Chapitre onzième : De l'éducation et des traitements des patientes de l'Asile

"Je crois qu'elle revient à elle..." murmura une voix bourdonnante. La tête de Vertiline lui faisait mal, aussi mal que si quelqu'un s'était amusé à taper dessus aussi fort que possible. Ses paupières lui paraissaient très lourdes, tout comme le reste de son corps. Les bruits et les sons qui parvenaient à ses oreilles étaient sourds, étouffés. En un sens, s'en était presque agréable. Comme si son corps... flottait. Flottait dans l'eau, son élément favori. Au milieu des poissons, des coraux, des limaces de mer, des poulpes... Des poulpes... Enoch! Il fallait trouver un moyen de contacter Enoch! Vertiline sortit soudainement de sa torpeur, se cognant le front contre celui d'une personne trop près pour que ce ne soit tolérable. Les deux échappèrent un bruyant "AIE!" de concert, Vertiline retombant immédiatement sur son sommier. Un sommier... Elle roula des yeux autour d'elle, constatant son nouveau cadre de vie temporaire avec effroi. Ses rêves marins lui avaient fait oublier l'espace d'un instant qu'elle se trouvait à PurpleSmith, et qu'elle était maintenant une patiente de l'Asile pour Filles Démentes de St Gladys. Encore quelque chose qui allait briller sur son CV... Tout lui revenait précipitamment : la Parade, l'enregistrement, Sophia, le dépôt vestimentaire, la robe trop longue, les (fous) docteurs... Alors qu'elle se redressait péniblement, Vertiline compris qu'elle était sur un lit. Un triste lit gris, avec un drap gris, une couverture grise et trouée, un oreiller gris, s'accordant à sa tenue grise. Et enfin, un dernier détail franchement atypique : ses mains et ses pieds étaient attachés aux extrémités du lit. É-vi-de-mment. Comment avait-elle pu oublier cette si charmante méthode d'accueil qu'elle avait pourtant déjà expérimenté il y a quelques mois? 

"Tu vas bien?" demanda une voix en posant une main sur son front. Vertiline sursauta, remarquant tout juste à l'instant que deux femmes, l'une assez jeune et l'autre plus âgée, étaient assises autour de son lit, l'air soucieuses. "Au moins, tu n'as pas l'air d'avoir de fièvre. C'est déjà ça..." dit celle ayant utilisé sa main comme thermomètre. Vertiline la reconnût, maintenant qu'elle était près d'elle : ces courts cheveux bruns, ce corps maigrichon, ce visage creusé par des expériences qui témoignaient des horreurs dont les patientes de l'Asile pouvaient être victimes, et malgré tout ce regard de battante... Il s'agissait sans aucun doute de Clarisse. Clarisse Virginia Payne, alias la patiente G04D comme il était cousu sur sa tenue, une fille qu'elle connaissait de son premier séjour à l'Asile, et qu'elle avait également aperçut sur scène durant la Parade. Dire que la pauvre était toujours piégée ici depuis tout ce temps... Vertiline resta muette de surprise et de compassion alors que Clarisse la regardait de ses grands yeux, bruns et profonds. "Elle ressemble tellement à Edwina..." soupira-t-elle rêveusement. "Qui d'autre qu'Edwina pourrait avoir des cheveux pareils?" dit une autre d'une voix nostalgique. Cette femme aussi, Vertiline la reconnut... Peggy Marylyn Harris, souvent surnommé Miss Harris à sa demande, une dame un peu plus âgée que la majorité des patientes, corpulente et toujours souriante malgré l'affreux endroit dans lequel elle était détenue, pour cause d'Hystérie. Alors que Vertiline en était encore à reprendre petit à petit ses esprits, Clarisse lui tendit un papier. "Guideon m'a demandé de te donner ça." dit-elle simplement, constatant que la nouvelle était encore à moitié dans les vapes. Vertiline tendit le bras du mieux qu'elle le pût pour attraper la note, malgré ses poignets attachés. Peine perdu, elle pouvait à peine bouger dans cette position. Tout ce qu'elle était capable de faire, c'était de soulever son corps dans un effort qui allait sans conteste lui faire de sacrés abdos si elle restait attachée longtemps. "Tu peux me la lire?" demanda-t-elle à Clarisse d'une voix fébrile. La jeune femme s'exécuta : 

