Chapitre 3 Nouvelle Version
Ce matin, je me lève à la hâte. Je n'ai pas de temps à perdre. Je petit-déjeune en cinq minutes et me prépare en dix. Dehors il neige à fond. Un pull blanc et un jeans noir sont suffisants pour ce rendez-vous. Je ne vais pas à un rencard, après tout.
Je parcours le hall, cherchant des yeux mes gants et mon écharpe. Ils sont accrochés à mon portemanteau blanc. J'habite seule, dans une grande maison, dans le beau quartier d'Angel City. La demeure, contenant quatre chambres, une salle de bain et un bureau, était à mon père. Il me l'a offerte à la fin de mes études, il y a quatre ans. À ses dires, c'était un cadeau pour mon bac+5. Il était très fier de mon diplôme ENSAD. À tel point qu'il s'en est venté à tous ses collègues.
Ça m'a touchée. Il m'a soutenue dans la voie de la mode. Il a accepté que je fasse le diplôme que je désirais. Je lui en serais toujours reconnaissante. Je sais que d'autres jeunes n'ont pas cette chance. Ils sont obligés de suivre la voie que leurs parents ont choisie. Cela me désole. Pourquoi faire un être humain pour choisir tout à sa place ? Ce n'est pas une poupée. Si je comprends que les parents désirent les protéger au maximum, ce n'est pas ainsi qu'ils réussiront.
J'enroule, nerveuse, mon écharpe en cachemire autour de mon cou. Bonnet gris sur la tête, gants de même couleur mis, je suis prête à décoller.
En route pour la pâtisserie d'Harvey. Je vais faire le trajet à pied, puisque je n'y suis qu'à sept minutes.
Mes bottes de neiges enfilées et sac autour de l'épaule, j'ouvre la porte et quitte le hall d'entrée. La basse température me surprend. Mon souffle forme un brouillard devant mon visage. Je m'amuse un court laps de temps à souffler. Enfin, jusqu'à ce que mon voisin, veuf, Mathieu me salue de loin. Je lui fais un large sourire, l'observant courir sur le trottoir. Même en hiver et dans la neige il fait son jogging ! Cet homme est incroyable.
Mon regard se braque sur l'avant de maison. Le jardin est enneigé d'au moins cinq centimètres.
J'adore ce temps, même s'il fait très froid.
Je démarre une marche incontrôlée. Mes pas s'enfoncent plus profondément que je l'espérais. La neige m'arrive au quart de mes mollets. J'hésite à rebrousser chemin. Il fait froid et mes pieds seront congelés arrivés à la boutique.
D'un côté, je n'ai pas le choix. À la clé un pâtissier rien que pour moi et des gâteaux raffinés.
J'avance. Les flocons se posent délicatement sur moi. Quand je dépasse le quartier et arrive au centre de la ville, je me sens ridicule. Le bas de mon pantalon est trempé et ma capuche enneigée. Je vais débarquer chez Harvey dans une allure... Heu pourquoi je me soucie de mon apparence ? Il neige. Je ne peux pas faire autrement !
D'ailleurs, plus le temps de m'arranger, sa boutique est à trois bâtiments de moi. Je dépasse un market et un garage, avant de me stopper devant la vitre du fleuriste. Avec le reflet, je constate bien ce que j'imaginais. Je passe la main sur ma capuche et retire la petite pile de neige.
Désormais, je file pour de bon à la pâtisserie. Je passe la porte, la cloche sonne en une douce mélodie et attends devant le comptoir en verre. Le pâtissier, dans sa tenue professionnelle, arrive par la porte arrière. Il m'adresse un sourire en tendant sa main, que je serre en le saluant poliment.
— Vous avez tout trouvé en deux jours ?
Son petit air moqueur va vite lui passer ! Je mets la main dans mon sac et cherche mon carnet, où j'ai mis au propre mes choix. Trouvé, j'ouvre la bonne page, cachant certains mots et lui tends. Sa lecture est rapide. Ses iris glissent sur mes mots. Il but sur le dernier et fronce les sourcils.
Je crains déjà sa réaction. Va-t-il refuser ? Dois-je chercher un autre Pâtissier ou acheter tout fait le jour J ? La deuxième option serait intéressante. Sauf que le vingt-quatre, il y a peu de chance de trouver tous les gâteaux que je souhaite. Si je dois me rabattre sur des mets qui ne me plaisent gère, je vais piquer une crise de nerfs.
