Si la Belle au Bois Dormant avait été lesbienne...°

"Mamie? Tu me racontes une histoire?"

La vieille dame sourit, ses fossettes se creusant dans son visage ridé.

-Bien sûr, ma petite! Quel conte tu veux aujourd'hui?
-La Belle au Bois Dormant!"

La petite fille sur ses genoux avait les yeux qui brillaient, la bouche grand ouverte, tout son corps tendu en l'attente de la fabuleuse histoire de sa mamie. Elle attendait la petite phrase qui rythmait ses soirées.

"La Belle au Bois dormant? Mais c'est démodé voyons.
-Mais Mamiiiiiiie.... "

Pélagie rit.

"-Ne t'inquiète pas, mon poussin. Mamie va te raconter l'histoire de la Belle au bois dormant comme tu voulais. Mais façon Mamie Pélagie!"

La petite fille sourit, découvrant toutes ses petites dents.

"-Vouiiiiiiiiiii!
-D'accord! Alors écoute bien. Il était une fois...

Il était une fois, dans un pays pas si lointain, une famille bourgeoise qui vivait dans un charmant village. C'était un foyer merveilleux, avec un couple parfait sauf sur un point: Ils n'arrivaient pas à avoir d'enfants.

Pourtant, ce n'était pas faute d'essayer. La jeune femme faisait tout ce qu'elle pouvait pour réussir à tomber enceinte. Mais sans succès, et ce durant des années.

Et lorsque finalement, accablée de tristesse, elle avait perdu espoir, le miracle se produisit. Son ventre plat s'arrondit, pour finalement, au terme de neuf longs mois, offrir au monde son occupant, une adorable petite fille.

Tout le village était en liesse, la joie était visible sur tous les visages. Tous étaient invités à voir l'adorable petite fille, y compris les petits enfants qui espéraient plus que tout avoir une compagne de jeux supplémentaire.

Le jour de la fête arriva enfin. Tout le village était invité, y compris trois dames qui avaient la réputation d'avoir des dons magiques. Des fées, disait-on aux alentours. Qui sait? La magie est partout, n'est-ce pas?

Les habitants se réunissaient autour du berceau de la petite, chacun admirant avec des "oh" et des "ah" la beauté du bébé, dont le visage pur et endormi s'offrait à la vue de tous, sans pouvoir remarquer toute l'attention qu'on lui portait. Sur le bord de son berceau, il était écrit "Aurore".

Puis, ce fut au tour des trois fées. La première s'approcha, et répandit en douceur sur la petite fille une poudre mystérieuse, tout en prononçant d'une voix douce:

"Chère Aurore! Pour te récompenser d'être venue au monde, je te fais cadeau d'une beauté enfantine que tu conserveras jusqu'à la fin de ta vie, que j'espère très longue et très heureuse!"

L'enfant ouvrit les yeux. Des yeux turquoise de toute beauté. Des yeux qui s'agrandirent, émerveillés devant la poudre qui virevoltait autour d'elle, tandis que des petites mains se soulevèrent en douceur, et tentèrent d'attraper tant que bien mal, les paillettes qui l'entouraient.

La deuxième fée s'avança et se pencha à son tour vers le berceau. Elle sourit à la vue du bébé qui riait, et entonna à son tour une formule.

"Chère Aurore! Pour que ta beauté ne soit pas perdue, je t'offre un talent inné dans tout ce que tu tenteras d'entreprendre et une réussite assurée dans ta longue et belle vie!"

Et, ce disant, elle toucha l'enfant du bout d'une fine baguette de bois ornementée. Une lumière douce et agréable se diffusa dans le berceau, et tout le monde applaudit.

C'était un très beau moment. Les heureux parents avaient presque oublié qu'il manquait une personne à l'appel. Une vieille rebouteuse qu'ils s'étaient refusés à inviter, craignant qu'elle n'apporte le malheur à leur trésor si durement obtenu.

Presque.

Un coup de vent fit ouvrir la porte de la maison dans un fracas monumental, faisant sursauter la dernière fée, une jeune fille de tout juste dix-sept ans. Dans l'entrée battue par les vents, se tenait la vieille dame, une canne dans sa main noueuse et un corbeau sur le bras, l'air étrangement calme.

"Eh bien eh bien, tout ça est une joyeuse petite fête, dites-moi... Et je ne suis pas invitée?"

Sa voix chevrotante portait loin, jusqu'à l'endroit où le père et la mere s'étaient assis, impériaux.

"Quel dommage... En voilà pourtant un si beau bébé...
-Ne t'approche pas, sorcière!"

Le père furieux venait de se lever, et les villageois le suivirent, prêts à jeter l'intruse dehors. Mais l'indésirable se mit à rire, à peine impressionnée.

"-Est-ce là une manière de traiter quelqu'un qui s'apprête à offrir un cadeau à votre précieux bébé?"

