Chapitre quarante-cinquième : La crainte de Betty Crocker
"SPLOSH!"
Quoi de mieux qu'un bon coup de tentacule dans le visage pour se réveiller de bon matin? C'est ce que pensa à moitié Vertiline, tirée d'un sommeil profond à grand renfort d'attaques tentaculaires dans la figure. A tous les coups, Enoch faisait encore un de ses rêves épiques ou il se voyait être le héros d'une aventure grandiose, en conséquence de quoi il gesticulait dans tous les sens dans son sommeil; ce dont Vertiline fit plus d'une fois l'expérience puisqu'il leur arrivait de dormir dans le même lit! A l'origine, Enoch avait bien un aquarium qui lui servait de lit et de bien d'autres choses nécessaires aux céphalopodes seulement, mais le fait est que, depuis qu'il avait surprise Vertiline entrain de sangloter dans ses draps un soir (sans doute pensait-elle à Jeffrey) , il était sorti tout trempé de son domicile aquatique pour aller la consoler, habitude qu'il ne perdit jamais vraiment; quand bien même Vertiline n'avait presque jamais recommencé à pleurer toute seule la nuit par la suite. Cela occasionnait donc quelques accidents comme par exemple le cas mentionné plus tôt. Le pire dans tout ça était aussi qu'en général, Enoch s'emportait tellement dans ses aventures oniriques qu'il pouvait très bien continuer à gigoter comme un forçat sans se rendre compte qu'il donnait un coup, puis deux, puis dix à son amie. D'ailleurs, Vertiline ne comptait plus les fois ou elle s'était elle-même extirpée de son lit pour trouver refuge sur un vieux fauteuil rouge molletonné, abandonnant finalement le matelas à son poulpe et ses picaresques rêveries.
Quand bien même, Vertiline n'avait pas le souvenir de s'être assoupie... Son dernier souvenir remontait à hier soir lorsque, épuisés par leurs récentes aventures, elle et Enoch avaient nostalgiquement passés la porte de leur petite maison à Popkin's. Heureux de retrouver leur petit confort longtemps délaissé, chacun était immédiatement retourné à ses habitudes, trop peu pratiquées à leur goût ces derniers mois. A peine la porte passée, Enoch s'était en effet rué vers ses instruments de musique (tous volés à l'exception du tuba, qui lui avait été emprunté plus ou moins légalement), et avait commencé à jouer une java d'enfer!
Vertiline s'était quand à elle d'abord servie une bonne tasse de thé, puis avait foncé vers sa bibliothèque une fois le festif récital d'Enoch achevé pour y reprendre immédiatement sa dix-septième relecture intégrale de son oeuvre favorite : '20 000 lieues sous les mers', de Jules Richard Vleisherne. Elle avait beau le lire tous les ans (si ce n'est plusieurs fois en une année), et ce depuis qu'elle avait été adoptée par Babel, elle ne s'en lassait jamais. Elle en était même venue à un point ou elle connaissait bien mieux l'identité des personnages de l'histoire que de ses proches, avait mémorisé plus ou moins tous les dialogues par coeur, et en avait appris bien plus sur l'aéronautique en lisant chez elle qu'un apprenti ne le pourrait en deux ans de pratique. Après quoi, alors qu'Enoch venait d'achever un solo de guitare sèche maîtrisé à en faire pâlir un certain Django, Vertiline se souvenait s'être levée et avoir poursuivit sa lecture debout et à voix haute pour se concentrer sur la fin de son chapitre en court et ne pas s'assoupir (car le sommeil la guettait).
"Par les vitres ouvertes du salon, je vis de grands poissons effarés qui passaient comme des fantômes dans les eaux en feu. Quelques-uns furent foudroyés sous mes yeux !"
Bercé par la voix de son amie et sentant finalement la fatigue poindre en lui à son tour, Enoch posa ses instruments et se dirigea vers son aquarium. Il avait grand besoin d'être nettoyé! Après tout, cela faisait près de deux mois qu'il n'avait pas changé l'eau, et il flottait d'ailleurs dans l'air un léger relent de marée basse... Habitués à entretenir lui-même sa couche depuis l'incarcération de Vertiline, Enoch s'activa alors pendant plusieurs minutes à, dans cet ordre : vider, nettoyer, récurer, poncer, lustrer, remplir, et décorer son aquarium lui-même, tandis que son amie demeurait toujours captivée dans sa lecture, dont Enoch connaissait également quelques passages par coeur à force d'entendre Vertiline les lire à voix haute.