— Je ne devrais pas demander ça. Pourtant je vais quand sortir de mon rôle. Êtes-vous certaine que vous avez besoin de deux gâteaux ? Les mets seront suffisants. Comme vous pouvez le constater, je ne fais pas dans la demi-mesure.
Je prends conscience de ses mots en hochant le menton.
— Tout compte fait, oui, les deux gâteaux seront en trop. Ça veut dire que vous acceptez ?
Je trépigne d'impatience. Quant à mon ancien ami, il me fixe muet. Aucune émotion n'est lisible sur sa gueule d'ange.
Je suis à deux doigts de l'implorer. Il peut tout à fait refuser et ça me mettrait dans le pétrin.
Je me contiens un minimum et croise les doigts discrètement.
— Vous pouvez augmenter vos prix, tenté-je de le convaincre. Cela ne me pose aucun souci.
— Ce n'est pas l'argent qui créer les gâteaux. Mais...
Il ne termine pas sa dernière phrase et me décroche un clin d'œil. J'en reste quelque peu hébétée. Une brûlure émane de mon bas-ventre et remonte jusque dans mes reins. Je déglutis, pinçant les lèvres et mettant mes mains à ma taille.
— Mais quoi ?
— Vous m'avez aidé plus jeune. Bien plus que vous pouvez l'imaginer. Alors, j'accepte. Je serais un monstre de refuser, Ruby. Ça vous évitera d'empoisonner vos invités.
Son sourcil foncé s'arque. Une lueur amusée brûle dans ses yeux.
— Je ne sais certes pas pâtisser, mais j'ai les moyens d'obtenir ce que je désire.
Je prends un air supérieur. Pas parce que je me sens plus puissante que lui, mais parce que je suis blessée par ces mots.
Oui, je ne suis pas une fine pâtissière. Oui, j'ai déjà raté des gâteaux à quatre ingrédients. Oui, je préfère être entourée de tissus que de mets.
Je ne suis juste pas ce genre de femme ; celle qui aime rester derrière les fourneaux. Je n'en ai non seulement pas le temps avec mon boulot, mais l'envie. Si j'étais motivée, je prendrais des cours. Parce que la pâtisserie s'apprend, peu importe l'âge et le sexe.
Peut-être cela viendra-t-il plus tard ? Quoi qu'il en soit, à part faire appel à un pâtissier ; je n'ai pas le choix. Les miracles de Noël n'existent que dans les films et les livres. Je ne peux apprendre la pâtisserie en moins de trois semaines.
— Je vois. C'est dommage, cette image ruine la Ruby que je connais.
Ma bouche s'entrouvre. Ses mots me heurtent de plein fouet. Image. Quelle image a-t-il de moi ? La jeune adolescente qui avait pitié de lui ? Celle qui l'a embrassé pendant une pause bêtement ? Celle qui rêvait de lui, les yeux pleins d'étoiles ?
J'en doute. Il doit voir en moi la gosse pourrie gâtée d'un riche banquier. Celle incapable de cuisiner des plats élaborés et des gâteaux.
— Qu'elle image as-tu de moi ? hésité-je, le cœur battant à tout rompre.
— Euh... Une celle d'une femme grandie et dans le besoin. Je n'en sais pour l'instant pas plus, mais je compte bien creuser cette question. Voir à quel point vous avez changé.
Deux mots me décochent un sourire. Contrairement au vouvoiement qu'il s'efforce à appliquer.
— Pour l'instant, répété-je. Moi aussi j'ai hâte d'en apprendre un peu plus sur toi, Laszlo.
Le pâtissier ne trouve rien à redire. Il hoche frénétiquement sa tête, ondulant ses mèches bouclées sur son front. Mon regard est rivé sur son doux visage. Ses pommettes rougies attirent mon attention. Il fait bon dans sa boutique. Peut-être la chaleur des fours de son atelier ?
— Parfait, au boulot, nous verrons cela après... Alors, pour l'éclair à la cerise, c'est compliqué, reprend-il sûr de lui. Je peux vous proposer un éclair au Mojito à la place.
Je lui adresse une moue perdue. Je connais les deux, mais pas séparément.