Un soudain courant d'air fit rasseoir tout le monde, tandis que la rebouteuse s'approchait du berceau sous les cris indignés de l'assistance et les supplications de la mère. Elle se pencha sur le bébé, et sourit, découvrant sa bouche édentée.

"Tu es bien jolie, petite Aurore... Que pourrais-je bien t'offrir?
-Pitié! Nous ne souhaitions pas vous léser! Épargnez ma petite, elle ne vous a rien fait!"

La vieille se tourna vers la femme éplorée qui s'était courbée au sol en signe de soumission.

"-Trop tard."

Elle pencha sa canne vers l'enfant.

"Aurore, en grandissant, tu seras la bonté incarnée. Tous t'envieront pour ces talents innés, chacun ne pourra que t'apprécier. Tu seras la fille parfaite dont tout le monde peut rêver... "

L'assistance retenait son souffle, sachant que ce n'était pas fini.

"... À une exception près. Lorsque tu grandiras, tu découvriras la terrible vérité : jamais tu ne pourras te marier. Tu seras rebutée par le sexe opposé, seules les femmes se retrouveront dignes des sentiments que tu peux leur apporter. En d'autres mots: Tu seras lesbienne, et personne ne pourra jamais rien y changer!"

Un éclair retentit brusquement et la sorcière disparut, laissant derrière elle la salle figée d'horreur et les parents mortifiés à l'idée que leur fille adorée soit sous le coup d'une si terrible malédiction. La mère se mit à pleurer, et le père furieux donna un violent coup dans sa chaise avant de s'effondrer.

Les fées s'entre-regardèrent. Il en restait une qui n'avait pas accordé de don, mais elle était loin d'arriver à la puissance dont avait fait preuve cette sorcière en maudissant l'enfant. Mais il fallait tout de même essayer.

La jeune femme qui restait s'avança, une flamme de rage brûlant dans son cœur. Non à cause de la malédiction, mais à cause de ceux qui la subissaient. Pareil environnement était néfaste à une enfant qui n'aimerait pas les hommes. Il fallait empêcher ça. Pour le bien de la petite. Elle espérait que ses pouvoirs suffiraient.

Elle se pencha sur le berceau et soupira.

"Aurore, te voilà affligée d'une vie future bien triste. Mais je peux changer ça. Moi, j'annonce qu'à tes seize ans, si le vrai amour ne s'est pas présenté à tes yeux, tu perdras toute confiance et n'aimeras plus personne. Et peut-être qu'à ce moment là un homme te rendra plus heureuse que tu ne pouvais y croire... "

Elle dût y mettre toute son énergie, toutes son pouvoir de persuasion, mais la commande sembla s'être imprimée dans l'esprit d'Aurore. La mère soupira de soulagement. Quand au père, encore enragé, il prit une décision. Il se tourna vers les fées en soupirant.

"Mesdames, je dois vous demander d'emmener ma fille loin d'ici. J'aurais tellement aimé l'élever, mais vous êtes sans doute mieux aptes à faire en sorte qu'elle ne devienne pas... Cette anomalie. Votre maison est perdue dans les bois, jamais fille ne s'y aventurera. Et nous aurons cet espoir de faire un grand et beau mariage."

Les fées acquiescèrent, et la plus âgée saisit le berceau avant de partir, laissant derrière elle une assistance toujours choquée par le sort terrible de l'enfant tant attendu.

Seul, un petit enfant se tourna vers son père pour lui demander:

"Papa, c'est quoi, lesbienne?
-C'est un sort terrible, mon enfant. Ça veut dire qu'Aurore ne pourra pas se marier, ni suivre les commandements de Dieu, qu'elle restera une créature blasphématoire par son amour pour les femmes.
-Oh, c'est dommage, répondit le petit. Elle sera toujours triste, maintenant."

Aurore grandit. Les dons accordés par les fées brillaient en elle et étaient merveilleusement exploités. Outre les arts, elle apprit vite à cuisiner, bricoler, faire du sport, se battre, et excellait à chaque fois. Ce n'était pas toujours du goût des soeurs fées qui s'étaient imposées comme ses tantes, qui voulaient la voir accomplir des actes plus féminins. Chaque fois qu'Aurore réparait le toit, faisait fuir les animaux, attachait ses longs cheveux blonds teintés de reflets roux pour aller courir, la plus grande soupirait, en disant:

"C'est sa nature de gouine qui prend le dessus."

La cadette acquescait, et la plus jeune encaissait en silence ces terribles paroles, son cœur empli de pitié pour la pauvre jeune fille, toujours jugée pour des sentiments dont elle n'aurait même pas conscience.

Alors qu'Aurore approchait de ses seize ans sans jamais avoir approché la moindre fille de sa vie, l'espoir renaissait. La maison de son père se tenait prête à l'accueillir. Ses tantes préparaient une grande fête pour célébrer la fin de la malédiction de la sorcière. Sauf la plus jeune, qui soupirait, honteuse d'avoir dû imposer ça à la petite qui aurait pu être tellement heureuse.