"Sous les accord communs des médecins Scavenger, Guideon et Wyverstone, la patiente S51H ZELDA AMARYLLIS BUTLER est distinguée comme souffrante temporaire d'HYSTÉRIE, et sera guérie avec professionnalisme sous la direction de toute l'équipe soignante de l'Asile pour Filles Démentes de St Gladys. Nous vous souhaitons une rapide rééducation."


"Allons bon! Une Hystérique! Une autre malheureuse..." pesta Miss Harris en secouant la tête. 

"Ha...tout comme Edwina." soupira Clarisse en adressant un regard tendre à Vertiline.  "Je me demande ce qu'elle est devenue..." poursuivit-elle. Miss Harris posa une main sur l'épaule de Clarisse, lui lançant un regard lui suggérant de ne pas s'inquiéter.

"Au moins, elle n'est plus ici. C'est toujours mieux que rien!" conclût celle-ci.

Une question vint alors se loger dans la tête de Vertiline. Valait-il mieux de garder l'identité de Zelda Amaryllis Butler auprès de ses anciennes camarades de l'Asile, ou avouer qu'elle était Edwina? Après tout, Vertiline n'aurait ni trouvé le morceau de clé, ni un moyen de s'échapper sans elles. Elle leur était très redevable. 

"Est-ce qu'on la détache?" demanda alors Miss Harris au bout d'un court silence. "La leçon du docteur Scavenger va commencer d'une minute à l'autre. Si elle n'y est pas...

-Non. Si on la détache, nous allons être punies..." objecta Clarisse. La plupart des filles dans le dortoir détournèrent le regard, en se pinçant les lèvres avec les dents pour certaines. "Mais si ils ne la détachent pas aujourd'hui, on pourra tenter de la délivrer ce soir." déclara-t-elle en souriant. Toutes les jeunes femmes et jeunes filles, même celles n'ayant pas dit le moindre mot, approuvèrent silencieusement, mais non moins chaleureusement l'idée de Clarisse, en hochant vivement la tête. Soudain, les portes du dortoir où tout le monde se trouvait s'ouvrirent en trombe, laissant entrer une femme en large robe blanche et aux cheveux rouges en bataille. 

Le docteur Scavenger...

"Bonjour bonjour, mes chères enfants!" Cria-t-elle gaiement en pénétrant dans le dortoir avec une énergie qui la qualifiait bien. "C'est une nouvelle belle journée qui commence pour nous toutes! Maintenant que la Parade est passée, nous allons pouvoir reprendre ou nous en étions, et je suis d'ailleurs fière de vous! Vous avez presque toutes été exemplaires, et j'ai eût grand plaisir à constater que notre travail à toutes porte enfin ses fruits! Alors mesdemoiselles, continuez ainsi! Maintenant, soyez de bonnes filles et dirigez-vous dans la salle de leçon, notre cours va débuter!" Presque toutes les filles obéirent en silence, quittant rapidement le dortoir, à l'exception d'une qui mit plus de temps que les autres car elle boitait horriblement. Vertiline la reconnût : il s'agissait de la fille dont elle avait assisté à l'humiliation lors de la Parade... (Une certaine Amethyst Nora Bennett, alias la patiente W19M, comme le lui apprendrait Clarisse plus tard). Sa jambe droite était marquée d'un énorme bleu, triplé de volume par rapport au reste, et son visage était percé de cicatrices provoquées par les épines de rose qui avaient été placées dans ses cheveux. La tête baissée vers le sol, le dos courbé et la jambe blessée, elle se dirigea donc en clopinant vers la sortie, sous le regard appuyé de Gladys. Cependant, Clarisse et Miss Harris restèrent près de Vertiline. "Hé bien? N'avez-vous pas entendu?" demanda Gladys sur un ton aussi terrifiant que sa bizarrerie.

