- Je ne peux pas te laisser toute seule affronter ça et encore moins demain.

Sienna quitta brusquement sa torpeur et tourna la tête en direction de son frère qui tournait comme un lion en cage.

- Je vais bien Ethan, le rassura-t-elle en affichant un mince sourire. Tu dois partir, c'est important c'est ton travail. Je ne veux pas que tu le perdes à cause de moi.

- Je suis le directeur, lui rappela-t-il en s'arrêtant brusquement.

- Certes, mais je suis une adulte qui aura vingt-six ans dans moins de neuf heures. Je dois me débrouiller seule ou du moins réapprendre à vivre seule.

- Tu me demandes de partir au Canada alors que demain c'est ton anniversaire, lança son frère l'air incrédule. J'étais supposé rentrer à Boston et revenir demain dans la soirée. Je ne vais pas te laisser seule le jour de ton anniversaire. Je vais repousser cette réunion.

- Je te l'interdis ! s'opposa Sienna en se levant. C'est une réunion importante et une opportunité que tu ne peux pas ignorer.

Voyant que son frère n'avait pas l'intention de revenir sur sa décision, Sienna s'approcha pour poser sa main sur son avant-bras.

- J'ai besoin d'être seule cette année, je voudrais me retrouver avec moi-même Ethan et je ne dis pas ça pour te faire partir, je suis sincère. Et puis tu sera de retour dans trois jours.

Il poussa un soupir agacé en évitant soigneusement de la regarder.

- Ne me fais pas ça ! Arrête de me regarder avec ce regard.

- Quel regard ? Dit-elle innocemment.

- Je ne peux pas te laisser seule alors que cet homme traîne dans les parages. Il est dangereux Sienna.

Elle en avait conscience, mais Sienna n'avait pas l'intention de le confronter de nouveau.

- Que veut-il qu'il me fasse ?

- Je ne sais pas, avoua-t-il, l'air préoccupé. Cette façon avec laquelle il t'a regardé me déplait fortement.

- Et depuis tu as été le confronter, mon honneur est sauf, soupira-t-elle en souriant. Ethan je t'en prie, j'ai besoin de me débrouiller seule et d'apprendre à vivre seule parce que tu ne pourras pas toujours faire ce que tu fais maintenant. Boston puis ensuite New York pour revenir à Boston dans la journée, ce n'est pas raisonnable et tu le sais.

- Et c'est exactement pour ça que je veux que tu viennes vivre à Boston.

La gorge de Sienna se serra aussitôt. Depuis qu'ils savaient que la librairie de leurs parents décédés allait bientôt disparaître, Ethan s'était vaguement battu pour qu'elle reste debout. Elle ne pouvait pas lui en vouloir de ressentir le besoin d'avancer et elle savait qu'à chaque fois qu'il venait ici les souvenirs lui étaient plus que pénibles.

- Ethan je t'en prie, murmura-t-elle après s'être raclée la gorge. Pars au Canada et va signer ce nouveau client avant de le regretter. Je ne suis pas seule ici. Il y a Martha, George ainsi que les autres.

Il serra les dents et avait plongé son regard dans le sien avec difficulté. Il allait céder, ce n'était plus qu'une question de temps.

- Je t'appelle matin, midi et soir, nuit comprise.

- Parfait ! Dans ce cas dépêche-toi de trouver un vol.

Bien sûr il hésita à partir et la serra très fort dans ses bras une bonne dizaine de fois.

- À lundi Ethan, murmura-t-elle en l'obligeant à la relâcher afin qu'il s'en aille.

Sienna se détourna délibérément pour ne pas le voir partir et poussa un profond soupir lorsque la porte se ferma sur lui.

Une part d'elle regrettait déjà son départ, mais une autre espérait que son absence l'aide à combattre ses propres démons.

Après le départ de son frère, Sienna éteignit les lumières puis ferma la librairie pour regagner la maison de ses parents qui se trouvait juste à côté.

Malgré les quelques pas qu'elle devait faire, Sienna prit son temps pour élever le niveau de la douleur.

