D'Ascu Stagnu à la Bergerie U Vallone (2ème partie)
Assis sur une pierre, Morgan tentait de se remettre de ses émotions. Grâce à la rapidité d'intervention de Rafael, il avait évité le pire. Le Corse l'avait empoigné avec fermeté pour l'empêcher de basculer dans le vide et l'avait ensuite aidé à se stabiliser et à s'écarter de la crevasse.
Incapable de reprendre la route, le Parisien fixait ses bras et ses jambes qui ne cessaient de trembler. Il l'avait échappée belle et il réalisait à présent que toutes les mises en garde de Lena n'étaient pas vaines.
Touché dans sa fierté, Morgan réalisa qu'il était à présent redevable envers Rafael. Ce dernier vint s'assoir à ses côtés et, sans le regarder, dit :
— Le parcours du GR20 est semé d'embûches. Même les pros de la randonnée ne sont pas à l'abri d'un accident. Tu sais, il y a environ deux cents interventions chaque année. La plupart résultent d'une mauvaise préparation ou de risques inutiles pris par les touristes. Parfois, c'est tout con : il suffit de trébucher et ton seul moyen de repartir, c'est par un hélico. Si Lena a tenu à t'avertir avant le départ, ce n'est pas pour rien.
— Je n'ai jamais mis sa parole en doute !
— Non. Mais tu as clairement sous-estimé tes capacités. Du moins l'aspect mental. Je reconnais que tu as une bonne condition physique. Mais cela ne suffit pas pour arriver au bout. Tu sais, je suis un habitué du GR. Et pourtant, il m'arrive encore d'être surpris. Le parcours est rocailleux : il ne faut pas grand-chose pour se tordre la cheville. Et, tu l'auras remarqué aujourd'hui, le sentier est souvent escarpé. Lorsqu'on oublie toute prudence, une chute peut être fatale.
— Je reconnais avoir merdé. Je ne vous ai pas écouté et j'ai conscience d'être passé tout près de la catastrophe. Je serai plus attentif.
— Je l'espère. Les risques que tu prends peuvent nous mettre en danger Lena et moi. Bon, est-ce que tu te sens capable de continuer ? La météo est très changeante en montagne et les prévisions ne sont pas bonnes. Nous sommes en pleine saison des orages. Ce n'est pas pour rien que nous partons très tôt le matin : il ne faut jamais rester dehors l'après-midi car c'est à ce moment-là que les risques sont les plus élevés. Il est temps d'y aller. Plus vite on arrivera à la bergerie, plus vite tu pourras te reposer. N'oublie pas que la fatigue va s'accumuler tout au long du parcours. Si tu ne récupères pas suffisamment entre chaque étape, tu vas très vite t'épuiser et tu seras moins attentif. Le GR ce n'est pas un jeu. Et notre mission est de t'amener au bout en un seul morceau. Donc, un conseil le Parisien : ce serait bien que tu nous écoutes un peu plus.
Rafael tendit la main à Morgan pour l'aider à se relever. Puis, il l'invita à passer devant lui. Le reste de l'étape se déroula dans le silence et sans autre incident.
Lorsque les bergeries d'U Vallone apparurent devant le petit groupe, Lena poussa un soupir de soulagement. Elle avait conscience que, sans l'intervention de son ami, son client aurait été gravement blessé. Voire pire !
Elle avait remarqué que cet épisode avait marqué le Parisien. Son air arrogant avait disparu et il semblait avoir perdu l'usage de la parole. Dire qu'elle ne lui avait pas encore annoncé qu'ils dormiraient sous tente...
Seuls trois autres randonneurs étaient présents sur le site. Rafael s'empressa d'aller chercher les deux tentes afin de les monter sur l'un des rares endroits plats du lieu. Le Corse adressa un sourire moqueur à Morgan en lui lançant son paquet. Mais, à son plus grand étonnement, le jeune homme ne protesta pas. Et, deux minutes plus tard, il observait, satisfait, son installation.
La bergerie offrait aux randonneurs le luxe d'une douche chaude mais le Parisien décida de s'octroyer une pause fraîcheur dans la petite rivière en contrebas où des vasques assez profondes permettaient de se baigner.
Il prit son nécessaire de toilette et il s'éloigna de la bergerie tandis que ses compagnons de route agençaient leur campement.