"Madame Scavenger." demanda courageusement Clarisse "Pourrait-on détacher la nouvelle patiente pour qu'elle se joigne à notre leçon?

-La nouvelle patiente? Il y a une nouvelle patiente?" s'exclama Gladys en fixant G04D avec des yeux ronds.

"-Oui madame." repris Clarisse. "Le docteur Guideon m'a même personnellement chargée de lui transmettre la traditionnelle note de bienvenue, madame. 

-Aaah! Mais oui! Maintenant que vous le dite! Il s'agit de Zinia Amélie Butcher, n'est-ce pas? 

-Sauf votre respect, madame, elle se nomme Zelda Amaryllis Butler, madame. 

-Oh, qu'importe, ce n'est qu'un nom. Elle va vous rejoindre, disposez. Psht!" Elle fit signe à Clarisse et Miss Harris de partir et toutes deux s'exécutèrent, n'osant certainement pas contester l'autorité de Gladys Winifred Scavenger. 

"Au fait, Clarisse! Ma chère petite!" dit-elle alors que Clarisse était sur le point de franchir la porte du dortoir. 

"-Oui madame? 

-J'ai discuté de ton cas avec les docteur Guideon et Wyverstone. Tu as été encore plus exemplaire que les autres lors de la Parade. Nous pensons que si tu continue à bien te comporter, peut-être pourrions-nous te laisser partir d'ici...moins de temps qu'il n'en était originellement convenu. 

-C-C'est trop aimable, madame. 

-Oui, je sais. Haha! Vous êtes ici depuis si longtemps, nous sommes tous ravis que nos méthodes soient enfin efficaces sur vous! N'abandonnez donc pas tout ces efforts inutilement si près du but, compris?

-Cela va de soi, madame. Merci, madame." Et elle quitta le dortoir en exécutant une courbette parfaite. 

"Qui aurait crû qu'elle se montrerait un jour docile, cette enfant..." soupira Gladys sur un ton rêveur. Puis, se retournant vers Vertiline : 

"Et toi, jolie folle? Comment te sens-tu? 

-...J'ai...un peu le tournis..." articula péniblement Vertiline. 

-Ah vraiment? Il faut dire que mes petits chéris t'on vraiment mis dans tous tes états! Il est courant que certains défaillent à leur vue, mais aussi vite...! C'est une première! Les pauvres, tu sais que cela les vexent : chaque fois que quelqu'un s'évanouit en leur présence, ils en viennent à douter d'eux, et se morfondent pendant des heures! Et c'est un vrai défi que de les consoler! A l'avenir, j'aimerai que tu leur témoigne un peu plus de respect...

-Ha oui... vos...yeux...

-Adorables, n'est-ce pas? Mais parlons plutôt de toi, Zinia.

-Zelda. 

-Zelda. Je suis sûre que tu est un peu confuse avec tout ce qu'il s'est passé. Mais rassure-toi : si tu est ici, cela veut dire que tu vas guérir! Tu ne sera plus... hypocondriaque?

-Hystérique.

-Hystérique, comme je disais. Tout va bien se passer, tu n'as pas à avoir peur." dit-elle en lui souriant. Puis, elle dégagea quelques mèches vertes du visage de la nouvelle patiente, pour lui embrasser le front dans une forme de maternité exagérée qui mit Vertiline mal à l'aise. Enfin, elle dénoua les liens qui lui entravaient poignets et chevilles. 