Un vent frais courut sur son visage et c'est comme si celui-ci était accompagné par une force silencieuse qui la força à se retourner. Tout en ignorant les battements précipités de son cœur, Sienna fixa la voiture noire garée de l'autre côté de la route et dont les fenêtres teintées l'empêchaient de voir ses occupants.

Se sentant observée, elle préféra reprendre son chemin et déverrouiller le portail qu'elle verrouilla aussitôt.

En pénétrant dans la maison, elle pensa que cette étrange sensation finirait par disparaître, mais ce ne fut pas le cas.

Cette sensation se prolongea encore et encore...

Jusqu'au petit matin...

Les yeux grands ouverts, la joue plaquée contre l'oreiller, Sienna se concentra sur le paisible silence qui régnait dans sa chambre en essayant d'ignorer que ce dernier lui rappelait cruellement l'absence de bruit, de rires joyeux et des petits tintements de la vaisselle en bas dans la cuisine.

- Bon anniversaire Sienna, se murmura-t-elle à elle-même avant de fermer les yeux.

Elle resta au lit pendant des heures en se demandant ce qu'elle allait bien pouvoir faire de sa journée.

Ethan l'avait appelé, Tara également, et dans quelques minutes Martha allait arriver avec un bouquet de fleurs comme chaque année.

Seulement cette année et comme la précédente, il manquait deux personnes importantes à sa vie.

Sienna se massa la poitrine pour faire partir l'étau qui l'empêchait de respirer et après des heures à se faire souffrir avec des terribles souvenirs, elle quitta la maison dans l'espoir de trouver une paix extérieure qu'elle n'arrivait pas à trouver à l'intérieur de cette maison vide.

Par prudence, elle avait pris sa béquille pour supporter sa jambe qui lui arrachait quelques douleurs depuis trois jours.

Elle n'avait plus honte de se balader avec, et de passer aux yeux des gens pour une handicapée qui n'était plus capable de courir.

Non. Elle ne pouvait plus courir ni même danser sur les pointes des pieds.

Sa jambe avait été sauvée, mais à quel prix ?

Au prix de ne plus jamais pouvoir vivre comme les autres jeunes femmes de son âge.

" Il y a toujours pire dans la vie ma chérie " lui aurait dit son père s'il n'avait pas été tué dans cet accident.

Sienna huma le parfum sucré des fleurs du parc puis le dépassa pour se rendre chez Joe.

- Tu vas dîner seule ? s'indigna Joe.

- C'est un choix décidé, j'ai besoin d'être seule cette année, répondit-elle en ouvrant la carte des menus.

- Ethan m'avait prévenu et j'ai eu du mal à le croire. Heureusement que j'ai préparé un gâteau.

- Ethan ?

Joe lui jeta un regard en biais en faisant mine d'être appelé en cuisine.

Sienna secoua doucement la tête en ravalant l'envie de pester contre son frère à voix haute et baissa les yeux sur la carte pour étudier les menus proposés.

Sienna espérait que ce moment de tranquillité allait lui permettre de réfléchir au mieux des options qu'elle possédait avant la destruction imminente de sa maison, mais lorsqu'elle releva les yeux, elle sentit la colère grimper en voyant David entrer dans le restaurant.

Bien qu'elle s'était installée de sorte à être tranquille, lorsqu'il se tourna vers la droite, il la regarda aussitôt malgré la présence de cette grande blonde au corps filiforme accrochée à son bras.

Il espérait que la presence de cette femme le dissuade d'avancer, mais quand il se tourna vers elle pour lui glisser quelques mots à l'oreille Sienna compris très vite qu'il s'apprêtait à se rendre à sa table.

Elle avala un filet d'air et se redressa en toute hâte. Soudain, une ombre imposante se glissa en face d'elle.

Sienne cessa de respirer tandis que David Marshall s'était brusquement arrêté dans son élan.

- Pardonnez mon retard...

Cette voix sombre et chaude à la fois se posa sur sa peau comme une caresse menaçante.

Lentement elle tourna la tête vers l'homme qui, sans être invité à prendre place, s'était donné le droit de le faire.

Son pouls s'accéléra inévitablement et la carte des menus faillit lui échapper des mains tant ses doigts étaient moites.

