Juste un rêve°

L'intense lueur orangée qui se dégageait de la porte avait de quoi donner des frissons à n'importe quelle créature dotée de bon sens. Elle éclairait la rue abandonnée autour, jouant avec les ombres pour créer une atmosphère mystérieuse et oppressante d'une beauté sombre sans égale.

Quel dommage qu'Alder soit le seul à la voir. Le seul sur Terre, du moins. Pour n'importe quel autre humain, le médecin passerait pour fou si il montrait le mur droit devant lui en décrivant une porte de métal forgé qui semblait retenir toutes les flammes de l'enfer. Et c'est plutôt ironique pour un psychiatre de passer pour fou.

Alder approchait des quarante ans. Quarante ans de vie en solitaire, entièrement pris par son travail et les malades qui l'entouraient, du tueur en série à l'enfant schizophrène. Quarante ans à entendre les histoires les plus invraisemblables de la part de ses patients, de l'ami imaginaire aux licornes à paillettes en passant par les rivières de sang. Et ça l'amusait, ce brave Alder. Après tout, qui ne rirait pas en entendant une grande perche s'égosiller sur le toit "PAILLETTES DE LICORNE!", puis une réponse du même acabit de son amie, si ce n'est les gens sans aucune envie de rire?

Alder sourit en repensant à ce souvenir, tout en caressant la porte métallique et admirant les reflets de la lumière sur les arabesques en fer forgé. Il adorait ses patients. Enfin, plus les enfants schizophrènes que les tueurs en série, certes, mais il les adorait. Il les aidait à construire leur monde, les encourageait aux arts et aux recherches, se réjouissait lorsqu'il les voyait arriver, les mains couvertes de peinture, pour lui montrer les plus belles œuvres d'art, des mondes fantastiques aux animaux imaginaires en passant par une scène qui ferait rêver n'importe quel amoureux.

Oui, Alder était un bon psychiatre. Et c'est ce qui l'avait amené ici, devant cette porte qu'il était le seul à voir. Le seul sain d'esprit, du moins. Ses patients ne cessaient de la lui décrire, en lui racontant avec force détails toutes les merveilles qu'ils avaient trouvé derrière. Ça avait donné envie au quarantenaire, qui ne manquait pas d'imagination et souhaitait plus que tout découvrir le monde.

Le vent soufflait, jouant avec ses cheveux blond cendré, faisant danser les flammes qui semblaient se dégager de la porte. Le psychiatre soupira et se gratta sa fine barbe. Il se demandait toujours si c'était une bonne idée. Il n'en revenait toujours pas d'avoir, après tant de temps à errer dans toutes les ruelles un peu délabrées, fini par trouver sa flamme. Et si ce n'était qu'un rêve?

Et puis il se souvient pourquoi il était là. Pour ses patients coincés dans l'hôpital psychiatrique. Pour la petite fille qui pleurait en écrivant des livres parce qu'elle voyait les personnages vivre dehors et pas elle. Pour l'adolescente qui n'avait rien demandé. Pour ceux qu'il considérait comme ses enfants.

Une phrase de l'une de ses patientes lui revint à l'esprit alors que ses doigts maigres se serraient autour de la poignée. Une phrase qui, disait-elle, l'avait guidée durant les moments où elle avait peur de perdre pied avec la réalité.

"Si tu penses que c'est un rêve, alors il faut le suivre. Comme ça, si c'est la réalité, tu seras heureux, et si c'est vraiment un rêve, tu auras vécu une belle aventure..."

Alder sourit. Décidément, les "fous" avaient vraiment mieux compris le monde que les humains.

Il n'avait aucun regret lorsqu'il passa la porte.

***

Chère Lucie,

Ça fait trois mois que je suis enfermé dans ce lieu sur lequel je régnais autrefois. Mon hôpital psychiatrique est devenu ma prison.

Apparemment, tout a commencé lorsque je me suis réveillé dans une ruelle abandonnée, la tête pleine de merveilleux souvenirs qui commençaient déjà à s'estomper. La vieille qui m'a trouvé m'avait dit que ça faisait une semaine qu'on me croyait disparu.

Une semaine... J'avais un peu de mal à y croire. Je me souviens de mois, d'années. Mais visiblement, la folie et la drogue qu'on a soi-disant retrouvé à mon côté avait le pouvoir de donner cette illusion.

Je te promets que je n'ai pas pris de drogue, Lucie. Je n'en ai pas pris. J'ai été confirmé négatif. Ils n'ont juste pas voulu révéler au monde qu'Alder Bremen, le célèbre psychiatre, a vu le monde que décrivent fous. Alors ils m'ont déclaré drogué et schizophrène. Perdu dans mon propre monde. Et ils m'ont enfermé.

Ici, c'est l'enfer, Lucie. Je ne me rendais pas compte à quel point ma présence réfrénait mes collègues à commettre de telles atrocités. Ils les insultent, les frappent, mon hôpital si pacifique s'est transformé en un établissement où l'on pratique les pires thérapies par choc. Plus aucune des filles n'a cette innocence enfantine que j'aimais tant. Et tous mes soins, autant qu'ils soient, ne pourront jamais guérir de telles atrocités.

Je m'en veux. Je m'en veux, Lucie, si tu savais. J'ai l'impression de les avoir abandonnés en passant de leur côté de la barrière. Mais eux ne m'en veulent pas.

Ils savent ce que j'ai vu, je leur ai raconté. Ils m'ont félicité, m'ont souri, aucun ne m'a accusé d'être parti.

Je les protège comme je peux, tu sais. "PAILLETTES DE LICORNE!" est devenu le nouveau signal d'arrivée d'un médecin. Je ne devrais peut-être pas dire ça, mais mes protégés et moi, on prévoit de s'échapper.

On ira tous ensemble dans la ruelle sombre, là où il y a la porte de notre royaume. Même si ils ne nous croient pas, je refuse de mourir avant qu'ils aient essayé. Même le vieux Rico viendra.

Et on s'en ira pour de bon.

Pour beaucoup, on aura simplement disparu, d'autres comprendront peut-être que les flammes nous ont avalés. Mais tu as le droit de savoir, Lucie. Savoir où est passé ton papa qui te portait sur tes épaules et jouait au docteur avec toi même si tu confondais le stéthoscope et le tensiomètre.

Un jour, peut-être, tu voudras savoir ce que c'est que ce monde dont je te parle tant. Eh bien Lucie, sache que je ne vais pas te le dire comme ça. Si tu tiens tellement à nous voir, il faudra user un peu de ta belle imagination que nous nous partagions.

Tu la trouveras sans notre aide, cette porte de fer forgé qui abrite notre royaume. J'en suis persuadé.

Je t'aime ma fille. J'espère te revoir dans l'autre monde.

Ton père le médecin toc-toc,

Alder

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