Chapitre 22




Après s'être rassasiée, Sienna avait espéré que le sultan la laisse seule, mais ce ne fut pas le cas. Au contraire, il avait même décidé que sa présence dans la salle soit nécessaire afin d'étudier son travail de plus près. C'était une véritable torture, mais Sienna se suprit à l'accepter parce qu'elle avait espoir que ces petits moments passés avec elle l'aide à recouvrir la mémoire. Cependant, Sienna avait oublié à quel point cet homme au regard gris et impénétrable pouvait se montrer extrêmement autoritaire.

Travailler à ses côtés était non seulement une torture, mais une charge émotionnelle trop pesante.

- Vous avez une connaissance assez remarquable, lança-t-il depuis le fauteuil. D'où vient cet amour pour les livres ?

- Mes parents tenaient une librairie et j'ai passé mon enfance dans celle-ci.

Elle espérait que cette information soulève une vague de souvenirs mais il resta neutre et sans réaction.

- Je suppose que vous avez orienté vos études dans ce sens ?

- En effet, j'ai choisi le domaine de la littérature, mais j'ai aussi fait de la danse classique.

- Pourquoi tant de nostalgie ?

Elle déglutit en essayant d'ignorer son regard puissant posé sur elle.

- Je devais rentrer à Juilliard, mais un chauffard ivre m'en a privé et m'a privé de mes parents qui n'ont pas eu la même chance que moi.

Un silence courut dans la grande salle et elle remarqua aussitôt que ses mains tremblaient.

- Je suis sincèrement désolé mademoiselle Kendrick.

Son timbre de voix, bien que guttural, n'empêcha pas sa sincérité de se manifester. Sienna releva le regard dans le sien et lut sur son visage d'ordinaire fermé une sincère compassion.

- Je suis restée un moment dans le coma et pour être honnête avec vous je réapprends à vivre depuis peu. Ma jambe est encore souffrante et le restera sans doute pour toujours mais je m'estime heureuse de l'avoir encore.

- Si vous aviez eu à choisir vous auriez choisi la danse ?

Une émotion écrasante lui comprima la poitrine.

- Oui, j'aurai sans doute continué la danse, admit-elle en baissant les yeux.

Curieusement Sienna aimait cette conversation et se rendit compte qu'à leur première rencontre les choses s'étaient passées différemment à cause de son désir implacable de détruire son quartier.

Elle l'avait affronté, elle l'avait combattu et l'avait détesté avant que tout se passe très vite. Sienna avait passé plus de temps à essayer de comprendre cet homme mystérieux qu'à converser avec lui. Aujourd'hui tout semblait agréablement différent.

C'était comme s'ils se rencontraient une deuxième fois à la seule différence qu'elle se souvenait de leur première rencontre contrairement à lui.

- Je vous préfère dans ce travail, lâcha-t-il soudain.

Déstabilisée par cet aveu émit avec une certaine froideur, elle redressa la tête pour le dévisager.

- Et pour quelle raison ?

- Je ne suis pas un professionnel du sujet, mais je sais que la danse classique est une souffrance pour le corps et nécessite des sacrifices qui conduisent parfois à en perdre la santé.

Choquée par sa réponse, Sienna étudia la dureté de son visage puis souffla un petit rire déconcerté.

- Donc si vous aviez eu une sœur, vous n'auriez pas accepté qu'elle ait un rêve comme celui-ci ?

- Si c'est pour qu'elle se détruise de l'intérieur alors non. Je me serais opposé à sa volonté de devenir une ballerine.

Elle voulut ouvrir la bouche pour rétorquer mais il ajouta :

- Oseriez-vous nier que devenir ballerine nécessite des sacrifices ? Oseriez-vous nier qu'il n'a jamais eu de scandales dans cette discipline ? Anorexie, fatigue extrême, abus de pouvoir, une santé mentale à l'agonie pour plusieurs danseuses et danseurs ? Dépression ?

Sienna secoua de la tête en cherchant la bonne réplique appropriée mais la voix de Karl Johnson se mit à résonner dans sa tête.

Elle ne pouvait pas nier que son ancien professeur de danse avait été sévère avec elle, mais est-ce que cela l'avait dégoûté de la danse pour autant.

Non.

- C'est bien ce que je disais, conclut-il en se levant.

Sienna referma la bouche en fixant la sienne qui s'était creusée en un rictus.

- Vous faites du bon travail, reprit-il en faisant le tour de la table. Ce que je viens d'observer me plaît.

- Je vous remercie, s'entendit-elle murmurer.

- Cependant, vous allez trop vite, ajouta-t-il en la regardant de toute sa hauteur. J'ignore quelle est la raison de cet empressement, mais il est temps d'arrêter pour aujourd'hui.

- Je viens à peine de commencer.

- Et vous avez déjà rempli quatre cartons.

Sienna survola l'immense bibliothèque puis se tourna vers lui.