— Je demande un gâteau, pas de quoi saouler mes invités, le taquiné-je.
Laszlo balaye mon propos d'un geste de la main. Sans dire mot, il contourne son comptoir, tenant toujours mon carnet noir. Sa main droite se lève en l'air et me fait signe de le suivre. Je ne me fais pas prier. Mes pas me portent à sa suite. J'entre à l'arrière de son magasin et découvre un petit couloir. Il n'y a que trois portes. Celle en face mène dehors, celle à ma droite n'a aucun écriteau et celle à gauche est entrouverte. Le pâtissier est déjà dans son atelier, au-dessus d'une longue table en inox. Sous ses yeux se trouve une plaque remplie d'éclairs.
— Je ne suis pas dans une crèche, Ruby, commente Laszlo moqueur, je n'ai pas à tout vous dire. Rejoignez-moi pour goûter. Ça m'aidera grandement ! C'est tout ce que je demande de votre part.
Je m'exécute et entre dans son atelier en ruminant. Mes maigres tentatives de le tutoyer ont échoué. Pourquoi installe-t-il cette distance ? Parce que nous sommes adultes ?
Il y a trois plans de travail. Deux autres employés travaillent dans leur coin. Une jeune femme rousse et un homme chauve. La femme est grande, en tenue de travail. Elle nous ignore, étalant une pâte sur son plan en inox. Quant à l'homme, lui aussi en tenue de boulot, découpe des poires. Il est concentré. Sans un regard pour nous, il dépose les épluchures dans un bol transparent.
Leurs présences me gênent un peu. Je préférais parler à Laszlo seule à seul. On pourrait discuter de notre évolution, de nos boulots, sans qu'on nous écoute.
En retrait, j'observe mon ancien camarade de collège attraper un éclair décoré d'un glaçage vert et des billes de sucre blanches.
— Soyez franche, la recette n'est pas finie. J'hésite encore.
Il me tend le gâteau que je saisis très vite. Il est tiède entre mes doigts. J'observe la pâtisserie un peu intriguée. L'éclair sent très bon. J'en ai l'eau à la bouche !
Je desserre mes dents et croque. N'étant pas experte, mon jugement est facile ; c'est très bon. Je n'abuse pas. Le citron et le rhum se mélangent à la perfection. En arrière-goût vient la menthe qui fait un bien fou. Je déguste ce mets sous l'attention particulière du créateur. Il fixe mes lèvres mouver.
Un feu crépite dans mon être. Je refuse catégoriquement que la raison soit autre que le gâteau. Je me suis déjà fait assez d'illusions qui ont blessé mon petit cœur.
Comme tout le monde à cet âge, je me suis bercée d'illusions. Les mois ont défilé et mon amitié avec Laszlo se renforçait. Se transformant en désir. C'était le premier garçon que je désirais embrasser, me blottir contre. Puis, le collège s'est terminé. Et le lycée nous a éloignés.
Que se serait-il passé si notre chemin ne s'était pas séparé ? Serions-nous sortis ensemble ? Ou au contraire, serions-nous devenus de meilleurs amis ?
Aucune idée et je n'ai pas les moyens de le savoir.
Lorsque j'ai fini ma bouchée, je ravale des félicitations méritées.
— Heu... c'est dégueulasse, mens-je en rendant le reste.
Le visage de Laszlo se décompose. Hébété, il reprend le mets entamé et le dépose sur son plan de travail. D'une main nerveuse, il gratte le haut de son front en grimaçant.
D'accord, ce n'est pas fair-play, mais c'était trop tentant. Je me retiens avec force de rire.
— Mince... selon vous, que faut-il changer ou ajouter ? Dois-je abandonner ces éclairs ?
En me posant ces questions, il prend le plateau et l'emmène vers une poubelle à l'autre bout de la pièce. Ma mâchoire se décroche. Est-il sérieux ?
— Hé... vous n'allez pas les jeter ?
— Ils sont loupés, non ?
Laszlo est figé au-dessus de la poubelle, dos à moi. Son pied appuie sur la pédale pour ouvrir le couvercle. Je ne fais plus la fière. Mon cœur bat à tout rompre et mes joues ont une couleur cramoisie. J'ai honte de moi.
— Non, dis-je la gorge serrée.
— Pardon ?
Toujours de dos, sa main tient le plateau. Il attend que je répète mon mot.