"Ici, tes journées seront rythmées par des leçons. Les leçons de bonne manière et d'éducation féminine avec moi, et celles de musique et de chant avec El...le docteur Wyverstone. Phi...le docteur Guideon, lui, veillera à ce que tu sois en bonne santé physique... et psychologiques. Gare à toi si tu est vilaine, tu finira dans son laboratoire! Ou pire! Dans les sous-sols... Enfin, il est rare qu'on y mette des Hystériques et des Mélancoliques, cependant. C'est un traitement de choc que nous privilégions pour les Démentes... Si tu est bien sage et que tu suis attentivement les leçons, tu pourrais partir d'ici plus vite que tu ne le penses." Elle marqua une courte pause puis reprit, sur un ton très tendre et pourtant moralisateur :"Tu as suivit un mauvais, un très mauvais chemin, mais n'aie crainte! Nous te remettrons tous ensembles sur la bonne voie, et alors tu t'épanouira à nouveau! Donc ne te tracasse pas, et soit une gentille fille. D'accord Zelda?

-D-D'accord...madame. 

-Oooh... J'ai oublié de le repréciser à Clarisse tout à l'heure, mais NE M'APPELLE JAMAIS MADAME, COMPRIS? C'est mademoiselle

-O-O-Oui, mademoiselle!

-Merci, ma chère Hystérique! Suis-moi, maintenant. Les autres filles nous attendent pour le cours de bonnes manières." Vertiline hocha la tête, se levant de son lit,et manquant de perdre l'équilibre en trébuchant à l'instant sur sa robe trop grande. 

"Hé bien hé bien, tu est encore plus petite que tu n'en avais l'air dans ton lit!" fit remarquer Gladys. Vertiline fronça les sourcils. Evidemment, quand on ne lui faisait pas de remarques désobligeantes sur ses cheveux, c'était généralement sa taille qui prenait touts les commentaires plein pot. C'était d'autant plus pénible quand une personne de grande taille lui faisait cette remarque, et qu'elle était obligée de lever la tête pour croiser son regard. Le docteur Scavenger n'était pas si grande que ça. Elle devait faire un mètre soixante-quinze, soixante-seize à tout casser. Mais cela restait quand même grand, comparé au un mètre cinquante-neuf de Vertiline... 

Après s'être restabilisée, Vertiline, pieds-nus, suivit Gladys à travers de nombreux couloirs tous tapissés du même vieux papier peint fleuri moisi par certains endroits, arrachés par d'autres. Le sol était froid, poussiéreux, fait dans le même parquet grinçant que celui du hall d'entrée, duquel il n'était pas rare de voir une latte ou une écharde pointue dépasser... Ce couloir était, comme les autres, remplis d'horloge, de tics, de tacs, et de parfois quelques traces laissées par des doigts ensanglantés sur les murs, certaines épelant un bout de message d'appel au secours... Enfin, après beaucoup d'horloges, de tics-tacs, de papier peint sale, et de déambulations glaciales, les deux femmes arrivèrent à destination. 

Ainsi commença la première journée de Zelda Amaryllis Butler alias Edwina Ariel Crabb alias Vertiline Eunice March dans l'Asile pour Filles Démentes de St Gladys, à PurpleSmith. Et ainsi commencèrent les autres, et ainsi commença sa quête du morceau de clé, et ainsi commença sa correspondance avec Enoch, et ainsi laissez-moi vous expliquer comment l'on éduque (soigne) les femmes dans cet endroit. 

Les journées commençaient toujours avec un réveil des plus musclé, puisque les membres du corps soignants, souvent de grands types robustes en chemise sale béret (sans doute des agents de seconde zone), venaient ni plus ni moins jeter les patientes hors de leur lit. Les seules à ne pas subir ça étaient celles qui avaient eût la 'chance' d'être attachées à leur lit pour la nuit... Quand au plus réticentes, ou à celles ayant le sommeil particulièrement lourd (bien qu'il était difficile de fermer l'oeil à l'Asile), on ne leur balançait ni plus ni moins qu'un sceau d'eau glacé à la figure, dans cet endroit où il faisait déjà si froid et où chaque pièce était moins isolée que la précédente...