- Il y a plus de cinq cent livres, lui fit-elle remarquer.

Une lueur légèrement orageuse passa dans son regard.

- Et vous avez trois mois à votre disposition pour achever votre mission.

Sans lui laisser le choix, il lui ôta ses gants et les posa sur la table.

- Allez vous reposer, vous semblez fatiguée et ce soir il y a une réception à laquelle vous êtes conviée.

Sienna sentit son cœur s'emballer dans sa poitrine.

- Une réception ? Répéta-t-elle bêtement.

- Rien d'exceptionnel, dit-il vaguement. Cette invitation vous aidera à vous détendre.

Rien ne pourrait la détendre, songea-t-elle en baissant la tête.

Sans un mot de plus, il quitta la salle sur cette note impérieuse qui ne lui laissait aucune possibilité de refuser.

Sienna se laissa choir dans le fauteuil en posant sa main sur son front.

Elle demeura immobile dans ce fauteuil pendant dix longues minutes puis trouva la force de quitter la salle pour rejoindre sa chambre. Évidemment elle fut contrainte de demander son chemin à deux reprises pour la retrouver et quand elle l'atteignit, un soupir de soulagement s'échappa de ses lèvres.

Étrangement, ce petit moment avec lui s'était plutôt bien passé, mais la situation restait compliquée et impossible à résoudre.

Elle ferma les yeux et s'endormit, épuisée. Tant épuisée qu'elle se réveilla trois heures plus tard et se redressa brusquement sur le matelas.

Encore perdue dans les brumes du sommeil elle posa ses mains sur son visage en étouffant un bâillement puis inspira profondément.

Les battements de son cœur redoublèrent d'intensité quand un parfum familier se mit à chatouiller ses narines.

Elle regarda partout autour d'elle, cherchant d'où pouvait provenir ce parfum épicé qui ne lui était pas méconnu. Sienna remarqua que la fenêtre avait été fermée alors qu'elle était certaine de l'avoir laissé ouverte à son retour trois heures plus tôt.

Un frisson courut dans son visage et instinctivement elle remonta le drap sur elle.

- Je deviens folle, souffla-t-elle en se levant pour se rendre dans la salle de bains.

Elle s'enferma à l'intérieur et se déshabilla. Une fois nue, Sienna se contempla dans le miroir mais au lieu de fixer la cicatrice sur sa jambe, elle regarda son ventre sur tous les angles pour s'assurer que sa grossesse ne se voyait pas encore.

Elle allait bientôt atteindre les trois mois de grossesse et bientôt...très bientôt...un petit gonflement allait prendre forme. Rien d'inquiétant, pensa-t-elle en poussant un soupir. En revanche, dans trois mois, il ne sera plus question d'un petit gonflement et à cette pensée son cœur s'accéléra.

Pour éviter de penser au pire, Sienna se glissa dans la baignoire et prit soin de détendre sa jambe.

Quand l'eau fut totalement froide elle se leva pour quitter la baignoire et s'enveloppa dans un peignoir.

Et maintenant ?

Que devait-elle faire ?

Rester cacher ici dans l'espoir qu'il oublie cette folle proposition qu'il lui avait faite quelques heures plus tôt ?

Elle n'avait pas la moindre envie de se rendre à cette réception parce qu'elle avait le pressentiment désagréable qu'elle n'y trouverait pas sa place.

- Mademoiselle Kendrick ?

Sienna sursauta en reconnaissant la voix de Rania.

Elle ouvrit la porte très légèrement pour lui répondre.

- Que se passe-t-il ?

- Je suis venue pour vous aider à vous préparer.

Son sourire chaleureux ne sut combler la peur qui la tenaillait.

- Je ne suis pas certaine que ce soit une bonne idée, dit-elle en ouvrant totalement la porte.

- Au contraire ! C'est une excellente idée ! Sa Majesté vous a invité et on ne refuse pas une telle invitation.

Sienna grimaça.

- Ce n'était pas une invitation, mais plutôt un ordre, marmonna-t-elle en s'avançant vers le lit pour s'asseoir au rebord de celui-ci.

Rania ne répondit pas ou plutôt ignora sa remarque.

- Voici votre robe.

Elle était sublime, et le simple fait qu'elle puisse la porter lui donna une sueur froide.

- Je ne peux pas porter ça, c'est beaucoup trop.

Ce refus fit sourciller Rania.

- Vous êtes une femme bien différente de toutes celles que j'ai pu rencontrer, lui dit-elle en posant la robe sur le lit.

- Je suis...je suis gênée...bredouilla-t-elle d'une voix nerveuse.

- Vous n'avez pas à l'être enfin ! C'est un cadeau, alors acceptez ce cadeau et essayez d'en profiter un peu.

L'enthousiasme de Rania ne suffirait pas à lui faire oublier qu'elle était la seule à savoir, qu'elle était la seule à posséder les secrets du sultan et que si jamais elle s'abandonnait à la vérité, personne n'allait la croire.