"Le Nautilus descendait toujours. Je pensais qu'il retrouverait le calme à une profondeur de quinze mètres. Non. Les couches supérieures étaient trop violemment agitées. Il fallut aller chercher le repos jusqu'à cinquante mètres dans les entrailles de la mer."
Suite à quoi, Enoch s'était confortablement installé dans son petit nid aqueux, on-ne-peut plus satisfait de retrouver à nouveau le contact de l'eau, qu'il n'avait pas expérimenté depuis bien longtemps. Il avait au passage invité Vertiline à en faire de même en lui entourant la taille d'une tentacule, la jeune femme s'étant laissée faire, trop absorbée par les efforts qu'elle effectuait non seulement pour se concentrer sur ce qu'elle lisait, mais aussi pour ne pas s'endormir; bien qu'elle était la première à avoir besoin de sommeil (la Shérif exceptée). En finalement peu de temps, Vertiline se retrouva donc assise -bientôt affalée- contre l'aquarium d'Enoch, peinant à lire la dernière phrase du dix-neuvième chapitre de '20 000 lieues sous les mers' avant que ses yeux ne se ferment pour de bon.
"Mais là, quelle tranquillité, quel silence, quel milieu paisible! Qui eût dit qu'un ouragan terrible se déchaînait alors à la surface de cet Océan?"
Enfin quoi qu'il en soit, tout ce qui a été dit plus haut n'a guère de rapport avec les événements de ce chapitre. Vous savez donc pour l'instant que Vertiline a mystérieusement bougé de l'aquarium à son lit durant la nuit et que Enoch y était probablement pour quelque chose (par esprit de déduction!), mais ce n'est pas ce qui nous intéresse présentement. La question était plutôt : comment allaient-ils obtenir l'ultime morceau de clé nécessaire à leur larcin ultime qui les mènerait alors à la fin de cette histoire, qui ma foi s'approche irrémédiablement de son inéluctable conclusion... Mais n'allons pas si vite en besogne! Pour l'instant, Vertiline doit encore sortir de son lit et réfléchir à un plan pour pénétrer dans la Fabrique de sucrecarries de GreenSmith...
Ce qu'elle fit. Une fois une jupe brune claire et une chemise blanche à jabot enfilés, et ses cheveux verts coiffés de sorte à imiter le lobe frontal d'Enoch (n'aviez-vous jamais remarqué?), Vertiline se dirigea vers un vieux placard situé en hauteur et qu'elle ne pouvait atteindre qu'en se juchant sur un tabouret pour espérer y trouver de quoi se remplir le ventre, et aussi celui de son ami. Ce qui était pratique avec Enoch, c'est que les petits poissons et crustacés dont il se nourrissait habituellement pouvaient être rances, avariés, tout secs, rabougris et jaunis dans leur petit bocal (qui dégagea une odeur unique en son genre de vieille poissonnerie lorsque Vertiline l'ouvrit); il serait capable de tout engloutir d'un coup et d'en redemander! Il allait par ailleurs falloir en repêcher sous peu, au vu de l'état des stocks... Ah, ça! Que dire de la pêche! Durant les premiers mois d'Enoch avec Vertiline, celui-ci grandit à vu d'oeil, non sans ingurgiter quotidiennement au moins quatre fois sa taille en petites bestioles marines. En conséquence de quoi, les deux eurent pour habitude de passer parfois des journées entières sur les plages de OrangeSmith à réapprovisionner le garde-manger d'Enoch, ce qui lui permettrait de tenir pendant environ deux jours.