Après le réveil, les patientes se dirigeaient dans un silence religieux vers le réfectoire pour y prendre leur petit-déjeuner (un bol de gruau immangeable et une tasse d'eau chaude). Comme le voulait le dogme des bonnes manières instauré sous la sévère éducation de Gladys Winifred Scavenger, il était interdit de parler pendant les repas. Une fois cela fait, la leçon du matin débutait. La femme éduquée, selon l'Introduction à la psychologie féminine, devait répondre à des critères précis, inculquées tant bien que mal par les médecins durant les leçons. La première était celle de chant, enseignée toute la matinée par le docteur Elijah August Wyverstone. Après quelques échauffements et vocalises, que la voix de chacune fût décidée (Vertiline se révéla ainsi être une mezzo-soprano), les patientes chantaient pendant deux heures le règlement de l'Asile sur un air horriblement barbant (sans parler du sujet en lui-même!), les codes de bonne manière, et quelques passages de l'Introduction à la psychologie féminine ainsi que de 'La Femme : analysée de A à X '(ouvrage rédigé par Wyverstone lui-même, en hommage aux travaux de Guideon). Enfin, la dernière heure, les dét-... les PATIENTES pouvaient laisser libre cours à leur imagination et créer leur propre chanson. Vertiline avait ainsi formé un groupe avec Clarisse, Miss Harris (qui altisait fort bien), Amethyst (presque muette, encore mal remise du choc psychologique lors de la Parade), et une certaine Aimée Charity Lovewel (la bien nommée!). A l'aide des rares instruments à disposition, à savoir un clavecin désaccordé, une guitare antique, une clarinette sans hanche, et quelques percussions réduites à peau de chagrin, tout ce beau monde avait enfin l'occasion d'unir leur coeur et leurs voix pour exprimer tout ce qui leur pesait sur l'âme. Inutile de vous dire que certaines chansons inventées, bien que mélodieuses et entraînantes n'étaient pas des plus joyeuses... 

Après le cours de chant, à précisément treize heure, les patientes revenaient dans le réfectoire pour y déjeuner d'une soupe à l'oignon, d'un morceau de pain noir, et d'un quartier d'orange, tous à peine comestibles. Tous les dimanches, un morceau de viande dure comme de la vieille semelle était incorporé au menu. Une fois cela fait, toutes revenaient dans les dortoirs et y avaient l'obligation de "s'instruire convenablement et modérément par la lecture" (comme le disaient les médecins) durant une heure, assises droites sur une chaise, les jambes serrées et le livre posé sur les genoux. (D'autres moins chanceuses, punies pour une quelconque faute commise par mégarde, avaient pour contrainte supplémentaire de porter un second livre posé à plat en équilibre sur leur tête. Si celui-ci tombait, gare à elles...) On leur donnait un livre au hasard, et un autre quand elles avaient terminé, qu'importe leur goût en matière de lecture. Cependant, il était d'une extrême rareté que les livres proposés ne content de véritables histoires ou ne se présentent sous la forme d'essais, analyses, poèmes, études, etc, qui auraient réellement pu être profitable à enrichir la connaissance des patientes. La vaste majorité n'étaient en fait que des exemplaires des ouvrages rédigés par Guideon et Wyverstone, ou autres dans le même genre. Pourtant, Vertiline se retrouva à lire lors de ses premiers jours d'internement un des rarissimes livres réellement intéressant parmis la maigre diversité que proposait la rachitique bibliothèque de l'Asile (sans doute avait-il été oublié, ou son interprétation comprise dans le mauvais sens), à savoir 'L'Asile Pour Filles Victoriennes Rebelles'. Un ouvrage fort passionnant s'il en était, tant dans son histoire que son propos de fond, écrit par une ancienne patiente à ce qu'il paraît (W14A disait celle-ci dans son ouvrage, bien que personne ne savait ce que signifiait le 'A'). Mais cet ouvrage lui fût vite confisqué, le docteur Guideon ayant remarqué après une relecture cursive que ce livre portait bon nombre de propos désobligeants sur les asiles. A la place, on lui fournit donc une énième exemplaire de 'La Femme : analysée de A à X', qui malheureusement était suffisamment épais pour l'occuper durant plusieurs heures. Clarisse accepta cependant de lui échanger son livre : 'La thérapie du docteur Wolfgang Winter' par une certaine Isis Chloé Thierry, qui n'avait pas encore été relu par le corps soignant. 

