Plateau mortel°
"Layana, c'est l'heure."
"Prends soin de toi."
"Ramène nous plein d'honneurs!"
"Tu vas y arriver."
Ce sont des mots répétés des milliards de fois. Sans cesse, à l'approche du "Grand événement" de l'année, ce genre de phrase tourne en boucle dans la bouche de la famille. Ça ne varie jamais. C'est juste le prénom qui change.
Et aujourd'hui, c'est le mien.
C'est à mon tour d'affronter le "Grand événement" de cette session.
Et c'est une perspective terrifiante.
Depuis le passage de ces quelques gros porcs à la présidentielle de ce qu'on appelait autrefois l'Amérique, la contrée la plus puissante du monde, qui est devenue le monde entier, notre planète fonce vers sa destruction. Plus encore qu'avant, je veux dire.
Vous vous souvenez des Hunger Games, cette fiction que vous adoriez probablement, dans le lointain passé de ce que les historiens baptisaient le vingt-et-unième siècle?
Eh bien, ils sont là.
En bien plus subtil.
Et surtout, bien plus cruel.
Le vent souffle dans les arbres alors que la voiture m'amène au lieu du "Grand événement". Enfin, c'est comme ça qu'on l'appelle, nous, les familles pauvres abruties par les taxes et le travail acharné. Le gouvernement de la Terre l'appelle "le jeu de la gloire" ou plus précisément "tabula honoris", le plateau de l'honneur. Extrêmement ironique, il suffit de changer une double consonne pour obtenir le vrai nom, le nom caché, de ce jeu du diable.
Ce jeu au cours duquel les gens comme nous risquent leur vie, dans un total volontariat, pour grapiller un semblant d'honneur, une augmentation de salaire, une amélioration des conditions de vie. N'importe quoi. C'est vicieux, hein? Nul ne peut se plaindre. C'est ancré dans le système. Et ce depuis la chute de nos... Non. De vos politiques, à vous, gens du vingt-et-unième qui considèrent encore que ce n'est que fiction.
J'en veux terriblement à nos ancêtres pour m'avoir forcée à me tenir là, face à cette porte devant laquelle on m'a larguée, cette "aire de lancement" qui scellera mon destin, et celui de mes trois petits enfants qui meurent de faim, chez moi, ces enfants qui il n'y a pas deux heures me souhaitaient de gagner avec un air radieux sur le visage.
J'ai tout juste trente ans. Et aujourd'hui scellera peut-être ma fin. Une fin horrible, le public adore. Fournir le divertissement et le moyen de sauvegarde, c'est efficace, non?
Les portes s'ouvrent, donnant sur ce qu'ils appellent "la case de départ". C'est vrai, j'oubliais. Ce jeu n'est qu'un immense parcours du combattant. Et seuls dix pour cent des participants ont le droit d'y survivre.
Je suis effarée devant le monde qui se tient devant moi. La case est noire de monde. Parfois, je croise le regard d'un bourgeois en quête d'honneur, d'un athlète en quête d'argent, de gens qui sont là par plaisir. Mais la plupart sont des personnes qui ne sont là que pour sauver leur vie et celle de leur famille. Comme moi.
Nous serons des centaines à mourir aujourd'hui, quel que soit le niveau de notre préparation. Et même si chaque case franchie apporte un soutien en plus, seuls les mieux lotis sont en mesure de survivre.
Et moi? J'ai faim, suis affaiblie, tout juste capable de chercher ma nourriture seule, de trimer comme une bête. Je suis une bonne sprinteuse, j'ai de la force, une force de travailleuse, mais que suis-je face à ces gens qui se préparent durant des années pour franchir le cap?
Un tonnerre d'applaudissements du public salue l'arrivée du maître du jeu, notre hôte du jour. Un goût amer envahit ma bouche à la vue de son impeccable costume blanc et de ses boucles rousses improbables, chatoyant comme le feu les soirs d'hiver, inchangées depuis plus de vingt ans. Sebastian Hitcherluck est un homme à la présence fascinante, le fantasme de la population riche. Pas le mien. Mon mari me suffisait largement. Mais il est mort. Après tout, que serait une histoire tragique sans la mort de l'être aimé?
Notre bien aimé hôte relate les règles du jeu, très simples en vérité. Un parcours en vingt cases rempli de pièges. Mille cinq cents participants. Cent survivants. Chaque case, chaque victime, chaque haut fait durant ce jeu peuvent être rentabilisés, que ce soit au niveau des récompenses où de l'admiration. Mais la nouveauté, c'est cette dernière phrase qu'il lance, juste avant de déclencher les hostilités. Cette phrase qui nous immobilise tous, et me glace le sang.
"Et n'oubliez pas, chers joueurs! Suite au nombre toujours croissants de participants, nous avons décidé d'établir une nouvelle pénalité! Dès l'instant où il ne restera plus qu'un dixième des personnes restantes dans la case la plus éloignée, elles seront exécutées sur le champ et perdront tous leurs points! Alors... Soyez rapides!"
