Chapitre cinquante-deuxième : Non, Vertiline

Vertiline resta un instant immobile, à contempler dans l'horreur la plus grande le corps inerte de son ami le plus cher. Sa respiration était comme coupée, suspendue hors du temps. Rampant autant qu'elle le pouvait, tant avec son bras cassé qu'avec les morceaux de verre enfoncés dans sa peau, elle se précipita vers Enoch et le prit dans ses bras, la vision d'ors et déjà brouillée par des larmes qui n'osaient présager le pire. Il était pâle et glacé. Loué soit le Crésus, son coeur battait encore! Mais très faiblement... Au comble de l'effroi, Vertiline remarqua que ses mains se couvraient de sang. Elle aperçut alors qu'Enoch s'était pris une balle lors de la course-poursuite avec les policiers, et il saignait beaucoup. Trop. Ses yeux mi-clos n'arrivaient pas à s'ouvrir davantage, et il était, tout comme son amie, écorché de partout à cause du verre. 

"Enoch...? Enoch, est-ce que tu m'entends...?" lui murmura Vertiline, le souffle coupé, tout en ayant posé ses deux mains sur sa blessure pour stopper au mieux l'hémorragie. Enoch pût à peine lui répondre. La seule chose qu'il parvint à faire fût de soulever faiblement une tentacule de quelques centimètres avant qu'elle ne retombe lourdement au sol presque aussitôt. 

"Ne me lâche pas...je t'en supplie, ne me lâche pas, Enoch!" supplia Vertiline en sanglotant de plus en plus fort. Sa voix était étouffée par ses hoquets et ses pleurs, mêlés à de petits râles de douleur dès qu'elle effectuait le moindre mouvement. Enoch semblait vivre ses derniers instants, elle ne pût alors s'empêcher de se maudire férocement d'être incapable de quoi que ce soit pour lui. Mais si elle perdait Enoch...qui lui resterait-il...? Elle avait abandonné sa famille, son époux était mort...elle ne supporterait jamais d'être séparée de son ami pour toujours! Il était tout ce qui lui restait! Non...non, non, non!! Perdre Jeffrey avait déjà été trop! Qu'adviendrait-il d'elle si elle perdait Enoch?! Non...il ne pouvait pas mourir! Il ne POUVAIT PAS mourir! 

"Cherchez dans les environs! La fille March n'a pas pu aller bien loin!" cria soudain une voix en provenance de la Fabrique. Damnation! Elle en avait oublié la maréchaussée! Faisant de son mieux pour contrôler sa respiration toujours plus saccadée, Vertiline était totalement désemparée. Elle ne savait quoi faire, ni où aller. Elle était blessée, son meilleur ami se vidait de son sang sous ses yeux, et tous les policiers du compté étaient à ses trousses. Ce pouvait-il que ce soit la fin...? Elle aller rester là à gir au sol, observant son ami mourir et attendant que la maréchaussée ne l'arrête et ne l'emprisonne, et peut-être même la condamne à mort par la suite...? Étais-ce vraiment pour ça qu'elle avait remué ciel et terre pendant un an en quête d'une relique qui n'existait sans doute même pas? Oh NON! Étais-ce vraiment pour ÇA que elle, VERTILINE EUNICE MARCH, avait croupi six mois en PRISON? Avait PROFANÉ une tombe à BlueSmith? Avait manqué de se faire LOBOTOMISER à PurpleSmith? Avait prit part à tout un TOURNOI à RedSmith? Avait été accusée d'ASSASSINAT à YellowSmith? Avait retrouvé son FRÈRE à GreySmith, tout comme sa SOEUR à PinkSmith? Avait RENOUÉ AVEC SON PASSÉ en devenant RAMONEUSE à la Fabrique de GreenSmith?! Avait-elle fait tout cela pour voir tous ses efforts anéantis par les ordres d'une blondine chétive?! NON! Définitivement NON!