Habitué au luxe des palaces, Morgan contempla quelques instants le paysage face à lui. Jamais, avant de se rendre en Corse, il n'aurait imaginé apprécier un tel moment. Façonnées par les torrents depuis des milliers d'années, les splendides piscines naturelles offraient aux randonneurs de passage un véritable havre de paix et de fraîcheur. Dans ce cadre naturel grandiose, le jeune homme se sentit privilégié. Il choisit les vasques qui se trouvaient à l'abri des regards et commença à se déshabiller. L'eau cristalline devait être fraîche mais Morgan avait besoin de remettre ses idées en place. Histoire d'éviter un moment gênant, il préféra garder son boxer. Il ne manquerait plus que quelqu'un le surprenne dans le plus simple appareil.
Une heure plus tard, ne voyait pas revenir son client, Lena descendit vers la rivière. Lorsqu'elle aperçut la silhouette élancée de Morgan, debout dans l'un des bassins naturels, elle s'arrêta net. Le torse du jeune homme était parsemé de petites perles d'eau scintillant au soleil. La Corse frissonna : c'était la seconde fois qu'elle pouvait se délecter de ce spectacle. Son regard s'attarda sur le corps sculptural, éclatant de santé et de vigueur, de son client qui n'avait pas remarqué sa présence.
Comment peut-on être aussi con et avoir un physique de dieu grec ?
Une voix mécontente interrompit alors la contemplation de Lena :
— J'hallucine là ! T'es vraiment en train de le mater en douce ? Mais t'as quel âge sérieux ? Que tu baves devant ton ordinateur quand tu t'enfiles les épisodes d'Arrow passe encore, mais ça ?
Mécontente d'avoir été surprise par Rafael, la jeune femme se retourna brusquement :
— C'est toi qui dérailles ! Je tenais à m'assurer qu'il ne lui était pas arrivé un truc. Je pense que tu as remarqué, comme moi, que Morgan était particulièrement maladroit !
— Pitoyable comme excuse ! Tu me déçois. Je croyais que tu avais plus de maturité. T'es plus la même depuis ta rupture avec l'autre crétin.
— Ne commence pas Raf ! De plus, tu me connais assez pour savoir que je ne mélange jamais boulot et vie privée.
Pris par leur dispute, les deux Corses ne remarquèrent pas l'arrivée de Morgan à leur côté :
— Hum, est-ce que tout va bien ?
Le regard noir qu'il reçut en réponse l'incita à déguerpir au plus vite. Il retourna à sa tente, vérifia que tout était en ordre pour la nuit et il entra dans le refuge. Il mourrait de faim et il n'était pas disposé à attendre que ses compagnons de route aient terminé leur altercation. Mais il était à peine attablé qu'il vit les deux Corses pénétrer dans l'ancienne bergerie. Ils s'assirent sans rien dire et le repas se déroula dans le silence le plus complet. Morgan écouta alors les conversations aux autres tables pour se distraire et il sourit en entendant une dame d'une quarantaine d'années se plaindre de la difficulté du parcours :
— Enfin quoi, j'ai l'habitude des randonnées, je marche sur la promenade des Anglais tous les jours. On m'a simplement mal renseigné c'est tout.
Le Parisien secoua la tête en souriant. Au moins, avant de partir, il s'était renseigné correctement sur ce qu'il allait subir. Il ne s'imaginait pas souffrir autant mais il savait qu'il ne risquait pas de marcher sur des sentiers bétonnés et plats. Alors qu'il croyait que la dame allait quitter les lieux, il la vit se tourner vers la gérante et lui dire :
— Vous savez, je suis stupéfait de la facilité que vous avez, vous les Corses, avec les langues étrangères!
— Ah bon, pour quelles raisons ?
— Tous les Corses que j'ai rencontrés jusqu'ici parle un français impeccable, sans accent. Et en plus vous maîtrisez la subtilité de nos expressions, c'est épatant !
Et comme la randonneuse n'avait pas encore touché le fond, elle ajouta :
— En plus c'est marrant, on dirait pas que vous êtes keurs (*exagération de l'accent pour dire "corse") vous.
