Un orphelinat particulier
1943. Au fond d'une campagne anglaise, écartée de la guerre, se tenait une haute demeure, un splendide manoir du XVIIIème siècle. Il était très grand et comportait une demi-douzaine de chambres. Le jardin était magnifique, et un soleil éclatant y régnait souvent, ce qui est étonnant lorsque l'on connait le climat régional. Là-bas vivait une quinzaine d'enfants orphelins, âgés de six à seize ans, dont la vie avait été meurtrie par la guerre. Ils ignoraient beaucoup de choses, ou du moins ils s'en persuadaient. Les plus grands faisaient mine de rien, taisaient les quelques informations qu'ils avaient apprises de la violence qui régnait au dehors. Les plus petits avaient des doutes mais ne s'en souciaient pas. La plupart étaient là depuis peu, mais dans cet entre coupé du monde, le temps semblait s'être arrêté. Le foyer vivait isolé, et peu de gens connaissaient son existence.
La directrice de cet établissement était une charmante femme d'une quarantaine d'années, imposante par sa tenue et intimidante par ses manières. Son visage était fin, d'un teint pâle et fendu d'un mince sourire. Elle avait de petits yeux en amande, soulignés d'un léger trait de maquillage noir de jais qui faisait ressortir ses iris gris perle, transparents comme du cristal de roche. Perles de verre translucide, ils reflétaient avec éloquence la profondeur de ses sentiments, si bien que ses yeux étaient la chose qui frappait le plus lorsqu'on la voyait. Lorsqu'elle se mettait en colère, il était facile de se rendre compte de son mécontentement, rien qu'en croisant son regard. Son nez était petit, fin et discret. Elle avait les cheveux d'un noir aile de corbeau, que l'on nomme ainsi par ses reflets bleus à la lumière. Elle avait une coiffure typique des années quarante, courte, crantée sur le côté de la tête et formant une boucle haut dessus de la tempe. Elle portait en permanence des habits noirs d'une nuance semblable à ses cheveux, un tailleur sombre et distingué, en drap de laine, d'une coupe à la mode de l'époque. Ils semblaient avoir été faits pour elle tant ils concordaient avec sa personnalité. L'ensemble était constitué d'une veste descendant au niveau des hanches, cintrée à la taille. Un mince col remontait à la moitié de la nuque et finissait en léger décolleté. Les manches étaient fendues, l'intérieur était fait de plis en soie partant de l'épaule et s'arrêtant peu avant le coude. Elles débordaient légèrement sur les mains de manière à masquer la paume et ne découvrir que les doigts. Ses ongles étaient longs et recouverts d'un vernis noir aux nuances bleu foncé. Elle avait une montre à gousset attachée à sa boutonnière par une chaine en or, elle la rangeait dans une de ses poches de côté et la scrutait régulièrement, de peur d'être en retard. Elle portait des collants sombres et opaques et des bottines en cuir noir à talon. Par temps de pluie, elle revêtait une veste en cuir d'une coupe semblable à celle de son tailleur, avec des manches bouffantes s'arrêtant à l'avant-bras.
Elle avait énormément d'autorité, elle pouvait d'un seul regard exprimer ses émotions. Ses yeux de faucon perçaient en chacun la complexité de ses sentiments. Elle comprenait tout, même les nuances invisibles de l'esprit humain, elle découvrait les secrets les plus profondément cachés. Cependant, elle gardait toujours à propos d'elle une part de mystère. Elle portait sur chacun des enfants un sentiment profond d'amour et de bienveillance. S'occuper d'eux était dans sa nature, elle considérait cela comme un devoir, les protéger coûte que coûte des dangers et les élever du mieux qu'elle pouvait. Elle veillait sur eux comme s'ils étaient ses propres enfants, et une minute passée sans les voir était pour elle une souffrance. La perte de l'un d'eux lui aurait brisé le cœur et lui aurait déchiré l'âme. Tout l'émerveillait et elle était sans cesse active. Elle ne perdait jamais son sang-froid, même dans les situations dangereuses, et elle trouvait une solution à chaque problème. Elle s'efforçait constamment de cacher sa peur pour protéger les enfants de l'idée de danger permanent, pour créer autour d'eux une barrière protectrice du monde extérieur. Ils n'étaient pas dupes et se rendaient compte des risques, mais le comportement de leur tutrice les rassurait et ils pouvaient eux aussi fermer les yeux sur leurs peurs.
Sa voix était douce et agréable, chaque mot sorti de sa bouche semblait tiré d'un livre, elle formait ses phrases avec une distinction et une facilité impressionnantes. Elle avait un vocabulaire soutenu, ce qui pouvait accentuer le sentiment de grandeur qu'elle insufflait. En parlant, elle bougeait ses mains au rythme de ses mots, ses gestes étaient précis, elle les articulait du poignet jusqu'au bout des doigts. Tout son corps semblait possédé par ses paroles, elle s'exprimait avec une aisance naturelle. Elle était encore jeune mais elle semblait être d'une grande sagesse, on ne pensait pas qu'elle puisse ignorer quoi que ce soit. Elle attachait une grande importance aux horaires et était intransigeante en ce qui concernait les retards. La maison comportait quelques règles mais il y régnait une ambiance douce et chaleureuse. Les enfants étaient très épanouis dans ce cadre de vie et avaient beaucoup de libertés. Ils aimaient énormément leur tutrice et ils auraient eux aussi donné leur vie pour elle. Elle ne les avait jamais vraiment disputés, car à vrai dire elle n'avait jamais eu besoin de le faire. Ils avaient un trop grand respect pour elle et n'auraient jamais dérogé à ses règles. Elle n'haussait jamais la voix, un simple regard suffisait à les remettre à leur place. Elle était vraiment singulière, le genre de femme qu'on ne croisait pas souvent.