Alors ça y'est, ils ont décidé que ça ne valait pas tout l'argent dépensé. Je n'ai plus le choix, désormais. Je me dois d'arriver au bout vainqueure... Où de me faire tuer.
De beaux combats en perspective, cher Sebastian, bien pensé! Mais ce ne sera que toujours plus de sang sur le sol, toujours plus d'espoirs brisés. Je vois les larmes dans les yeux d'une petite fille aux joues creusées, la peur dans le regard d'un homme affligé de jambes tordues. Et puis, plus rien. Parce que c'est le début de la course. Et je n'ai désormais que faire de tous ces gens. Mon unique objectif, c'est l'arrivée de ce plateau de l'horreur. La fin de la course effrénée qui m'entraîne, dans une marée humaine, hors de la sécurité de la case de départ.
Le seul son que je retiens du monde extérieur avant d'être plongée dans l'enfer est le rire effréné de Sebastian, notre maitre de jeu aux boucles enflammées. J'imagine sans peine la lueur d'amusement cruel dans son regard. Il doit bien rire de notre infortune, cet homme dont ke métier est de nous voir nous entretuer. Mais il n'est plus temps de penser.
La première case est devant moi.
C'est une immense étendue bleue, agitée parfois de remous. La mer, pensai-je aussitôt. Idéal pour faire le tri. Les combats seront sans doute tridimensionnels, et les pièges retors et sanglants. Mais je ne m'en préoccupe pas. Je saute. Et je nage.
À peine mon corps a-t'il effleuré l'eau que l'enfer sous-marin se déchaîne. Autour de moi, ce n'est plus que maelström de crocs, de sang, de cris, de mort. Les requins enragés sont bien évidemment la première source de mortalité aux alentours, mais, comme je l'avais prévu, quelques gros bonnets s'entretuent autour de moi. Les boyaux sont devenus mes compagnons de nage. Plusieurs fois, je manque de rendre mon déjeuner à la vision d'un membre coupé où d'un corps déchiqueté, mais je m'accroche. Mes enfants ont besoin de moi. Je suis ici pour qu'ils n'aient plus jamais à craindre la mort, la misère, le malheur. Je me bats pour eux.
Autour de moi, c'est le massacre, mais personne ne se préoccupe de ma nage malhabile, si bien que seuls les morts ne viennent me stopper dans ma course. Et lorsqu'enfin, j'atteins le bout de la première case, déjà épuisée, au milieu de quelques survivants, un violent coup de canon retentit, et le sang couvre la zone de départ.
Cent cinquante retardataires viennent de mourir, emportés par la règle retorse de Sebastian. Et le nombre qui s'affiche au sommet de l'entrée de la deuxième case n'est que plus alarmant pour moi.
Neuf cent cinquante sept.
Ils sont cinq cents quarante trois à avoir péri au premier des pièges.
C'est tellement plus que d'habitude.
La peur me donne le coup de fouet dont j'avais besoin, et j'ai tout juste le temps de m'emparer d'une bouteille d'eau dans la zone "repos" avant de m'élancer dans le deuxième enfer.
Cette fois, c'est une jungle qui m'accueille. Tant mieux. J'aperçois déjà ce qui pourrait peut-être me nourrir.
J'attrape quelques fruits et me mets à zigzaguer entre les arbres, m'arrêtant parfois pour me ressourcer, me cacher et réfléchir. Cette fois, je me dois d'être bien plus prudente. Nous sommes moins nombreux et les pièges sont sans doute plus retors dans une...
Une pression sur ma cheville et la poigne solide d'un immense brun baraqué coupe le fil de mes pensées, alors que je sens mon corps valdinguer sans le moindre effort contre un arbre proche. Des points lumineux envahissent ma vision alors que je me cogne la tête, mais je suis encore consciente, bien que désorientée.
En voilà un, de piège. Un candidat qui a décidé que je représentais un danger pour sa précieuse place. La peur m'envahit. Je n'ai franchi qu'une case, je ne peux pas mourir maintenant! Je m'y refuse. Et pourtant, ma fin semble se tenir dans le regard froid de cet homme aux yeux plissés et au rictus crispé, qui s'avance vers moi, un pieu à la main.
Du moins, jusqu'à ce qu'il s'effondre, le sang jaillissant de sa gorge à gros bouillons. Derrière lui, une fillette au regard dur. Elle a une pierre coupante dans la main et probablement aucune envie de m'épargner.
Mon sang ne fait qu'un tour. Si je bouge, je suis morte. Alors, je réagis d'instinct, en m'effondrant sur le sol, les yeux faussement révulsés. Je retiens ma respiration, face contre terre, dans le sang de mon ennemi.