En dépit de la peur, Sienna décida d'enfiler la robe et remonta ses cheveux dans un chignon tressé et désordonné.

En arrivant à la réception, son cœur faillit sortir dans la poitrine.

De belles femmes vêtues de tenues traditionnelles se pressaient à l'intérieur du palais et elle se demandait si la fameuse Farah était l'une d'elles.

Un sentiment de jalousie l'étreignit et elle tenta de s'en débarrasser en affichant un léger sourire de façade.

- Vous êtes magnifique, lança Jasmina à sa gauche.

- Merci, murmura-t-elle en balayant la foule avec nervosité.

En réalité elle le cherchait parmis la foule, consciente qu'il se trouvait quelque part et que cette réception avec pour but précis de retrouver la femme qu'il avait oublié.

- Est-ce que cette fameuse Farah est ici ?

- Oui, c'est celle qui est vêtue de beige.

Son ventre se serra et sa respiration devint difficile.

Elle était belle, constata-t-elle avec un goût amer dans la gorge.

Une belle chevelure tressé, une peau mat qui faisait ressortir le beige éclatant de sa robe, l'ancienne fiancée du sultan avait des atouts indéniables et en la regardant sourire avec douceur, elle ne put s'empêcher de se demander où se trouvait cette détermination vaniteuse qui avait fait éclater ses rêves de devenir sa femme.

- Elle est parfaite, parvint-elle à dire difficilement.

- Elle est belle en effet et elle le sait ! Confirma-t-elle d'une voix sèche. Cependant elle n'est pas la plus belle, d'ailleurs si jamais elle vous lance un regard torve c'est que vous constituez une menace.

- Ah oui ? S'étonna Sienna en fixant Farah qui pivotait sans cesse sur elle-même à la recherche de quelqu'un.

Sans doute à la recherche du sultan.

- Lorsqu'elle se sent menacée, elle ne peut empêcher les expressions de son visage de se manifester.

Nerveusement, elle détourna les yeux, incapable de supporter plus longtemps de regarder cette femme qui un jour avait partagé la vie de Mohamed.

Inconfortable dans cet univers qui n'était pas le sien, Sienna marcha dans le sens inverse des invités qui manifestement avaient l'habitude de vivre ce genre de soirée.

- Où allez-vous mademoiselle Kendrick ?

- Je vais prendre un peu l'air, je reviens dans quelques minutes, répondit-elle en s'éloignant vers les portes qui semblaient donner sur un grand jardin.

Depuis là-haut, là où il pouvait avoir une vue totale sur la grande salle du trône, Mohamed avait rapidement balayé la foule d'invités avec un regard austère.

Arif était persuadé que cette réception pourrait éveiller en lui des souvenirs, mais il n'était pas de cet avis. En réalité, il ne voulait plus chercher, parce que plus essayait de fouiller dans sa mémoire, plus il était confronté à une noirceur abyssale.

Les mâchoires serrées, il survola à nouveau cette foule et croisa la silhouette élancée de Farah. Un mélange de colère et d'incertitude l'envahit parce qu'il se demandait sans cesse s'il n'avait pas signé ses papiers par dépit en la choisissant pour être à ses côtés parce qu'elle était la seule femme qu'il connaissait suffisamment pour devenir son épouse.

Un mariage arrangé, un simple mariage de convenance dans lequel il avait peut-être espéré que les sentiments de sa jeunesse réapparaissent pour Farah et que ce mariage soit moins fade et plus facile à supporter.

- Plus je tente de me souvenir, plus mon état empire.

- Peut-être que c'est elle que vous avez choisie.

- Et si c'est le cas ? S'enquit-il sombrement en se tournant vers Arif.

Ce dernier ne lui masqua pas son incertitude.

- Elle divisera le pays, mais dans un sens, une seule déclaration de votre part et le peuple se forcera à l'aimer si c'est votre volonté.

Rictus aux lèvres, il inspira brutalement en réalisant qu'il avait peut-être fait d'elle sa femme.

- Vous allez finir par vous rappeler et si ce n'est pas le cas...

Arif ne termina pas sa phrase, mais lui connaissait la suite.

- Le temps presse Arif, et cette femme ne se manifeste pas et si elle ne se manifeste pas alors c'est que je l'ai peut-être imaginé. Peut-être que depuis le début c'est Farah. Peut-être que je suis rentré lassé de passer tant de temps à chercher celle que je veux et que j'ai tout simplement choisi l'option numéro deux dans la précipitation du combat qui m'attendait.

À cette pensée, un sentiment amer le submergea avant que ce dernier disparaisse quand son regard fut attiré par la bibliothécaire.

La mystérieuse et magnifique jeune femme disparut derrière les portes qui renfermait son vaste jardin et prit d'une impulsion incontrôlable, il s'élança dans l'escalier pour la rejoindre ou plutôt pour s'assurer qu'elle n'allait pas lui échapper...

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