Une fois l'heure de lecture achevée, les activités reprenaient avec le cours d'éducation féminine et de bonnes manière du docteur Gladys Winifred Scavenger. Pendant deux heures, le docteur Scavenger s'évertuait à enseigner des choses utiles à tout un chacun, de la culture générale en somme, que les patientes de l'Asile n'avaient apparemment jamais acquises au cours de leur vie. On y apprenait notamment que les humeurs de la femme étaient influencées par les phases transitoires de la Lune, que celles s'adonnant à des actes intimes entre elles étaient en fait d'inavouées nymphomanes, (ou 'masturbatrices chroniques', comme le disait Guideon dans sa lumineuse 'Introduction à la psychologie féminine'), qu'un corset devait se serrer jusqu'à ce qu'il en soit difficile de parler, que les seuls éléments se valant chez une femme étaient la poitrine et le postérieur (voilà pourquoi on les mesuraient), que les femmes étaient fragiles et cassables comme des tasses à thé, etc... Ce genre de choses. Les deux heures suivantes étaient dédiée aux bonnes manières. On y apprenait à marcher droit, à se tenir correctement, à faire la révérence, à entretenir la conversation, et surtout à respecter les hommes. Cependant, bien que sévère et, admettons-le, dérangée pour bien des raisons, le docteur Scavenger était sans doute la personne de meilleure compagnie parmis le corps soignant. Car après les leçons de bonne manière, à cinq heure et demi, les filles étaient rassemblées dans le hall, à l'intérieur duquel il faisait aussi froid qu'à l'extérieur en ce frais mois d'octobre, attendant la boule au ventre l'examen quotidien du docteur Phineas Benjamin Guideon, le craint et redouté... Il débarquait alors d'un pas menaçant dans le hall, faisant cogner sa canne au rythme que prenait sa démarche observatrice, judicieuse et cruelle, quand bien même dissimulée sous son inquiétant masque de corbeau... Il examinait certaines à vue d'oeil, s'attardait méchamment sur d'autres. Parfois, il attrapait par les cheveux une malheureuse qui tremblait trop, tentait de lui faire avouer des choses qui pourraient justifier sur la pauvre un peu de maltraitance supplémentaire. Si la patiente avait été 'vilaine', se comportait en 'vilaine', ou avait l'air 'vilaine', la vilaine folle était emmenée dans le laboratoire de Guideon, un lieu dont toutes les patientes étaient tétanisées à l'idée de s'y retrouver un jour... Souvent réticente, la pauvre désignée était, à la fin du compte, traînée par les cheveux (littéralement...) jusqu'à ce qui allait ni plus ni moins n'être qu'une séance de torture. Médicale. Une séance de torture médicale, pour soigner la vilaine, la vilaine folle (ce n'était donc pas vraiment de la torture, il faut croire...). La première semaine, ce fût la pauvre W19M, la malchanceuse Amethyst Nora Bennett, qui eût le malheur de se retrouver entre les mains du Boucher Guideon... Il fallait entendre ses cris, ses supplications vaines, lorsque le froid docteur, après l'avoir giflée jusqu'au sang (une procédure médicale) la traîna de tout son poids jusqu'à son sanctuaire de l'horreur... Après ce terrible événement, Amethyst resta dans un mutisme complet pendant presque dix jours, perdit le peu d'appétit qu'elle avait, et certaines pensèrent même que la pauvre préféra se laisser mourir lentement, choisissant de succomber aux propres faiblesses de son corps, plutôt que de périr de la main du Boucher... Vertiline s'assura donc de faire tout son possible pour ne jamais se retrouver à la place d'Amethyst, pour laquelle elle éprouva beaucoup de compassion, à la voir dans un état plus désolant de jour en jour...