Le grand jour arrivait. Aurore voulait faire quelque chose de spécial pour le célébrer. Elle voulait voir des gens. Alors un beau matin, la veille de l'anniversaire tant attendu, elle s'échappa de la maison et courut dans la forêt, bien plus loin qu'elle n'était jamais allée, à tel point qu'elle se perdit, aboutissant devant un fin ruisseau qui dégageait une impression de paix.

Elle s'assit au bord du cours d'eau, observant son reflet, attendant quelque chose. Elle ne savait elle-même pas quoi, mais elle attendait.

Peut-être attendait-elle que ce petit bruit qui signalait l'arrivée de quelqu'un retentisse, le froissement soudain des buissons qui s'ouvraient pour laisser place à une jeune fille de son âge, qui s'arrêta net en la voyant au bord du ruisseau, forçant Aurore à relever la tête.

L'intruse, si on peut la surnommer ainsi, était un petit bout de femme aux cheveux courts et bruns et aux yeux verts émeraude qui semblaient étinceler sous le soleil. Elle portait des marques de coups et ses joues étaient striées de larmes, mais elle était très belle. Trop belle.

Ni l'une ni l'autre ne bougeaient, trop occupées qu'elles étaient à se fixer. Et puis Aurore se leva, traversa le ruisseau et s'assit à côté d'elle, dans le but évident d'engager la conversation. Ce qu'elles ne tardèrent pas à faire.

La nouvelle venue s'appelait Pauline. Elle venait d'avoir seize ans, et c'était la fille du forgeron. Depuis toute petite, elle savait qu'elle aimait aussi bien les filles que les hommes, ce qui lui valait nombre de coups de la part de ses camarades qui ne comprenaient pas. Elle vivait à peine et venait souvent ici pour pleurer.

Aurore raconta à son tour sa vie à sa nouvelle amie. Sa solitude. Ses tantes qui semblaient s'éloigner d'elle. Ses parents qu'elle ne connaissait pas.

Et au fur et à mesure que les deux filles parlaient, un lien spécial se créa entre elles. Un lien plus fort qu'une simple amitié.

Lorsqu'Aurore rentra, son cœur était pris.

Et lorsque ses tantes s'en aperçurent, une longue dispute commença entre Aurore et l'aînée tandis que la cadette pleurait toutes les larmes de son corps. Seule, la plus jeune sourit. Plus besoin d'avoir honte.

Aurore rentra tout de même chez ses parents. Mais l'échec de l'entreprise ne tarda pas à se faire savoir. La troisième fée se fit traîner dans la boue. Les deux autres mouraient de honte. Et Aurore dut supporter le mépris de tous, les garçons qui tentaient tout de même leur chance d'une manière répugnante, les adultes qui crachaient sur elle à la moindre occasion, ses propres parents qui la reniaient parce qu'elle aimait une fille.

Pauline était son seul réconfort. Mais elle aussi subissait. Cela devint bientôt incontrôlable alors même que les deux filles ne s'étaient pas avoué leurs sentiments.

La troisième fée, enfin, se décida à réagir. Pauline et Aurore méritaient d'être heureuses. Alors un jour, elle plongea, avec une puissance accrue par une juste colère, le village dans un profond sommeil, offrant aux deux filles l'opportunité d'échanger leur tout premier baiser sur la place centrale, et de trouver le courage de s'enfuir pour de bon, dans l'espoir de trouver un endroit meilleur.

Lorsque les habitants se réveillèrent, le couple avait disparu de leur mémoire, et Aurore et Pauline étaient déjà loin.

Tout reprit comme avant au petit village. Quand à nos deux héroïnes, elles trouvèrent finalement un groupe de gens tolérants, et, entourées de couples de toutes sortes, elles vécurent heureuses jusqu'à la fin des temps.

Pélagie baissa les yeux sur la petite fille sur ses genoux. Captivée par l'histoire, elle n'avait pas bougé d'un orteil, ses yeux d'un marron chaleureux fixés sur sa Mamie. Elle sourit.

"L'histoire t'a plu, mon poussin?
-Elle était trop bien! Les gens du village ils étaient trop méssants, et je suis bien contente qu'Aurore et Pauline soient heureuses maintenant!"

Pélagie sourit, et son regard se tourna vers une photo sur sa commode. Elle représentait deux jeunes filles qui se tenaient la main, et derrière elles une femme de la trentaine, rousse, qui souriait de toutes ses dents. Devant le cadre, une baguette de bois ornementée, qui prenait la poussière.

"Moi aussi, mon poussin. Moi aussi."

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Nouvelle écrite pour le concours de PtiteRenarde, inspirée de La Belle au Bois Dormant.

Elle vous a plu?

J'espère, car j'ai adoré l'écrire.

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