Sans doute ai-je fait suffisamment la morte pour faire illusion, ou alors je n'étais pas assez intéressante, puisque la fillette s'éloigne après m'avoir tout juste secouée. Une fois dans le silence, je me lève, bande mon crâne, et cours vers le lieu de repos.
Seules d'étranges lianes mouvantes viennent interrompre ma progression. Peut-être des mutations génétiques, où alors mon état de choc me fait passer des serpents pour des lianes. Mais mon corps bouge tout seul, entraîné par l'adrénaline et la peur, et je ne me laisse pas avoir par aucun des pièges. Et le sang qui ne tarde pas à recouvrir mon corps, alors que je taille sans relâche pour accéder à mon lieu de repos, confirme ma deuxième hypothèse.
Le coup de canon de la première case retentit à l'instant même où je m'effondre dans l'infirmerie de fortune de la zone repos.
Chaque case, de la troisième à la dix-septième, n'est qu'un assortiment de ce type de pièges. Du sang, souvent, puisque je suis dans le peloton. Des cris, des larmes, des monstres parfois, des morts. Et puis, le coup de canon qui prive chaque case de son dixième de retardataires. Des zones repos de plus en plus perfectionnées. De temps en temps, un participant qui m'agresse. Des fois, je m'enfuis. Mais après avoir trouvé, dans la quinzième case, une épée d'acier trempé, je me mets à attaquer. Je fais ce pourquoi je suis ici. Je tue. Et je tue encore. Je m'asperge de sang, et je me prive de ce que ma vie dans la rue m'avait laissé d'humanité. Un seul mot résonne dans ma tête.
Survivre.
Je dois arriver au bout. Au bout de ce parcours des enfers.
Il ne me reste plus que trois cases, et deux cent deux candidats. J'ai vu le corps éventré de la fillette de la deuxième case, un peu plus loin dans la dix-huitième. Je ne m'arrête même pas. Je peux entendre le public qui m'acclame, alors que la frontière entre l'enfer et la Terre se réduit.
Dix-neuvième case. Le vide, l'absence de gravité. Qu'à celà ne tienne. Roald Dahl me revient en mémoire. Je me sers de ma bouche comme d'un réacteur. Étonnamment, ça marche. D'autres se servent d'aimants. Les derniers galèrent comme ils peuvent pour ne pas mourir.
Et puis, enfin, la vingtième. La surprise envahit mon corps. Ce n'est qu'une simple plaine. Je suis d'autant plus surprise de voir qu'il n'y a que dix personnes devant moi, à courir vers la ligne d'arrivée toute proche. Un sourire étire mes lèvres gercées par l'enfer. Une journée, deux, peut-tre plus, pour en arriver là. J'ai perdu le compte. C'est dur de compter sur le plateau. Mais pour la première fois, j'ai cet espoir de survivre. J'ai cette joie qui me prend aux tripes alors que je cours vers l'arrivée, un rire hystérique s'échappant de ma gorge. J'avais réussi. J'allais survivre. J'allais revoir mes enfants et on allait sortir de cet enfer.
Cet espoir avait atteint son maximum dans mon cœur malmené lorsque la bombe a explosé.
Et puis, plus rien.
Mes yeux s'ouvrent sur le silence d'un champ de cadavres alors qu'un sang chaud et poisseux me dégouline sur les tempes. Je ne sens plus rien. Plus que l'horreur autour de moi, et l'incongruité du visage parfaitement taillé du maitre du jeu qui se penche vers moi, un air amusé sur le visage.
"Allons, ne me regarde pas comme ça, jeune survivante. Il faut bien entretenir le drama."
Un son inhumain s'échappe de ma gorge alors que mes yeux fatigués brillent sur mon tortionnaire un regard de pure haine. Encore un de ses coups tordus. Je le déteste.
"Le jeu doit garder de son intérêt, sinon, tu te doutes bien que ce n'est pas drôle, pas vrai? Imagine... La paysanne, que personne ne s'attendait à voir progresser, qui atteint la fin dans les dix premiers portée par la force du désespoir, et finit annihilée par le tout dernier des pièges..."
Il caresse lentement ma joue en souriant, et lâche cette dernière petite phrase qui m'achève pour de bon.
"Au fait, tu es la dernière survivante de la case. Les cent survivants sont passés... Tu sais ce que cela veut dire, n'est-ce pas?"
Et il me plante son couteau dans le cœur, tant physiquement que mentalement, et ma vie s'échappe entre ses doigts, avec mon dernier espoir d'épargner ma famille.
Je faisais partie des dix pour cent retardataires.
Je n'ai plus rien. Et maintenant, je ne suis plus rien.
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Nouvelle pour le mot "parcours" du concours de PtiteRenarde .
Promis, je te l'envoie demain, mais ce soir c'est juste pas possible, j'ai un public à satisfaire...
Lina: Oui, enfin, du théâtre, quoi.
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