoue encore à cette SIMPLE tâche, misérable!" Le jeune chef bafouilla plusieurs "Oui, oui!" en tremblant comme une feuille avant de se mettre au travail en silence. Grand Toque-Mollassone soupira d'un air à la fois menaçant et satisfait, maugréant un simple "Non mais!" très guttural, avant de se remettre à aboyer divers ordres. Ses yeux se posèrent soudain sur Vertiline.
Sans prononcer un mot, il souffla comme un taureau le ferait avant d'empaler son torero, s'arma à nouveau de son rouleau à pâtisserie, et s'avança vers la jeune femme à une allure non négligeable.
"Je viens sur ordre de madame Butler!" répliqua Vertiline au quart-de-tour, de peur de se faire refaire le visage à grands coups de rouleau. L'imposant chef la dévisagea avec un oeil plus petit que l'autre, et les lèvres retroussées sur la droite.
"On m'a demandé de ramoner la Grande Fumante." poursuivit Vertiline, pour ne justifier que davantage la légitimité de sa présence ici, où elle était dévisagée comme la pire des vermines. Voilà qui lui rappelait des souvenirs du Cirque... Grand Toque-Mollassone, qui portait sur la poche avant de son tablier une étiquette notée "02346197. / CUISINIER EN CHEF" se redressa de toute sa hauteur (à défaut d'être aussi grand que Grace, peut-être l'était-il autant que Jeffrey) et porta une main à son glabre menton.
"Et tu veux me faire croire que tu vas ramoner dans cette tenue?" demanda-t-il sur un ton beaucoup plus doux que ce à quoi Vertiline s'attendait.
"-J'ai été engagée à l'instant, je n'ai même pas eu le temps de me changer.
-Ah oui? Bon... Tu ne peux pas ramoner sans protection, ce n'est pas acceptable. Ni très confortable, j'imagine. Et où sont ton seau et ton balais?
-Comme je viens de vous le dire, on vient de...
-Oui, oui, je comprends. Je comprends." Il souffla bruyamment. Puis, en maugréant tout bas. "Si je demande à un de ces imbéciles de t'accompagner, à tous les coups ils vont me rater une recette que ça ne me surprendrait pas..." Puis, plus clairement : "BON. Hé bien avec moi, la ramoneuse. Allons te trouver ce qu'il te faut. La Grande Fumante est une cliente exigeante, elle requiers des soins tous particuliers." Sur ce, il passa à travers la porte restée ouverte, suivit par Vertiline et Enoch, tous deux silencieux et échangeant des drôles de regard. "UNE DERNIÈRE CHOSE, LES AUTRES!" beugla-t-il en se retournant d'un coup vers sa cuisine. Tous les chefs se mirent immédiatement au garde-à-vous, la plupart avec une belle goutte de sueur perlant lentement mais sûrement de leur front jusqu'à leur cou. "Ne me décevez pas!" dit-il doucement avant de claquer la porte, dans tous le fracas que cela pouvait faire.
Marchant à une distance de sécurité derrière Grand Toque-Mollassone (il devait bien avoir un nom, mais ce n'est qu'un détail), Vertiline et Enoch tâchaient d'observer au mieux l'intérieur de la Fabrique, ainsi que d'identifier les susceptibles endroits où pouvait se trouver le morceau de clé. Pour l'instant, le seul lieu leur ayant parût susceptible d'abriter un tel trésor était le bureau de Zelda. Mais après tout, la dame Butler n'était pas la seule à la tête de la Fabrique. Il y avait effectivement son (pauvre) époux, Cyrrus, qui était peut-être même encore plus influents que sa reine des glaces de femme. Si c'était le cas, si Cyrrus occupait une position encore plus importante que Zelda, soit la plus haute de la Fabrique, alors il y avait fort à parier que le morceau pouvait se trouver dans son bureau, si compté qu'il ait un bureau, bien évidemment. Soudain, Grand Toque-Mollassone s'arrêta subitement, à tel point que Vertiline, perdue dans ses contemplations, ne le remarqua pas et se cogna le visage dans son dos. Elle s'attendit à ce que GTM (pour les intimes) ne se retourne tout aussi brusquement qu'il s'était arrêté et ne la toise d'un air encore plus menaçant que Zelda, mais il n'en fût rien. Il s'était stoppé devant une rangée de casiers gris identiques s'étendant en longueur sur plusieurs mètres. Aucun ne portait de cadenas, ou ne possédait un quelconque système de protection. Grand Toque-Mollassone en ouvrit un et en sortit un grand balais, un large seau, ainsi qu'une épaisse paire de gants et un large tablier brun en peau d'animal qu'il passa à Vertiline sans dire un mot.