Vertiline déposa les petits crabes et poissons fripés et rabougris dans un bol, attendant qu'Enoch n'achève ses épopées oniriques pour les lui donner. L'odeur du repas de son ami lui secouant encore les narines (la baffe involontaire d'Enoch l'avait à moitié réveillée, le bocal et son contenu avaient fait le reste), elle s'enquit alors de trouver de quoi se repaître. Il lui semblait bien qu'elle s'était servie quelque chose hier en rentrant...oui, ce devait être du thé. Il y avait du thé, c'était déjà ça. Seulement voilà, le thé a beau désaltérer, il ne tient guère au corps. Vertiline se hissa alors sur la pointe des pieds sur son tabouret (mais quelle idée d'installer une étagère en hauteur quand on mesure moins d'un mètre soixante?!), fouillant son garde-manger de fond en comble pour y trouver quelque chose de comestible. Ce ne fût pas chose aisée. En cherchant bien, elle se mit à sortir respectivement un pain dur comme du bois qui à ce stade pouvait davantage faire office de massue que d'aliment, plusieurs bocaux remplis d'herbes aromatiques et uniquement d'herbes aromatiques (elle ne se souvenait même pas pourquoi elle avait ça chez elle), et un sac rempli de...'légumes', dont il était préférable de ne pas décrire l'état. Rien à manger, donc...
Finalement, alors qu'elle s'apprêtait à baisser les bras, elle sentit quelque chose lui tomber droit sur la tête, comme si la chose en question eût attendue qu'elle tourne le dos pour se manifester. Vertiline se baissa pour regarder de plus près ce qui lui était tombé dessus : miracle! Un petit cookie qui devait encore être comestible, puisqu'il était conservé dans son emballage. Un Betty Crocker, les meilleurs de tout HighSmith, songea Vertiline en l'avalant d'une bouchée.
Après encore quelques minutes, Enoch se réveilla enfin de ses rêves agités (si agités qu'il en tomba du lit), et, se massant avec trois tentacules, s'approcha vers Vertiline, ayant déjà senti l'odeur (parfaitement insupportable) de son petit-déjeuner.
"Bien dormi Enoch?" demanda Vertiline sur un ton à moitié sarcastique. Levant ses grands yeux globuleux vers elle, Enoch ne pût soudainement contenir un couinement hilare.
"Hé bien quoi?" s'étonna Vertiline "J'ai quelque chose sur le visage?" Ne cessant de couiner de rire, Enoch hocha grandement la tête et attrapa un petit miroir à proximité qu'il tendit à Vertiline. La jeune femme laissa un petit "Ah!" à peine étonné s'échapper de sa gorge, tandis que ses zygomatiques effectuaient une grimace grandiose au même moment. En effet, il se trouvait que la baffe accidentelle d'Enoch avait été telle qu'elle avait laissé une énorme marque ventousée qui lui traversait toute la figure. Mais bon. Ce n'est pas comme si cela arrivait assez régulièrement... Souriant un peu béatement, Vertiline haussa finalement les épaules. Elle attrapa sur ce un bol qu'elle avait rempli de crustacés nauséabonds, et ce fût à son tour de s'amuser de son ami. Dès qu'il était question de nourriture, Enoch oubliait toutes ses priorités pour laisser son estomac prendre le contrôle de ses agissements. Et en ce qui concernait les fruits de mer (il avait d'ailleurs une préférence pour les palourdes), plus ils étaient vieux et puants comme dans le cas présent, plus il les appréciaient! Ayant bien compris cela, Vertiline plongea sa main dans le bol et en sortit un petit poisson tout ratatiné sur lui-même qu'elle brandit devant Enoch. Aussitôt, le céphalopode se jucha sur ses tentacules, en brandissant deux autres en avant et prenant un air quémandant.
"Viens le chercher!" le taquina Vertiline en levant sa prise le plus haut possible dans les airs. Elle avait juste oublié que hissé sur la pointe de ses tentacules, Enoch la dépassait sans problème, et il n'eût donc aucun mal à attraper son en-cas. "Oh...bon, tiens." soupira Vertiline en lui tendant le bol d'un air un peu déçu, ayant oublié leur légère différence de taille.