— Non, c'était très bon, avoué-je.
— Vous voyez quand vous voulez..., s'exclame-t-il en riant.
J'ai tellement honte que j'aimerai me réfugier dans un trou de souris.
Lorsque le pâtissier se tourne dans ma direction, j'avise son grand sourire éclatant. Il s'est foutu de moi. Jamais il n'aurait jeté ses gâteaux. J'imagine même qu'il m'a testée et il est visiblement content du résultat.
— N'hésitez pas à terminer l'éclair, lui, je le jetterai.
Mes yeux se lèvent au ciel. Le pâtissier fait le trajet jusqu'à moi, tandis que je termine l'éclair sous ses iris bleus.
Laszlo me propose d'autres mets, que je goûte avec appétit. Ce rendez-vous se passe mieux que prévu. Monsieur Harvey a bel et bien accepté de travailler pour moi ! La joie se peint sur mon visage. Mes lèvres restent étirées en un large sourire. J'ai envie de sautiller sur place.
Puis, notre petite bulle éclate soudainement. Au loin la cloche de la boutique sonne. Laszlo s'excuse et quitte son atelier de création. Loin de moi l'idée de fouiller, mais j'en profite pour détailler la salle. Elle est grande et longue. Trois frigos imposants se dressent tout au bout. Sur le plan de travail qu'il utilise, un robot pâtissier, des bols et des ustensiles propres sont posés. Avec cela, des gâteaux fraîchement créés. Du moins, ceux qui n'ont pas encore été dévorés. Le reste du matériel est rangé sous les tables, des éviers au bout des plans. Les murs sont assez simples, blanc, et le sol en grands carreaux noirs.
Ses deux employés me fixent du coin de l'œil. Comme des pigeons. Je leur adresse un sourire discret, qu'ils ignorent. Super.
Je baisse la tête, pensive. Retrouver un ancien camarade de classe me fait tout drôle. La seule avec qui j'ai gardé contact est Alice, ma meilleure amie d'enfance. Les autres sont tous passés à la trappe. En grandissant, j'ai compris que rester dans un groupe de filles qui minaude et se moque à longueur de journée ne m'intéressait pas. Des futilités sans noms.
— Encore une...
Le soupir de l'employée me fait grincer des dents.
— Tu l'as dit ! enchérit l'homme. C'est pathétique.
Parlent-ils vraiment de moi ? Je suis à côté, j'entends tout. Ce manque de politesse me sidère.
— Excusez-moi ?
Je les interpelle de ma voix la plus douce. Ils se tournent vers moi.
— Oui ? demande la rousse sur un ton tranchant.
— Vous parlez de moi ?
— Bien sûr !
D'accord. Au moins c'est clair.
— Super ! m'exclamé-je agacée. C'est sympa. Pourquoi encore une ?
Ma franche question lui arrache une grimace.
— Vous n'êtes pas la première à débouler du jour au lendemain pour obtenir une nuit et de la notoriété.
J'ai donc une tête à vouloir être connue et passer dans le lit de Laszlo. Génial. J'espère qu'il ne s'imagine pas la même chose. Car mon but est bien le contraire.
J'entreprends de répondre, les poings serrés.
— Madame Thibault est une vieille connaissance, s'élève une voix dans mon dos. Merci de me protéger, Christelle. Votre bienveillance me touche, mais tâchez de rester concentré sur votre boulot.
Et toque, dans les dents ! Ça l'apprendra à me prendre pour une femme intéressée par la notoriété et le sexe !
La prénommée Christelle se fait toute petite. Elle se remet au travail dans un silence de plomb.
Les yeux pâles de Laszlo tombent sur moi. Il sourit, m'indiquant de la main le plan de travail.
— Je suis tout à vous, m'annonce-t-il en quittant son comptoir. Reprenons.
La voix grave et un brin sensuelle – à mon goût, suis-je folle ? – du pâtissier me tire hors de mes pensées. Je relève le visage dans sa direction, la mine fermée.
— Je suis prête.
Les prunelles bleutées de l'homme s'accrochent aux miennes. Il désigne du menton une pâtisserie.
— Celle-ci, je l'ai faite hier. Un entremets à la poire et au citron. Une nouvelle recette revisitée... il y a un ingrédient secret. À vous de trouver.
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