"Ne t'en fait pas, Enoch. Ça va aller." dit elle en le prenant dans ses bras. Le droit étant inutilisable, elle s'arrangea pour charger le poulpe sur son dos (qui s'agrippa faiblement à elle avec ses tentacules) et se releva péniblement. Ses jambes se mirent à flageoler, tant sous l'effet de la douleur provoquée par les morceaux de verre que par le poids d'Enoch, qui à défaut d'être lourd, n'était pas vraiment léger pour autant. "Ça va aller." répéta-t-elle une seconde fois pour se donner du courage, bien qu'elle n'y croyait pas une seule seconde. Les bruits de pas des agents de la maréchaussée se firent de plus en plus bruyants. Ils se rapprochaient... Prenant une grande inspiration et essuyant les larmes et le sang qui coulaient sur son visage, Vertiline se mit à courir à travers les ruelles sombres, et d'autre lieux dont elle seule avait le secret. Il y avait encore un endroit où elle pouvait se rendre. 


"Ouvrez-moi! Par le Crésus, je vous conjure de m'ouvrir!" supplia Vertiline en tambourinant comme une forcenée à une porte. Ladite porte s'ouvrit presque immédiatement, laissant apparaître le visage mal réveillé de Babel Luthier, dont l'expression faciale vira de l'étonnement à l'effroi dès qu'il vit sa nièce dans un tel état.

"Entre vite!" dit-il en passant une main dans le dos de Vertiline, et regardant aux alentours si elle n'était pas suivie, ou si quelqu'un avait entendu leur échange. Par chance, cela ne semblait pas être le cas. Avançant aussi vite qu'elle le pouvait malgré la douleur qui la transperçait de toute part, Vertiline se dépêcha de déposer Enoch sur le canapé du salon, celui-là même sur lequel elle s'était retrouvée allongée le jour de sa première rencontre avec Babel, il y a dix-sept ans. Son oncle accourût aussitôt. Il était pris en ce moment même d'une irrémédiable envie de gronder sa nièce sur une visite si impromptue dans un climat si tendu, mais il comprit bien vite que l'heure n'était pas aux remontrances.

"Tonton, il faut des bandages pour Enoch! Il va mourir, tonton, il va mourir! Si on ne fait rien, il..." elle ne fût pas capable de terminer sa phrase, ses sanglots la reprirent et la dominèrent aussitôt. Se précipitant vers la salle d'eau, Babel en revint quelques secondes plus tard, les pattes remplies de pansements, bandages, et onguent en tout genre. Agenouillée au sol, Vertiline avait toujours ses deux mains appuyées sur la plaie béante d'Enoch (l'une plus que l'autre à cause de son bras), dont le sang qui s'en échappait encore avait déjà bien tâché le canapé. 

"Mais que lui est-il arrivé?!" s'écria la limace tandis que Vertiline désinfectait ses mains avec l'un des nombreux onguent ramenés par son oncle. 

"On lui a tiré dessus!" balbutia Vertiline entre deux soubresauts. "Tonton, est-ce que tu aurais quelque chose pour diminuer la douleur?

-Non, je ne crois pas..." articula Babel d'un air grave. Le visage de Vertiline arbora une expression mêlant détresse et pitié. 

"Alors il va falloir faire sans... Sois fort Enoch, je vais te sauver!" dit-elle juste avant d'enfoncer deux doigts (à défaut d'avoir une pince) dans la plaie sanguinolente du céphalopode, qui répondit à cela par un couinement de douleur déchirant. 

"Vertiline! Mais enfin, que fais-tu?!" s'exclama Babel en sentant la nausée qui montait en lui.

"-Chut! Tais-toi, je me concentre!" gémit-elle en enfonçant toujours un peu plus ses doigts dans la chair à vif d'Enoch. Enfin, après ce qui lui avait parût être l'éternité la plus atroce qui soit, elle parvint à retirer la balle qui avait transpercé son ami. 