Alors qu'Enoch dévorait goulûment, Vertiline se mit à tourner en rond dans la salle à manger, qui lui servait aussi de cuisine, de chambre et de salle de bain (car sa demeure n'était composée que d'une seule pièce), se mettant à réfléchir à voix haute à propos du plan qu'il était nécessaire d'établir pour pouvoir entrer dans la Fabrique. La dernière fois, Vertiline était parvenue à y pénétrer de nuit par un conduit d'aération. Mais étant donné que la sécurité en ville -et encore plus à la Fabrique et à l'Aquarium- avait été renforcée depuis son escapade de prison, peut-être était-il préférable de ne pas jouer aux voleuses pour une fois... La Fabrique de sucrecarries de GreenSmith fonctionnait à plein régime sept jours sur sept (elle était d'ailleurs un facteur non-négligeable de la pollution du compté), et ne recevait aucun visiteurs. Les seuls autorisés à y pénétrer étaient évidemment les employés, et aussi les propriétaires : Cyrrus Clinton Crumblepie, et son...agréable épouse : Zelda Amaryllis Butler. En conséquence de quoi, si Vertiline voulait entrer le plus sûrement possible dans la Fabrique, le tout en ayant le moins de chance de se faire démasquer, la solution la plus simple était encore de se faire engager.
Il lui semblait pour cela qu'il y avait un établissement quelque part à GreenSmith qui gérait le recrutement et l'administration de tous les employés des grosses usines labellisées du compté (les petites boutiques tenues par des particuliers devaient s'agencer seules). Si telle était sa prochaine destination, cela voulait dire que Vertiline s'apprêtait à marcher toute la journée dans une ville où elle était hautement recherchée, accompagnée d'Enoch (ce qui doublait au moins ses chances d'être repérée). En conséquence de quoi, il lui faudrait au minimum quadrupler de vigilance, d'autant qu'au point ou elle en était, la maréchaussée n'hésiterait pas à mettre sous les verrous la moindre femme à l'apparence ou aux agissements que l'on pourrait considérer comme suspects. Vertiline se dirigea alors vers un petit miroir très vieux et mal dépoussiéré situé près de sa baignoire (elle même située à deux mètres de son lit) et commença à se maquiller comme hier pour cacher sa 'pâleur cadavérique' selon tonton Babel, et avoir l'air le plus 'normale' possible. Après quoi, elle se fixa à nouveau quelques faux grains de beauté, une mouche sur le visage, et enfila sa longue perruque blonde. Voilà. Vertiline n'était plus jusqu'au prochain retour à la maison : désormais, elle faisait à nouveau place à Phoebe Rosalie Silver, une gentille, travailleuse et honnête jeune femme en recherche avec l'agréable compagnie de son poulpe domestique d'un emploi stable, peu importe la rémunération; dans une usine ce serait parfait.
"Viens Enoch! C'est l'heure d'aller chercher du travail!" s'écria-t-elle en glissant les clés dans la serrure de la porte d'entrée. Le céphalopode accourût vers elle à toute vitesse, et les deux eurent tôt fait de quitter Popkin's. Maintenant dans les rues sales et sombres des quartiers environnant, les deux compères avancèrent prudemment tout en veillant au mieux à ne pas éveiller quelques soupçons. Il n'y avait pas une rue où ils ne croisaient pas un agent de la maréchaussée, en conséquence de quoi il leur valait mieux être extrêmement vigilants et quitter Popkins' et les zones défavorisées au plus vite. Avec un peu de chance, l'agence recherchée se trouverait dans la zone industrielle, puisqu'elle gérait l'intégralité de ce qui était en rapport avec le personnel de toutes les grandes usines du compté. La Fabrique de sucrecarries ne faisait sans doute pas exception à la règle. Après quinze minutes de marche, le brouillard verdâtre qui englobait habituellement Popkin's et ses alentours commença à se dissiper, pour laisser la place à une épaisse et brûlante vapeur blanchâtre. Le quartier industriel était tout proche!
Bientôt, les vieilles habitations brinquebalantes et déglinguées firent place à de gigantesques bâtiments, tous plus imposants que les autres de couleur noire, grise ou brune (en fonction du taux de rouille qui les rongeaient). Les rues encrassées de vapeur et de nuages de charbon étaient sombres et mal illuminées, quand bien même il devait être tout au plus neuf heure et demi du matin, et partout dans la ville les lampes à éther de couleur verte étaient déjà allumées, comme si l'on fût en pleine nuit.