"Merci." répondit gentiment celle-ci en posant le sceau et le balais au sol le temps d'attacher le tablier derrière son dos et d'enfiler les gants. Le patibulaire GTM esquissa un simple signe de tête indiquant qu'il retournait aux cuisines, et Vertiline lui suivit.
"DE RETOUR!" cria-t-il en entrant à grand coup de pied là où il avait laissé les employés à sa charge un court instant, ayant retrouvé sa grosse voix de tout à l'heure. Ayant sursauté comme si ils étaient sur des ressorts, tous les chefs accélérèrent la cadence, quand bien même ils travaillaient déjà à un rythme efficace et soutenu. "ALORS BENNY, CES TUILES AUX AMANDES?" cingla GTM d'un ton terriblement menaçant au chef à qui il avait passé un savon précédemment.
"-P-P-Presque pr-prête, monsieur!" bredouilla celui-ci en tremblotant dans ses guenilles, les jambes arquées d'une manière aussi disgracieuse que ridicule. Grand Toque Mollassone (Ugh!) eût un petit sourire supérieur. Il traça son chemin à travers la cuisine en appuyant le pas pour ne faire que davantage sentir son oppressante présence aux autres, et Vertiline le suivit; compatissant du regard avec les pauvres chefs.
"Voilà la Grande Fumante." déclara-t-il en ayant à nouveau opté pour une voix plus douce, présentant à Vertiline une cheminé grande comme elle n'en avait jamais vue, même à l'époque où elle côtoyait la suie et les espaces étroits tous les jours. Se baissant un peu, Vertiline aperçut une petite échelle de barreaux à l'intérieur du conduit qui devait mener jusqu'au toit; mais le sombre couloir ascendant était si haut et si encrassé qu'elle ne parvenait même pas à en voir le bout. Ayant jeté un bref regard au GTM, qui lui la fixait d'un air appliqué, mais moins perturbant que pour sa cohorte, Vertiline poussa un long soupir rempli d'appréhension, mêlé à une furieuse envie de ne pas y aller. Mais il le fallait bien.
"Ne fais pas cafouiller ton plan... Allez, fais-le! Fais-le pour le morceau de clé! Fais-le pour Jeffrey!" se dit-elle pour s'encourager. Cette dernière phrase parvenue à son esprit, elle retroussa ses manches et les longueurs de sa robe au maximum (tant pis, elle l'avait volée après tout), attacha sa perruque en un chignon serré, saisit le sceau et le balais, et s'engouffra à corps perdu dans la Grande Fumante...
Se retournant vers ses troupes, Grand Toque-Mollassone fonça soudainement vers le jeune chef enguirlandé plus tôt et s'écria d'une voix rauque et tonitruante accompagnée d'un regard sombre :
"VOYONS VOIR CE QU'IL EN EST DE CES TUILES AUX AMANDES, MON PETIT BENNY!"
Quelles découvertes attendent Vertiline au sein de la Fabrique? Parviendra-t-elle à venir au bout de la Grande Fumante? Qu'en est-il des tuiles aux amandes de Benny? Empressez-vous de découvrir la suite qui viendra APRES le chapitre suivant : "Brèves de comptoir, et ce qu'en pense Nat Craft"!
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