"Ça va aller, ça va aller! Tu vas t'en sortir! Tu est fort, tu vas t'en sortir et tu seras vite sur pattes!" pleurnicha-t-elle dans une sombre euphorie, ravie d'avoir délogé la balle qu'elle avait jeté au plus loin juste après l'extraction. Elle répéta ces mots tout en passant un coton désinfectant sur la blessure avant de la bander fermement. La respiration d'Enoch, après de longue minutes, se stabilisa un peu, bien qu'il demeura extrêmement pâle après avoir frôlé la mort de la sorte. Respirant quand à elle de moins en moins fort mais de manière tout aussi saccadée, Vertiline ôta, avec l'aide de Babel, les morceaux de verre pris dans la peau du céphalopode et ils s'appliquèrent ensuite à nettoyer toutes les petites plaies. Après quoi, ils s'occupèrent de celles de Vertiline. 

"Explique-moi, Vertiline. Tout. Je saurais ne pas me fâcher." dit gravement Babel en enlevant avec le plus de délicatesse possible les petits morceaux de verre entre ses trois gros doigts griffus et boudinés. Vertiline resta muette quelques instants. Raconter les terribles événements de cette nuit était bien la dernière chose dont elle avait envie. Pourtant, elle voyait bien dans le regard de son oncle qu'elle ne pourrait lui mentir, ou se défiler. Autant vider son sac. Poussant un long soupir, elle commença sur un ton presque chuchoté, faisant de son mieux pour organiser ses idées et être le plus claire possible. 

"Nous sommes allés jusqu'à la Fabrique pour récupérer le dernier morceau de clé." Pause. "Nous l'avons trouvé, mais Zelda Butler est arrivée avec toute la maréchaussée de GreenSmith derrière elle." Soupir. "Nous nous sommes enfuis par une fenêtre, mais ils nous ont tirés dessus." Pause. "Et Enoch s'est pris une balle..." Soupir. "Et...mon bras..." Elle saisit très faiblement son bras droit en baissant la tête, et ne parvint pas à finir sa phrase. 

"-Quoi? Que t'est-il arrivé?" souffla Babel d'un air inquiet en saisissant le bras blessé de Vertiline, lui arrachant malencontreusement un cri de douleur. Il remarqua alors avec horreur qu'il était tout tordu. 

"-Il est cassé, n'est-ce pas?" murmura Vertiline en baissant tristement les yeux. Babel resta bouche bée sans rien dire. 

"-Il faut t'arranger ça." articula-t-il froidement en commençant à fabriquer une atèle de fortune dans laquelle il passa le bras de sa nièce. "Et maintenant Vertiline, que compte-tu faire dans cet état?" lui demanda-t-il sévèrement une fois les soins appliqués. La pauvre Vertiline ne pût s'empêcher de se sentir honteuse face à la question de son oncle. Personne à part elle n'était à blâmer pour tout ce qui était arrivé à Enoch et elle, elle en était parfaitement consciente. Mais cette vérité là blessait encore plus que les autres. 

"Je vais me rendre aux Aquariums." murmura-t-elle si bas qu'elle s'entendit à peine parler. Babel poussa un profond soupir plein d'exaspération. "Je ne vais pas m'arrêter si près du but." poursuivit-elle sur le même ton. 

"Si tu te rends là bas, Vertiline, je ne vois pas comment tu pourras t'en sortir vivante." répliqua son oncle, la voix plus grave et sombre que jamais. 

"-Mais si." dit-elle sur un ton fort évasif.

"-Non!" s'énerva Babel, piqué au vif. "Tu m'as dit toi-même que la maréchaussée n'avait pas hésité à tirer. Que pense-t-il qu'il va t'arriver si tu vas aux Aquariums?! Veux-tu finir comme Enoch? Ou pire?!

-Non, non! Je trouverai un moyen!

-Tu ne peux rien face à une armée entière de policiers, Vertiline! Si tu y vas, il vont...ils vont te tuer!

-C'est faux! Tu mens!