Tandis que Vertiline et Enoch poursuivaient leur marche (toujours sans seulement savoir à quoi ressemblait le bâtiment qu'ils cherchaient, précisons-le), ils aperçurent un groupe de trois personnes entrain de malmener une femme qui semblait accablée que l'on ne prenne pas ses dires aux sérieux.
"Je vous dis que c'est vrai!" s'écria-t-elle sur le même ton que prendrait un professeur devant réexpliquer pour la vingtième fois une leçon à des élèves inattentifs.
"-Mais oui, Bibi! Et quand le bonhomme pain d'épice nous aura tous massacrés, on se fera envahir par le colonel Brioche!" ria l'un en lui posant sans réelle méchanceté (plutôt une pitié mal placée) une main sur l'épaule. La femme se vexa.
"-Vous rirez moins quand il vous dévorera vivants, sombres idiots! Mais moi au moins, je ne suis pas une ignorante comme vous autres! Heureusement que j'ai mon talisman sur moi, autrement...
-Autrement, le bonhomme pain d'épice te renverrai en prison, Bibi!
-Jamais! Jamais! Oh, vôtre stupidité n'a d'égale que votre cruauté, mufles! Je m'en vais! Et je ne vous salue pas! Humpf!" Tournant les talons, la femme se retourna d'un coup et partit le menton relevé. Elle portait une petite veste rouge accordée à sa jupe stricte, rouge elle aussi, qui descendait jusqu'au bas de ses genoux. Sa tenue était complétée par une paire de courts talons (rouges), ainsi qu'une chemise blanche. Très classe, la Bibi. Ses courts cheveux bruns étaient élégamment coiffés, le genre de coiffure que portaient les femmes entrées dans la quarantaine, mais le niant en se convaincant aux moins elles-mêmes qu'elles avaient seulement la trentaine. Voir cette femme de face fit l'effet d'un flash à Vertiline. Deux mois qu'elle ne s'était pas aventurée à GreenSmith, et il fallait qu'elle tombe sur...
"AUGUSTA! Est-ce bien toi? Oh, loué soit le Crésus!" s'exclama la dame dès que son regard croisa celui de Vertiline.
"Oh non, c'est pas vrai...!" pensa Vertiline alors que la femme fonça sur elle pour l'étreindre chaleureusement. Cette dame, elle s'en souvenait maintenant qu'elle venait de la revoir : c'était Betty Crocker, ni plus ni moins que sa colocataire de cellule du temps que Vertiline passa derrière les barreaux du pénitencier municipal de GreenSmith! Mais comment, COMMENT par tout ce qui est censé et logique, Betty était-elle parvenue à la reconnaître malgré son déguisement parfait?!
"Hé, Bibi! C'est une amie à toi? Vous allez tendre un piège au bonhomme pain d'épice ensembles, c'est ça?" ria un des types de tout à l'heure. Betty ignora sa pique, ne témoignant son intérêt qu'à Vertiline (qu'elle continuait toujours d'appeler Augusta, soit dit en passant). Elle semblait réellement ravie de retrouver 'Augusta', qu'elle ne cessait de serrer dans ses bras, tout en l'embrassant sur le front ou en l'attrapant parfois par les épaules pour la regarder avec un peu plus de recul.
"B-Betty! Quelle...bonne...surprise!" commença à bégayer Vertiline, notant que certains regards curieux commençaient à se tourner vers elle et son ancienne colocataire. "Viens, allons parler un peu plus loin." poursuivit-elle au quart de tour en l'emmenant par le bras dans une ruelle adjacente. Betty se laissa faire, lâchant simplement un petit 'oh!' au moment ou elle faillit être déséquilibrée quand Vertiline attrapa son avant-bras.
"Comment m'as-tu reconnue?!" s'écria Vertiline sur un ton désemparé une fois elle et Betty à l'abri des regards.
