I -Première Partie-

Apuuntak courait. Mais c'était plus pour chasser son mauvais rêve que pour se dépêcher. Il courait vers le dernier campement des Woukini, pour savoir dans quelle direction ils étaient partis, afin de ne pas les croiser. Arrivé aux abords, Apuuntak ralentit, au cas où les Woukini auraient tardé. Sur les lieux, il n'y avait personne, mais il resta tout de même caché pendant une heure. Il songea qu'il pourrait faire le point sur le cauchemar de sa sieste. Jamais il ne l'aurait admis, mais il était terrifié. C'est avec une grande crainte qu'il se remémora - ou plus précisément, replongea - dans son rêve.

Il a cinq ans. Assis devant le feu, il ne le quitte pas des yeux malgré que ceux-ci le piquent. Il est émerveillé par ces flammes éphémères qui ne durent pas même une seconde et qui, pourtant, sont si dévastatrices. À son tour, il veut essayer d'allumer un feu. Personne ne le regarde ; c'est le bon moment. Soudain, les morceaux de bois, devant lui, s'embrasent sans qu'il ait fait le moindre geste. Il n'a plus cinq ans. Il ne sait pas quel âge il a, car on arrête de compter à partir de dix. Au creux de son coude il remarque le cicatrice des chefs. Il se tourne, mais il n'y a plus aucune trace de sa famille ni du campement. Il se lève, fait quelques pas puis retourne à son feu. Mais celui-ci a laissé la place à ses parents, sa femme et ses enfants. Il se dirige vers eux. Ils hurlent car des flammes lèchent leurs pieds. Il tourne les talons pour aller chercher de l'eau, mais se retrouve nez-à-nez avec son feu. C'est étrange que l'extrémité des flammes se trouve juste devant ses yeux. Il les baisse et découvre que le feu s'est étalé en longueur sur plusieurs mètres. Il se retourne, affolé. Il découvre sa famille d'aujourd'hui agenouillée près de sa mère. Elle tousse et crache du sang. Son père est debout et lui fait signe d'approcher. Il le porte au-dessus de sa tête et traverse le mur de feu. De l'autre côté il tombe, se retourne pour voir son père. Seule sa tête dépasse des flammes. « Sauve-toi, sauve-les » articule-t-il, et il est obligé de lire sur ses lèvres. Il remarque alors que le feu encercle sa famille. Puis la tête de son père tombe en cendres. Il se relève et court le plus vite et le plus loin qu'il peut. Il sait que, derrière lui, les arbres tombent et que le feu se rapproche inexorablement. Sans raison, il trébuche et plonge en avant. Devant lui, un autre feu se rapproche. À droite et à gauche aussi. Il se tourne sur le dos. Au dessus de lui, il voit les quatre feux ne faire qu'un et plonger sur lui. Il ferme alors les yeux et lorsque la souffrance s'empare de lui, il voit la forêt carbonisée et les arbres tomber en cendres les uns après les autres. Et lorsqu'il ne reste plus rien, il distingue, au loin, un paysage de centaines de constructions s'étalant sur tout l'espace qu'il est possible de voir.

Quand il émergea, la première pensée qu'il eut fut que ce n'était pas un mauvais rêve - il était trop réel. Il se dit que ce ne pouvait être qu'une vision. Elle restait gravée dans son esprit avec une précision qui l'effrayait. Lorsqu'il y repensait il ressentait chaque détail. Ce n'était pas commun au monde du sommeil.

Il sentait que quelque chose l'appelait, essayait de lui faire passer un message. Mais il ne comprenait pas. Dès lors, sa plus grande frayeur fut que cette vision se réalise, qu'elle soit un aperçu du futur.

Apuuntak reprit son inspection et découvrit un passage taillé dans les racines. Je veux bien qu'ils aient du mal à se déplacer, pensa-t-il. Mais n'ont-ils rien appris, rien essayé depuis que leur tribu a vu le jour ?! Il grimpa dans l'arbre le plus proche et suivit la piste depuis les hauteurs, en sautant de branche en branche. Trente arbres plus loin, il entendit des gémissements. Il se rapprocha, tout en veillant à ne pas faire de bruit et à rester invisible.

Il y avait quatre femmes, un homme et le chef de la tribu que l'on reconnaissait à sa façon d'être vêtu, massés. Quand le chef ordonna à une des femmes de rejoindre les autres pour leur exposer la situation et les dissuader de revenir sur leurs pas, Apuuntak vit qu'ils étaient penchés au-dessus d'une autre femme, plus jeune. Elle était recroquevillée sur le sol et se crispait à intervalles plus ou moins réguliers. Sans prévenir, elle fut secouée d'un violent spasme qui la fit basculer sur le dos. Entre ses jambes quelque chose dépassait, et Apuuntak devina que c'était la tête d'un bébé. La jeune femme accouchait mais elle était incapable de pousser. L'homme lui prit la main. Les femmes lui criaient, pressantes, de se calmer, mais il était trop tard. Elles s'empressèrent de dégager l'enfant avec douceur et savoir-faire, puis la mère abandonna dans un ultime soubresaut.

Apuuntak était troublé. Il aurait voulu les aider ou, du moins, consoler l'homme. Mais il ne pouvait pas, leur existence devait rester secrète. Que se passerait-il s'ils côtoyaient cette tribu ? Leur famille se perdrait dans celle, immense, des Woukini. Au fur-et-à-mesure, leur sang et leur histoire disparaîtrait. Non ! Pense à ta famille. Ne te laisse pas aller. Car un instinct qu'il ne reconnaissait pas l'incitait à descendre de son perchoir pour les rejoindre. Et si Apuuntak ne pouvait pas l'ignorer, il avait du mal à le contrôler.

Après avoir réussi à s'arracher à la scène tragique, il continua à progresser jusqu'au nouveau campement des Woukini. Il dut parcourir le double de ce qu'il avait déjà laissé derrière lui, ne pouvant s'autoriser une pause, car la nuit allait bientôt tomber et il avait promis à sa famille de se mettre en route aussitôt après avoir démonté les cabanes, à l'aurore. Il mémorisa le périmètre du campement et fit demi-tour. Il croisa le cortège formé avec la jeune femme qu'on avait allongée sur une sorte de brancard, et s'arrêta un instant, partageant leur douleur. Lorsqu'ils furent trop loin pour qu'il puisse distinguer leurs visages, Apuuntak se remit en route, ralenti par un poids invisible.

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