-Si tu y vas, tu cours vers ta mort!" cria Babel, dont le visage ordinairement calme était devenu tout rouge et crispé de colère. Il regretta aussitôt d'avoir haussé la voix de la sorte, mais il pensa néanmoins sincèrement ce qu'il venait de dire. Vertiline serra les dents, la mine décomposée. Tonton Babel n'avait pas tort... 

"Vertiline, c'est de la folie..." poursuivit Babel sur un ton un peu plus doux qu'à l'instant. "Que compte-tu faire? Tu vas ouvrir la porte des Aquariums -qui sera sans doute gardée par toute une armada de gardes armés jusqu'aux dents- en ayant assemblés les morceaux de clé, et tu vas te précipiter à l'intérieur jusqu'à atteindre la Couronne de Trafalgar? Enfin, sois réaliste! Comment veux-tu que cela fonctionne? 

-Non, il y a une entrée souterraine en plein coeur de la ville qui mène directement à l'intérieur des Aquariums. C'est celle là que j'avais empruntée la dernière fois, mais la police m'avait repérée. Je saurais me montrer discrète cette fois-ci." Babel ne pût s'empêcher de soupirer en balançant sa tête de droite à gauche. 

"-Mais dans ce cas, quel est l'intérêt des morceaux de clé?" demanda-t-il subitement.

"-Ils servent à ouvrir les portes menant à la Couronne de Trafalgar, et non les portes des Aquariums comme beaucoup pensent." Il y eût un bref silence.

"-Et...ce...passage secret dont tu viens de me parler...où se trouve-t-il exactement?" demanda calmement Babel. Ce fût à Vertiline de se faire silencieuse. 

"Sous le commissariat de GreenSmith..." murmura-t-elle toute penaude. Babel leva brusquement les pattes au ciel. 

"Mais comment, par le Crésus, compte-tu t'y rendre?! Toute la maréchaussée du compté te recherche, sans parler de la Shérif, de l'acolyte, ou encore même de madame Butler qui ont toutes une dent contre toi! Et tu veux quand même te rendre à leur quartier général?! 

-Oui, justement! Presque les effectifs sont mobilisés dans la ville, les locaux seront presque déserts.

-Presque. Et je te rappelle que tu est blessée, et tu sembles qui plus est à bout de force. Avec ça et un bras cassé, tu n'iras pas loin, Vertiline.

-Tonton...il faut que j'y ailles. Quoi que tu dise pour m'en dissuader, ma décision était prise depuis le début. 

-Et je sais parfaitement que quand tu as une idée en tête, impossible de te la retirer...

-Alors pourquoi? Tu ne me dissuadera pas." Après un nouveau soupir, plus las qu'énervé et plus résigné que moralisateur, Babel poursuivit d'une voix teintée de mélancolie : 

-Vertiline, je... Tu le sais, ce n'est pas le fait que tu veuilles commettre le vol du siècle qui me dérange. J'ai t'ai vue si peu ces dernières années... Il y a six ans, tu as quitté la maison presque du jour au lendemain. Il y a huit mois, j'apprends ta condamnation à perpétuité dans les journaux, et voilà qu'il y a à peine deux mois, tu me reviens comme si de rien n'était, plus bornée que jamais à te lancer à nouveau dans le même projet fou qui t'avait coûté ta liberté! Et depuis, je ne t'ai vu tout au plus qu'une heure en trois visites de ta part sur ces deux mois! Chaque fois que tu pars, je ne peux m'empêcher de penser qu'il vient peut-être de s'agir de la dernière fois que je te revois intacte...ou vivante! Qui sait où tes folles aventures t'embarquent à chaque fois! Et maintenant que tu est au plus mal, tu veux encore partir et risquer ta vie?! Tout ce que je souhaite, c'est savoir que lorsque tu pars, j'ai la certitude de te revoir un jour, heureuse et en bonne santé. C'est tout ce qui compte pour moi! Et présentement, ni toi ni moi ne pouvons affirmer que tu t'en sortiras. Tu le sais, Vertiline! Tu sais les risques que tu encoure, et tu est malgré tout prête à te jeter dans la gueule du loup..." La pauvre limace étreignit soudain Vertiline entre ses grosses pattes dodues, tout en prenant garde à ne pas toucher l'attelle de fortune. Il la serra si fort que Vertiline sentit tous ses muscles et ses os intacts se compresser les uns sur les autres, mais elle ne dit rien. "Tu refuse peut-être de l'admettre, mais tu comptes pour des gens, Vertiline. Tu comptes tout pour moi! Même si tu ne me crois pas, tu est ce que j'ai de plus précieux! Et pense aussi à ton Enoch! Ne le laisse pas seul! Ne nous laisse pas seul! Et ton Jeffrey! Penses-tu qu'il aurait aimé te voir te sacrifier? Oh, Vertiline je t'en prie, il n'est peut-être pas encore trop tard pour tout arranger...!" Vertiline sentit les grosses larmes chaudes de son oncle couler à intervalle irrégulier sur sa tête. Se dégageant de lui, elle esquissa un maigre sourire et lui tendit son mouchoir. 