Dans ce foyer, un garçon était particulièrement apprécié par ses camarades. Il s'était fait remarqué grâce à son humour et son imagination débordante. Il avait une douzaine d'années mais paraissait plus mature pour son âge, il était d'une taille plutôt normale. Il avait une coiffure assez banale, les cheveux courts, colorés d'un roux flamboyant comme on en voit peu. Ils étaient toujours mal coiffés, arrangés précautionneusement pour donner un effet de désordre. Une frange traversait son front et venait frôler son sourcil gauche. Il avait de jolies pommettes creusées dans son visage calme et naïf. Ange réincarné, arrivé ici par hasard, il regardait le monde avec une profonde considération. Il avait le teint hâlé, et des taches de rousseur couvraient l'intégralité de son visage. Il avait des yeux bruns, brun clair, comme deux taches ténébreuses dans ce visage angélique. Son regard était vague et laissait paraitre une douce innocence enfantine. Il observait tout, et scrutait les moindres détails qui caractérisaient une personne. Ses lèvres semblaient adresser à tous un sourire généreux, un pardon inutile et insensé, une marque de gentillesse qui avait trouvé sa place dans ce calme visage innocent. Il avait de petites oreilles, largement décollées de son crâne, et dépassant disgracieusement des contours de son visage. Il était plutôt bien bâti, ses épaules étaient larges et fortes. Il portait la plupart du temps un costume brun : une chemise blanche en coton qu'il repassait tous les jours, une veste en tweed marron foncé à poches, un pantalon en velours côtelé orange aux parfaits ourlets tenu en place par des bretelles et des vieux godillots en cuirs marron. Des habits plutôt communs, sans trop de détails personnels. Caché sous sa chemise, son précieux médaillon était la seule relique de son passé. Un médaillon en or, sculpté minutieusement et gravé des initiales de sa mère. Il était très discret et pouvait facilement être dissimulé. A l'intérieur, les doux visages de ses parents reposaient en paix.
Il portait sur ses épaules les restes d'une enfance meurtrie, déchue. En apparences, il semblait avoir fait son deuil, insouciant, s'amusant avec les autres enfants, mais tous les soirs il priait pour ses parents, la médaille au creux de sa main. Tous les soirs, résonnaient dans sa tête la voix de sa mère et celle de son père. Tous les soirs, une larme roulait sur sa joue et tombait sur sa main crispée de douleur. Et tous les soirs, il espérait que le futur soit meilleur que le présent, que la guerre s'arrête et que d'autres innocents soient épargnés. Il n'exposait pas au grand jour cette part de lui-même, comme un bon nombre de ses camarades. Au foyer, personne n'évoquait son passé, l'absence de leurs parents était un sujet que personne n'abordait.
Ils formaient une grande famille, et personne n'était à l'écart. Les plus grands aidaient les plus petits, et tous évoluaient en harmonie. Au coin du feu, il leur racontait des histoires tirées de son imagination qu'il travaillait rigoureusement chaque jour pour ne pas les décevoir. Ses récits comportaient souvent une part de réalité, et des personnages aux traits semblables à ceux de ses camarades entraient souvent en scène. Ecrivain en herbe, il commençait à coucher sur le papier ses récits, pour ne rien oublier, ne rien perdre de l'œuvre de son esprit inventif. Il possédait une vieille machine à écrire, qu'il avait trouvée au grenier et qu'il avait réparée. Ecrire devenait peu à peu sa passion, et il se fit aimer de tous. Même sa tutrice appréciait ses histoires et les écoutait avec joie. Ils s'entendaient parfaitement bien, il l'admirait beaucoup et elle le chérissait, elle croyait en lui et en son potentiel pour l'écriture. Il lui plaisait de discuter avec elle, car son esprit était une mine d'informations et chacun de leurs échanges lui apportait de nouveaux points de vue, l'aidaient pour écrire ses récits. Il était très curieux, il usait des livres pour nourrir sa soif de connaissance. Il avait déjà lu plus d'un demi-millier de livres depuis que sa mère lui avait appris à lire, à l'âge de quatre ans. La bibliothèque, une petite pièce située au rez-de-chaussée, était son lieu préféré, et il y passait beaucoup de temps. La nuit, lorsqu'il ne parvenait pas à trouver le sommeil, il s'y glissait silencieusement et dévorait en cachette une nouvelle histoire, pendant parfois plusieurs heures. Etant donné qu'aucun enfant n'avait accès à l'école, c'était la directrice qui faisait classe aux élèves. Il n'était pas rare qu'il la remplace, car à treize ans il avait étudié seul tous les programmes scolaires depuis son départ de l'école. Il enseignait même à des plus grands, qui tout comme lui n'avaient pas eu la chance de finir leur études élémentaires. Erudit à part entière, il était utile à un bon nombre de personne, et ajoutait sa part au fonctionnement de la maison.
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