Vertiline n'était d'ailleurs pas la seule à apporter son soutien à la pauvre Amethyst. Toutes les patientes de l'Asile se soutenaient et s'entraidaient les unes les autres, seul moyen qu'elles avaient de surmonter l'horreur dans laquelle elles étaient plongées au quotidien. Elles étaient comme une grande famille unie dans leur malheur, dont la grande soeur spirituelle semblait être Clarisse Virginia Payne. Là où il y avait patiente en détresse, il y avait Clarisse. L'on pût croire qu'elle avait grand coeur, et c'était le cas. Mais Clarisse, c'était aussi la définition même du courage. Elle était la seule à parfois oser tenir tête au docteur Guideon. Ce que les nouvelles prenaient pour de l'impertinence n'était en fait qu'une manière de la patiente G04D de se faire un peu plus mépriser par le corps soignant, particulièrement Guideon. Ainsi pensait-elle, lorsqu'elle était conduite de force dans l'office du Boucher, les autres filles étaient en sécurité, et cette pensée lui était suffisante. Elle se retrouvait de cette manière presque toutes les semaines au laboratoire, allongée et attachée sur la table d'opération de Guideon... Certaines pensaient qu'avec le temps, elle supportait mieux la douleur, les terrifiants traitements infligés par Guideon, et était peut-être la mieux à même de subir de telles choses... L'on pensait! Clarisse était humaine, elle souffrait autant que n'importe qui d'autre dans les laboratoires! Il suffisait de passer dans le couloir où se situait la tanière du Boucher lorsque la pauvre était corrigée d'avoir été une 'vilaine folle' (parce qu'il y avait aussi des gentilles folles, et des jolies folles, à écouter Gladys). Vertiline les avaient bien entendus un jour, en passant avec Miss Harris : les cris déchirés que seule une douleur insupportable peut causer, des hurlements de souffrance et des supplication à en faire flancher les coeurs plus dur que la pierre! Elle souffrait plus que n'importe qui d'autre, et qu'y gagnait-elle?! Assurément, beaucoup de cicatrices... Selon Miss Harris, "une bien maigre compensation comparé à tout ce qu'elle endurait." Clarisse était la plus ancienne patiente de l'Asile. Peggy Marylyn Harris en était certes la plus âgée du haut de ses canoniques trente-trois ans, mais Clarisse, qui avait quand à elle tout juste vingt-quatre ans, y était prisonnière depuis ses seize ans! Huit ans! HUIT ANS qu'elle était ici! Mais comment avait-elle fait pour ne pas sombrer dans la folie?! Hé bien, toujours selon Miss Harris, cela ne se jouait peut-être plus à tant de chose que cela... Clarisse avait vu et expérimenté les pires choses que cet Asile pouvait infliger à ses patientes, parmis lesquelles le laboratoire de Guideon, mais aussi et surtout les sous-sols, où elle avait effectué plusieurs séjours... 

Les sous-sols étaient la macabre légende vivante de cet endroit. Tout le monde savait qu'ils existaient, tout le monde savait ce qu'on y faisait, tout comme l'on ne revoyait presque jamais celles qui y étaient envoyées... Clarisse en était revenue. Pas une, pas deux, mais de nombreuses fois, ce qui tenait du miracle, ou d'une détermination de vivre à toute épreuve que beaucoup perdaient pourtant en faisant leurs premiers pas à l'Asile... Mais à en croire les témoignages de plusieurs patientes de longue date, Clarisse avait changé depuis ces deux dernières années... Ce n'était apparemment dû ni aux séances de torture (médicale) quotidiennes avec le Boucher, ni aux séjours prolongés dans les terrifiants sous-sols... Cela semblait remonter à il y a deux ans, un jour ou, d'après ce que Miss Harris appris à Vertiline (car elle était déjà à l'Asile à cette époque), Clarisse, aidée de trois autres détenues (de certaines Elodie Aura Maxwell, Grace Fidelia Wolff et Sue Berry-Rattlebag; W17M, S33H et G25D si vous préférez), avait tenté d'organiser une rébellion pour renverser la tyrannie des docteurs. La fameuse rébellion de l'Asile pour Filles Démentes de St Gladys; de laquelle l'on raconte que c'est armées de tasses à thé ébréchées que les détenues tentèrent de recouvrer leur liberté scellée et leur vie volée. Qu'en résulta-t-il? Hé bien... Beaucoup de patientes connurent les sous-sols ou la mort. Victoire des médecins en cause; personne ne sût ce qu'il advint de Grace et Elodie, mais on ne les revit plus. Sue ne connu rien d'autre que la mort. Et Clarisse, la pauvre fille, quelque chose qui ne reviendrait plus jamais s'était brisé en elle, et l'avait changée pour toujours...