"Là, là, il ne faut pas pleurer comme ça, tonton!" dit-elle en se forçant de maintenir son rictus. "Il n'est aucunement question de sacrifice, puisque je vais m'en sortir vivante. Et puis, tu parles comme si c'était des adieux. Or, ce n'est qu'un au revoir." poursuivit-elle lentement, cherchant à persuader aussi bien Babel qu'elle-même avec ces paroles.  "Si mon plan échoue, je trouverai bien un nouveau moyen de m'échapper de prison. Quand bien même je serais attrapée par la maréchaussée, il me jugeront à la Cour de Justice avant de prononcer une quelconque sentence. Et si je réussis, pense-tu! Je serais de retour en 1880! J'en aurais, alors, des histoires à vous raconter, à toi et Jeffrey! 

-Oh, mon petit grillon des champs... Mais penses-tu vraiment que la Couronne de Trafalgar...

-Il le faut!" le coupa Vertiline d'un air désespéré en lançant un regard accablé qui apitoya et inquiéta en même temps son oncle. Un mal lancinant se logea en lui, faisant naître une douloureuse peine. Comme si il parlait à un fou clamant être sain d'esprit et qu'il savait impossible d'être raisonné. Il dit, après un pesant silence : 

"Et...comment compte-tu t'y prendre? Explique-moi.

-Pour commencer, il vaut mieux assembler les morceaux de clé. Tonton, est-ce que tu as toujours ceux que je t'ai donné?

-O-Oui, bien sûr. Ils sont dans mon atelier, je vais les chercher. Et toi? Il ne te manquait plus que celui de la Fabrique, si je ne m'abuse." Le visage de Vertiline pâlit soudain encore plus qu'il ne l'était déjà. Ce pouvait-il que... Ce pouvait-il seulement que...le morceau... Ses lèvres se mirent à trembler à une vitesse inimitable, et ses yeux s'écarquillèrent, plus rond que des boules de billard. Elle voulut dire quelque chose, mais seuls d'imperceptibles bredouillements et borborygmes parvinrent à sortir de sa bouche. 

"Vertiline? Vertiline, enfin, est-ce que ça va?" s'inquiéta Babel en passant une main devant les yeux de sa nièce, voyant que celle-ci demeurait figée sur place sans rien dire. Sans même lui répondre, Vertiline se leva brusquement, les jambes encore sanguinolentes, et se précipita d'un air accablé vers Enoch, qui se reposait sur le canapé. Elle aperçut alors, dans la septième tentacule de son ami, le morceau de clé, qui avait perdu de son éclat et de sa brillance en étant maculé de sang céphalopodique. 

