VI
Le soleil se leva et éclaira le visage des derniers Tek-Tek. Eflinntak se réveilla et alla voir Apuuntak. Mais elle ne le trouva pas. Elle fit une deuxième fois le tour du campement, mais elle ne le trouva toujours pas. Ses enfants tentèrent de la rasséréner :
– Il s'est juste éloigné, il avait peut-être quelque chose à vérifier.
Mais Apuuntak ne s'éloignait jamais le premier jour d'un nouvel établissement. Eflinntak se dit que ses enfants avaient sûrement raison, et elle se força à se calmer. Malgré tout, c'était inhabituel. Krenntek vint la trouver et lui dit :
– Les schémas se répètent. Mais certains peuvent rompre le cycle. Si tu as peur de l'inconnu, tu peux t'inquiéter ; si tu veux bien accueillir le changement, tu dois être maîtresse de toi-même.
Mais Eflinntak ne savait pas si elle acceptait le changement. Elle y réfléchit longuement, et quand elle eut trouvé la réponse, au fond de son cœur, au fond de son âme, Apuuntak venait tout juste de revenir.
Toute la famille était curieuse de savoir ce qu'il était advenu d'Apuuntak cette nuit. Ce fut sa femme qui le lui demanda, emplie d'une douce plénitude qu'elle n'avait jamais ressentie. Il plongea une infime seconde son regard dans celui de son père, et déclara :
– J'ai senti que quelque chose se préparait. J'avais besoin de réfléchir.
Le lendemain, il avait pris sa décision.
– Les choses vont changer, annonça-t-il le soir alors que tout le monde était réuni autour du dernier feu de la journée. Je sais que votre avis était sans appel, mais les choses sont déjà en train de changer et nous ne pouvons pas continuer notre vie comme si de rien n'était.
– Explique-toi, mon enfant, l'encouragea Peliitek.
Apuuntak réfléchit à ce qu'il allait dire, se lança. Désormais il n'y avait aucun retour en arrière possible, il ne le permettrait pas. Il devait leur faire comprendre.
– Lorsque je suis parti la veille de notre départ, j'ai assisté à la mort d'une jeune femme Woukini. Elle était en train d'accoucher, elle donnait la vie et on lui a prit la sienne. Son compagnon était dévasté, les vieilles femmes et le chef pleuraient : ils sont comme nous et nous sommes comme eux.
Personne n'osait l'interrompre, son visage était grave et sa voix passionnée.
– Je voulais savoir ce qu'il était advenu de l'enfant et de son père, c'est pour cela que je suis parti la nuit dernière. Mais je suis tombé sur une autre tribu. Oui, il y en a d'autres. Pourquoi avons-nous pu penser que nous étions les seuls ? C'est stupide, en effet. Physiquement, ils sont différents de nous. Mais c'est la seule chose qui diffère ; ils sont comme nous et nous sommes comme eux. Parmi eux il y a un homme qui n'est pas de leur tribu. Il m'a vu et m'a raconté l'histoire des tribus de la forêt, et celle des Tek-Tek. Cet homme a vécu dans chacune des trois tribus, et il vient de la nôtre.
À cette révélation, tous poussèrent un petit cri, à l'exception de Krenntek qui hochait la tête.
– Je sais ce qui s'est passé à présent. Je sais pourquoi tu t'appelles Ipal et toi Rilaan. Autrefois, les tribus ne se comportaient pas comme nous le faisons aujourd'hui. Toutes se connaissaient, et elles s'entraidaient. Elles vivaient chacune de leur côté, mais il y a parfois un sentiment qui nous pousse à aller vers les autres. Je ne sais pas comment il s'appelle, mais c'est lui que j'ai ressenti quand j'ai vu les Woukini en détresse.
>> Et puis, même le plus enterré des secrets fini par être déterré. Que ce soit par le plus grand des hasards ou grâce à une vieille légende. Ce que je veux dire, c'est que, même avec tous nos efforts, nous pouvons être découverts n'importe quand. Nous ne serons jamais à l'abri d'une personne perdue ou d'une soudaine et imprévisible expédition d'une autre tribu, ou encore de leurs réflexions sur eux-mêmes. Nous avons réfléchi après avoir découvert que nous n'étions pas les seuls de notre espèce ; nous possédons tous une sagesse, personne ne fait exception, rien ne les empêche d'imaginer qu'ils ont des semblables à l'autre bout de la forêt.
>> Nous avons forcément un ancêtre commun, même s'il est mort depuis des centaines d'années. Il est temps de faire connaissance avec nos frères et sœurs. Et sachez que rien ne me fera reculer maintenant que j'ai ressenti cette chose envers des étrangers qui n'en sont peut-être pas.
– Le cycle se répète. Mais certains peuvent avoir une conviction inébranlable qui ne le sert pas, parla le sage.
Puis les deux enfants se regardèrent et Ipal parla pour eux deux, main dans la main avec sa sœur :
– Le changement ne nous fait pas peur. Et on doit avouer que depuis que l'on connaît l'existence d'autres tribus, on imagine ce qu'on pourrait faire ensemble. Mais peut-être est-il dangereux de tous nous rassembler, dans ce cas nous voulons bien subir la même routine tout en sachant qu'il existe un autre avenir, une vie différente à mener. Et on pense connaître le sentiment dont tu parles, il ressemble à ce qu'on ressent quand on soigne un animal blessé.
Eflinntak avait déjà eu le temps d'y réfléchir, mais soudain, elle hésitait. Ses enfants étaient prêts à suivre leur père, ils montraient leur désir de s'affranchir de la routine qu'ils « subissaient », mais elle voulait d'abord savoir quel était ce cycle, et en savoir plus sur ce sentiment qui lui faisait un peu peur. Peliitek vit les yeux hésitants de sa fille et comprit. Il ne restait qu'elle, alors elle dit ce qu'elle avait à dire :
– Si jeunes, si intrépides... Cet avenir ne sera pas celui dans lequel je vivrai : c'est le vôtre. Faites ce qui vous paraît juste, mes enfants. Il n'y a ni mauvais, ni bon choix.
Il y eut un moment pendant lequel chacun réfléchit à ce qu'il avait décidé. Puis Peliitek osa une question :
– Qui est cet homme, Apuuntak ?
– Il a oublié. Il n'avait plus de parents.
Apuuntak regardait sa femme. Il était troublé, ne comprenant pas pourquoi elle n'avait pas parlé, et il cherchait la réponse dans ses yeux.
– Lorsque nous ouvrirons nos yeux demain, ce sera un nouveau jour, et nous pourrons regarder sous un autre angle les paroles d'Apuuntak et les évènements.
Sur cette conclusion apportée, bien sûr, par Krenntek, la famille qui déciderait de l'histoire et du destin de la tribu Tek-Tek éteignit le feu et se coucha dans la perspective d'un jour nouveau.
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