Mais Clarisse jouait un rôle, tout du moins aimait-elle à le croire. Elle savait que beaucoup de patientes, particulièrement les nouvelles, avaient confiance et foi en elle plus que n'importe qui d'autre. Pour Clarisse, elle se devait de ne pas flancher, toujours montrer à ces filles le bon exemple pour survivre à l'Asile, et pourquoi pas en sortir un merveilleux jour... La brave idéaliste!


 Le soir venu, une fois le dîner achevé (avec le même menu qu'à midi, à l'exception près que la soupe à l'oignon avait ici été remplacée par de la soupe à l'échallote), les patientes étaient aussitôt ramenées dans leur dortoir, et bouclées là jusqu'au matin. Pour Vertiline, c'était alors l'occasion de communiquer avec Enoch, laissez-moi vous expliquer comment : tout fonctionnait grâce à Sophia. Ayant assez vite compris que la dévouée Sophia Isolde Fordham était clairement du côté des pauvres patientes de l'Asile, Vertiline en avait donc profité pour...et bien...négocier, dirons-nous. Affirmant à Sophia que l'équilibre de son karma était en jeu, Vertiline était parvenue à faire en sorte que celle-ci, tous les soirs, s'éclipse quelques minutes de son poste pour aller attacher un mot sur la grille à l'extérieur du bâtiment. Mot que Enoch, conformément au plan, venait récupérer discrètement, fidèle au poste. Vertiline lui communiquait ses impressions de l'Asile, son impatience de le revoir, mais aussi et surtout les informations qu'elle glanait au fil des jours sur le morceau de clé. Son emplacement était, comme elle l'avait deviné, sur le trousseau de clé du docteur Guideon (pourquoi pas celui de Gladys, d'ailleurs?), soit exactement comme la dernière fois. Là où les choses devenaient évidemment plus corsées étaient dans l'élaboration d'un plan pour subtiliser ce morceau, et pourquoi pas le trousseau entier. 

Les nuits étaient, curieusement, les moments les plus difficilement supportables pour notre héroïne. Pourquoi? Car c'était précisément à ce moment où, enfin hors de la vue des médecins, la plupart des patientes qui se contenaient en journée laissaient leurs émotion prendre le dessus. Des femmes pleuraient, sanglotaient ou étouffaient leur colère ou leur chagrin tant bien que mal. C'était, en plus des tics-tacs réguliers des horloges des couloirs que l'on entendait au loin, le plus dur à supporter. Vertiline ne voulait pas se laisser aller au sentimentalisme. Pourtant, force est de constater que cela lui était parfois bien difficile, au milieu de la marée de désespoir qui l'entourait constamment. Et une fois seulement, elle aussi succomba à toute cette négativité, le soir où elle eût le malheur de penser à Jeffrey... Mais heureusement, une présence amicale était toujours là pour la soutenir et la consoler dans les plus durs moments. Une présence à laquelle elle avait même osé avouer une vérité gardée secrète jusque là : celle confirmant qu'elle était Edwina Ariel Crabb, revenue pour le même objectif que la dernière fois.

Et heureusement, Clarisse était toujours d'une oreille attentive. 


Découvrez vite la suite au chapitre suivant : "Personne n'aurait pû s'y attendre..."!


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