"Oh, Enoch...merci, merci, merci, mon ami!!" gémit Vertiline en s'agenouillant à ses côtés après avoir saisit le morceau. "Je vais réussir, je te le promet!" continua-t-elle en le serrant dans son bras valide. "Je vais réussir, et lorsque je serai de retour en 1880, Jeffrey et moi, nous viendrons t'adopter! L'on sera si heureux tous les trois, tu n'imagines même pas! Et on rendra souvent visite à tonton Babel! Tu vas voir Enoch, on ne verra pas les journées passer! On se reverra bientôt, mon ami. A dans le passé. Pour l'instant, repose-toi. Tu l'as bien mérité. A dans le passé..."

Le temps qu'elle ne s'adresse à Enoch, Babel Luthier était revenu de son atelier, tenant entre ses pattes les six morceaux de clé que Vertiline lui avait confiés. La Chapelle de BlueSmith, l'Asile de PurpleSmith, le Tournoi de RedSmith, l'Orphelinat de YellowSmith, les Mines de GreySmith, le Cirque de PinkSmith, et la Fabrique de GreenSmith, tous les morceaux étaient là. "Que de souvenirs..." pensa Vertiline en posant son morceau sur la table avec les autres, songeant à tout ce qu'elle avait traversé et accompli jusque là. Elle ne pût s'empêcher d'émettre un sincère sourire nostalgique, à repenser par exemple aux interminables sermons de Jebediah Obadiah Inchcombe à BlueSmith, ou à l'épique match de lullaby à RedSmith; comme elle ne pût s'empêcher de faire la grimace en repensant au docteur Guideon à PurpleSmith (qu'en était-il des pauvres patientes de l'Asile en ce moment même? Qu'en était-il de Clarisse?), ou bien de ce qu'il était advenu des soeurs Sterling à YellowSmith...ou de ses propres frères et soeurs respectivement à GreySmith et PinkSmith... 

"Vertiline...?" l'interpella son oncle, voyant qu'elle était à nouveau plongée dans ses pensées. Revenant à la réalité, Vertiline secoua la tête et déposa son morceau à côté des autres. Au contact de chacun, tous les morceaux commencèrent à se rapprocher, comme des aimants attirés l'un à l'autre, et se mirent alors à s'assembler d'eux-mêmes sous les yeux ébahis de Vertiline et Babel sans qu'eux n'aient besoin de faire quoi que ce soit. En moins de temps qu'il ne fallut pour le dire, les sept morceaux de clé de HighSmith avaient fusionnés en une grosse clé ancienne de la taille d'un avant bras, très légère, garnie d'élégantes fioritures en relief doré, et d'une couleur alliant le cuivre, le bronze, le fer, et d'autres choses. Hésitant légèrement, Vertiline empoigna d'abord fébrilement, puis fermement la clé, et la fixa en poussant un soupir tant d'assurance que de crainte pour les événements à venir. Elle se tourna alors vers Babel, qui n'avait rien dit jusque là, tant l'assemblage de la clé l'avait laissé pantois. 

"Je ne peux pas reculer après être arrivé si loin." dit solennellement Vertiline en serrant le précieux dans sa main. Babel se passa une patte sur le visage, pris d'un soupir inquiet. 

"Alors comment vas-tu faire?" dit-il d'un ton grave mais assuré. 

"Il y a deux portes permettant d'accéder au commissariat." commença Vertiline. "La première, qui est aussi la plus grande en plus d'être l'entrée principale, est au carrefour de la rue du Grand Flagellé, du Mauvais Meunier, et de l'Estropiée. Il y a cependant une deuxième entrée moins connue, moins empruntée et souvent moins gardée où l'on peut accéder en empruntant la venelle de la Petite Borgne.

-J'ai beau habiter non loin de la ville, je ne me souvenais pas que les rues de GreenSmith portaient des noms aussi...évocateurs.  

-Tu ne crois pas si bien dire! Enfin bref, une fois dans la venelle, je m'arrangerai pour distraire les éventuels gardes d'une quelconque manière. Ceci fait, je crochette la porte -j'ai grande expérience dans ce domaine- et je pénètre dans le commissariat. L'entrée du passage secret est une trappe derrière un escalier en bois, qui me mènera à un tunnel qui me conduira directement aux Aquariums. 