"-Haha, pour toi ce n'est pas compliqué!" déclara fièrement la dame rouge. "Tu as un nez qui ne peut s'oublier, Augusta!" Vertiline aurait évidemment dû se douter que venant de Betty, ç'aurait forcément été une histoire de nez. C'était son truc de reconnaître les gens à leur nez, voilà tout. Quand bien même celui de Vertiline n'était guère différent des autres, Betty ne manquait pourtant jamais de clamer que chaque nez était unique, et celui de Vertiline ne dérobait apparemment pas à cette évidence universelle. Elle continua :
"D'ailleurs Augusta, je n'en reviens toujours pas que tu m'aie laissée toute seule, comme un vieux biscuit trop cuit oublié au fond du four..."
"-Ni moi que tu sois à nouveau en liberté..." pensa Vertiline en grinçant des dents. (Quand bien même elle n'était pas la mieux placée pour parler). D'après ce qui lui avait été dit par d'autres détenues au pénitencier de GreenSmith, Betty avait été arrêtée pour attaque à main armée. Elle aurait crié avoir vu un bonhomme pain d'épice (sa plus grande et terrible hantise) gigantesque s'en prendre à elle, alors qu'il s'agissait juste d'un pauvre gars qui voulait lui vendre une glace au rhum-raisin ( mais en même temps, lorsque l'on cherche à faire du profit dans l'industrie glacière, quelle idée de servir le parfum rhum-raisin, assurément le pire qui soit; et voilà que je vous entends froncer des sourcils -car j'ai une excellente ouïe-, et laissez-moi vous dire haut et fort que franchement, la glace rhum-raisin, moi je la...[CENSURE]! Et je la [RETOUR DE LA CENSURE]! Puis je la [DURE VIE QUE CELLE D'UNE CENSURE]! Enfin, tel est mon avis personnel). Mais ça, Betty ne s'en était rendue compte qu'après avoir poignardé le pauvre homme en plein dans le sternum... Elle s'en était à l'époque simplement sortie avec une grosse amende et un an de prison ferme, mais le fait est que Betty était également à la tête de la célèbre fabrique de biscuits et autres gourmandises à son nom : Betty Crocker. Il était peu de dire qu'elle roulait sur l'or, alors une amende? Pensez donc! Cela ne lui fit ni chaud ni froid, quand bien même elle se sentit horriblement rongée par la honte et le remord après son acte.
Malheureusement, cette mésaventure n'avait fait que renforcer la terrible crainte de Betty à propos du bonhomme pain d'épice (c'était d'ailleurs un produit qu'elle avait retiré de la vente, chose qui lui fit indirectement faire de la publicité implicite pour sa plus grande rivale : la marque Cyrrus, derrière la Fabrique de sucrecarries du compté). Pour se 'protéger' du bonhomme pain d'épice, Betty avait néanmoins trouvé une apparente solution : un talisman, qu'elle cuisinait elle-même en mélangeant les recettes d'un quatre-quart au yoghurt, d'un brownie aux noisettes, et d'un gâteau au chocolat; le tout qu'elle faisait cuire au point qu'il en devienne tout dur et brûlé, complètement impropre à la consommation, qu'elle accrochait ensuite à son cou (Vertiline remarqua qu'elle en portait un en ce moment même). Un peu partout, malgré son importance et son opulence, Betty avait malheureusement commencé à être la victime de remarques désobligeantes et moqueuses, certains criant parfois au bonhomme pain d'épice devant elle juste pour le plaisir mauvais de la voir prendre ses jambes à son cou en hurlant comme une possédée. Et les choses allèrent de mal en pis... Auparavant, les railleries se faisaient rares. Mais maintenant, elle en recevait presque dès qu'elle posait un pied dehors, et certains avaient même commencés à écrire des articles, des poèmes, et même des chansons satiriques à son sujet (dont les plus célèbres étaient, respectivement, et ce dans l'ordre des supports énoncés ci dessus : "Quand Lady Crocker ne croque plus de pain d'épice..."; "La folie au fond du four [dédié à B. Crocker]", et "La Caution de Betty Crocker").
https://youtu.be/CAVHHmQsWZM
"Hé bien Augusta? Tu ne me réponds pas?" demanda finalement Betty, remarquant que Vertiline ne lui avait pas répondu.