- Qu'est-ce que vous faites ? Lui demanda-t-elle d'un souffle.

- Je vous sauve en quelque sorte, répondit-il d'une voix rauque en plantant ses yeux dans les siens. David Marshall était sur le point de vous ennuyer en plein dîner et si j'ai bien visualisé votre réaction, vous ne vouliez pas qu'il s'approche.

- Cela vaut pour vous également, précisa-t-elle doucement en le dévisageant le coeur affolé de battement désordonnés.

- Je le sais, mais je ne suis pas un homme dont on se débarrasse facilement mademoiselle Kendrick.

Sienna ravala un hoquet et baissa les yeux sur son cou puissant.

- Sienna Kendrick, ajouta-t-il sur le même ton de gorge. Je vous avais dit que je finirais par trouver votre prénom. Un prénom magnifique.

Sienna déglutit péniblement en réprimant une rougeur.

- Que voulez-vous monsieur ?

- Reprendre à zéro si vous me le permettez.

Il tendit sa main puissante et hâlée au-dessus de la table.

- Mohamed Al-Rayar , souverain de Rhafar, je suis ravi de vous connaître mademoiselle Kendrick.

Malgré une brève seconde de réticence, elle finit par glisser sa main dans la sienne sans s'imaginer une seule seconde qu'il allait s'en emparer de cette façon.

Il referma ses doigts rêches sur les siens et elle les vit disparaître dans sa main.

Sa paume était chaude et ferme puis il relâcha sa main lentement.

Son prénom était à la hauteur de la férocité qui émanait sans cesse de son visage impénétrable.

- Dites-moi ce que vous voulez, insista Sienna en reposant la carte des menus sur la nappe blanche.

- Je veux simplement discuter et dîner avec vous, répondit-il sur un ton impérieux.

- C'est une proposition ou un ordre ?

Il haussa les épaules froidement ce qui contrastait avec cette lueur chaude dans ses yeux.

- Je dirais les deux, finit-il par dire honnêtement.

Sienna inspira profondément en secouant imperceptiblement la tête.

- Aujourd'hui c'est...

- Votre anniversaire et vous êtes seule parce que votre frère est en route pour le Canada.

La bouche entrouverte, elle battit des cils rapidement.

- Je peux...

- C'est moi qui est à l'origine de son départ, et avant que vous vous mettiez à hurler, veuillez prendre le temps de m'écouter, commença-t-il en se redressant sur la chaise. Votre frère vient d'avoir une opportunité en or et soyez certaine que je ne l'aurai pas mis en contact avec ce client si je doutais de son travail. C'est un entrepreneur avec beaucoup d'ambition. Il a du talent.

D'un geste de la main il appela le serveur et par la même occasion lui imposa une pause interminable dans son explication.

Dans ce tourbillon d'incertitude, Sienna, dont les oreilles bourdonnaient, n'entendit pas l'échange entre les deux hommes.

- Votre frère est protecteur, et il ne m'aurait pas donné l'opportunité de vous approcher, reprit-il quand le serveur disparut.

- Alors vous avez décidé de vous en débarrasser en l'envoyant au Canada ? S'enquit-elle sidérée.

- Rappelez-vous de l'opportunité que ce voyage va lui rapporter en termes de profit.

Sienna ouvrit la bouche puis la referma en se rejetant en arrière contre le dossier de la chaise.

- Maintenant que vous m'avez privé de mon frère le jour de mon anniversaire, vous allez enfin me dire ce que vous me voulez ? Ne me dites pas que vous avez fait ça uniquement dans le but de me faire accepter l'idée que vous allez détruire ma vie ?

L'air rembruni, le sultan la scruta attentivement avec ses yeux gris profonds et troublants. Sienna faisait au mieux pour ne rien montrer du trouble qu'il faisait naître en elle. Particulièrement sa façon de la regarder.

- Non, je suis venu pour vous faire une proposition, lâcha-t-il d'une voix troublante.

Elle fronça des sourcils, le cœur battant contre ses tempes.

- Et je ne repartirai pas d'ici sans avoir obtenu une réponse, rajouta le sultan d'une voix de gorge qui la paralysa entièrement.