-Et comment compte-tu distraire les gardes? 

-J'improviserai sur place...

-Je te rappelle qu'ils seront probablement armés et qu'ils ont la permission de te tirer dessus, jeune fille! Comble de la malchance : imagine que tu ne tombe née à née avec la Shérif ou l'acolyte? Que feras-tu? 

-Qu'importe ce que je ferai, tonton, je trouverai bien un moyen de m'en sortir! Comme toujours!" Babel soupira à nouveau, implorant sa nièce du regard. 

"Ce plan ne me dit rien qui vaille." conclût-il d'un air sombre et d'une voix blanche.

"-Je n'en ai pas d'autre." argumenta Vertiline sur le même ton. Elle leva ses petits yeux verts vers son oncle et poursuivit. "Nous venons d'avoir cette conversation, tonton. Je...Je ne changerai pas d'avis." Elle se jeta dans ses bras. "Je ne vais pas m'éterniser ici, cela pourrait se retourner contre toi si on apprends que Babel Luthier cache la fille March. Et je vais aussi arrêter de parler comme si c'était des adieux, car nous nous reverrons. En 1882 ou en 1880, peu importe. Nous nous reverrons, tonton Babel!" Et elle ne l'étreignit que plus fort. Ne sachant trop que dire, la limace moustachue ne pût qu'émettre un maigre sourire tout en caressant la tête de cette jeune femme avec laquelle il ne partageait aucun lien de parenté, mais dont il ne pouvait s'imaginer comment aurait été sa vie sans elle, qui lui avait apporté tant tout le bonheur que toutes les peines du monde. Voilà que pendant un instant, il la revoyait enfant, cette petite fille rousse et chétive qu'il avait littéralement ramassée au bord d'un chemin il y a dix-sept ans. Celle-là même à qui il avait tout appris, qu'il avait aimé et choyé comme si elle fût sa propre fille. Celle-là même qui, certes, n'avait pas toujours eût un caractère des plus facile (bien que contrairement à beaucoup, l'adolescence ne fût pas sa période la plus complexe; car ce rôle fût rempli par respectivement ses premières et ses dernières années à vivre chez tonton Babel), mais dont les crises de colère et autres avaient été largement compensés par les merveilleux moments passés ensembles à apprendre toutes sortes de chose, ou à lire pour la énième fois "20 000 lieues sous les mers" au coin du feu. Ha... La petite Vertiline Eunice avait bien grandi!

"Vertiline, promet-moi une chose..." commença Babel en se dégageant tendrement de son étreinte. Il plongea -peut-être pour la dernière fois- son grand regard dans les yeux de sa nièce. "Si les choses tournent mal, utilise ceci à bon escient." dit-il en sortant une pièce de rouille d'une poche de son smoking qu'il glissa dans la main droite de Vertiline. 

"-Que veux-tu que je fasse avec ça? Soudoyer la maréchaussée avec ma fortune?" plaisanta-t-elle en regardant la pièce avec attention, tant elle avait peu l'habitude de tenir du vrai argent entre ses mains (et il remontait à longtemps la dernière fois ou elle avait pillé une habitation pour en revendre les richesses dérobées).

"-Tu en fera ce que tu veux, tant que tu t'en sers intelligemment." conclût la limace en refermant la main de Vertiline sur la monnaie. Après quoi, il l'attrapa par les épaules et la tourna en direction d'une fenêtre qui donnait sur le petit jardin derrière sa maison. "Je vais prendre soin d'Enoch. Toi, tu as encore du pain sur la planche, ma petite sauterelle des îles! Allez, va!" dit-il en la poussant presque. "Et n'oublie pas de venir me rendre visite plus souvent en 1880! Toi, Enoch, et ton Jeffrey!

-C'est promis, tonton!" sourit Vertiline en se retournant une dernière fois vers son cher oncle, avant d'escalader puis enjamber la fenêtre dans la nuit noire. 


Découvrez-vite la suite au chapitre suivant : "Oui, Vertiline"!


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