"-S-Si! Heum...hé bien, comment est-tu sortie de prison, Betty?" demanda Vertiline d'une voix encore un peu secouée, encore mal remise de cette rencontre impromptue.
-Moi? Oh, ma foi, il m'a suffit de payer une caution. (Comment ne pas s'en douter...!)Et quand bien même j'étais à l'abri du bonhomme pain d'épice au pénitencier, la cellule était bien vide sans toi pour te plaindre sans arrêt de l'humidité!
-Hé! Ces plaintes étaient parfaitement fondées!
-Ah, c'était pourtant toi qui a insisté pour prendre le lit du haut, celui avec le plafond qui fuyait juste au dessus!
-Mais je n'ai insisté pour rien! On m'a attribué ce lit, et...bref, c'est de l'histoire ancienne." Puis, une idée lumineuse : "D'ailleurs Betty, toi qui t'y connais mieux que moi dans ces choses là, sais-tu où je pourrais trouver la bâtisse qui gère les emplois aux usines de la ville?" Les yeux de Lady Crocker s'écarquillèrent d'un seul coup.
-Cette bâtisse là? Tu veux donc travailler, Augusta?
-Hé bien, nous devons tous gagner notre pain.
-Oh, oui, évidemment. C'est bien! C'est très bien! Je suis vraiment fière de toi, ma petite Augusta! Dire qu'en prison tu n'avais encore aucun projet d'avenir, il faut croire que cette libération anticipée t'a vraiment été bénéfique! J'en suis vraiment ravie pour toi!" s'extasia Betty dans un élan d'engouement mal dosé. Elle s'était, allons savoir pourquoi, toujours montrée très maternelle à l'égard de Vertiline (notre héroïne et d'autres détenues pensaient d'ailleurs que Augusta devait être le nom d'une proche ou de la fille de Betty, chose qui expliquait sans doute sa tendresse matriarcale envers Vertiline, en qui elle devait revoir la fameuse Augusta). Betty était d'ailleurs parfaitement en âge d'être mère, et une bonne quinzaine d'années la séparait de l'âge de Vertiline (personne n'était vraiment sûr de l'âge de Betty Crocker, mais la plupart des gens lui donnaient entre quarante et quarante-cinq ans). Elle reprit :
"-Si tu parles du Bâtiment Dont Bâtiment On Ne Ressort Pas Sain d'Esprit, alias B.D.O.N.R.P.S.E, je le connais mieux que personne, je peux t'y emmener!
-Le...bâtiment...dont on ne...ressort...pas...sain d'esprit...?" répéta lentement Vertiline, pour mieux réaliser ce qu'elle venait d'entendre. Mais ce fût au tour de Betty de lui attraper le bras et de l'emmener à travers la ville, les deux femmes suivies de près par Enoch, un peu intrigué par les drôles de manières de cette inconnue.
"Mais oui!" repris la phobique du pain d'épice. "Enfin, il devait bien avoir un autre nom avant, mais il s'est fait une réputation, comme on dit! Si tu cherches un emploi en usine, il n'y a pas meilleur moyen de se faire engager! C'est d'ailleurs là qu'on été recrutés presque tous mes employés, alors il ne devrait y avoir aucun problème pour toi! Ils acceptent à peu près tout le monde là bas : les hommes, les femmes, les forbands, les flibustiers, les ex-prisonniers, les ex-soldats, les ex tout court, les estropiés, les escarbillés, les dégoupillés, les dégoûtés, les dégoûtants, les repoussants, les charmants, les..."
Et la liste continua jusqu'à ce que Vertiline, Enoch et Betty ne parviennent à leur objectif : en plein coeur de la zone industrielle, un grand et large bâtiment au dôme en verre vert circulaire (ère!), et portant sur un grand panneau de bois suspendu devant la porte d'entrée l'inscription : "Pôle D'Administration Industrielle de GreenSmith", avec juste en dessous une parenthèse indiquant : "Alias le Bâtiment Dont On Ne Ressort Pas Sain d'Esprit depuis 1843".
Vertiline et Enoch échangèrent un regard nerveux. Voilà qui n'était guère prometteur...
Découvrez vite la suite au chapitre suivant : "Jamais sans mon formulaire!"!
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