Rafael, qui n'en pouvait plus d'entendre la touriste débiter ses âneries, se leva et se posta devant elle pour l'empêcher de sortir :
— Chère madame, sachez que les Corses n'ont pas tous le teint mat, et les cheveux noirs. Il y a aussi des gens blancs chez nous. La prochaine fois, tâchez de vous renseigner au lieu de nous saouler avec vos conneries. Ou mieux, ne venez plus chez nous, cela nous fera des vacances.
Outrée, la femme quitta la pièce sans demander son reste. Morgan estima que Rafael aurait dû se montrer plus diplomate mais il se garda de le lui faire remarquer. Après avoir achevé son copieux repas, il gagna sa tente pour se reposer. Il n'était même pas quinze heures mais les kilomètres accumulés dans les jambes commençaient à se faire sentir. Il s'endormit rapidement mais fut réveillé quatre heures plus tard par ce qu'il prit d'abord pour des cris étranges. Il se leva et sortit de sa tente dans le but de trouver l'origine de ce bruit désagréable. Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir, à quelques dizaines de mètres, trois randonneurs, accompagnés de Rafael, en train de chanter. Du moins, selon le Parisien, ils essayaient. Car, à les entendre prononcer des mots incompréhensibles, il était évident qu'ils n'avaient aucun talent.
Il remarqua ensuite que Lena était assise à côté des quatre hommes : contrairement à lui, la Corse ne semblait pas offusquée de la prestation pitoyable que lui offrait ses compagnons. Morgan, qui souhaitait passer une nuit au calme, se décida à stopper le carnage. Il s'approcha, salua le petit groupe et indiqua, d'un ton fatigué :
— Habituellement je n'ai rien contre les soirées karaoké, mais là, je suis crevé et je n'arrive pas à dormir. En plus, sans vouloir vous vexer, vous n'être pas très doués. Si encore c'était agréable à entendre ça passerait mais...
Le jeune homme ne put terminer sa phrase. Lena s'était relevée et, avant qu'il n'ait pu continuer, elle l'agrippa par l'épaule et le traîna à une dizaine de mètres. Son visage furieux alerta le Parisien :
— Hé mais qu'est-ce qu'il te prend ?
— Tu veux vraiment le savoir ? Depuis ton arrivée en Corse je t'ai cherché de nombreuses excuses mais là, je ne peux plus. Comment oses-tu insulter la chanson corse en la comparant à du karaoké ?
Morgan ouvrit la bouche, pour la refermer aussi vite. En découvrant le regard outré de Lena, il réalisa qu'il lui avait réellement fait du mal. Tandis qu'il se demandait comment lui présenter des excuses, la jeune femme continua sa tirade :
— Tu sais quoi, m'engager avec toi c'était la plus grosse bêtise que je puisse faire. À ce niveau-là ce n'est même plus de la maladresse. Tu me fatigues, tu m'épuises avec tes conneries. Et comme je suis à deux doigts de vouloir t'abandonner au beau milieu de la montagne, je pense qu'il est plus raisonnable, pour toi comme pour moi, que je stoppe ici notre collaboration.
— Hein, quoi ? Non, tu ne peux pas ! Je vais faire comment moi ?
— Raf pourra t'accompagner demain. Il résistera peut-être à l'envie de te balancer dans un ravin. J'ai des amis dans le coin, ils pourront prendre le relais demain soir. Moi, je ne peux plus.
— Lena...
— Morgan, avant que je ne prononce une parole malheureuse, dégage dans ta tente.
Le Parisien préféra ne pas insister. Conscient qu'il avait sans doute atteint un point de non-retour, il se demanda toute la nuit s'il y avait une chance infime que Lena revienne sur sa décision.
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Quelques petits clins d'oeil dans ce chapitre...
Le premier par rapport à Juste une photo et la forêt de Matra
Le second par rapport à une discussion avec les habituées sur la série Arrow
Le dernier, j'ai repris l'idée du film l'enquête corse avec les chants traditionnels mais j'ai changé la manière d'aborder les choses ;-) Si vous souhaitez d'ailleurs découvrir la chason corse je vous conseille plus particulièrement le groupe Chjami Aghjalesi, dont la chanson "Catena" m'a inspiré mon roman Cum'un cantu di liberta. Bien entendu il y a d'autres groupes à découvrir comme Canta U Populu Corsu, L'Arcusgi, A Filetta ou encore I Muvrini.
Et sinon, votre avis sur ce chapitre ? Sur la suite ?
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