Journal d'un dieu déchu°
Mois lunaire, année 32, quelque part dans les cieux d'Eliahara
Je ne sais pas trop comment commencer à graver ces tablettes d'orichalque. Après tout, elles sont pour moi et moi seul, je ne les déposerai pas mystérieusement dans mon temple, le seul d'ailleurs qui m'ait jamais été construit. Mais bon, il va bien falloir m'y mettre, de toute façon.
Alors... Par quoi on commence déjà?
Ah, oui.
Les Elians disent "Cher Journal".
Donc, cher journal. Je m'appelle Haro. Et j'écris essentiellement parce que l'orichalque est bien la seule à vouloir recevoir ce que je dis.
Je suis un dieu du royaume d'Eliahara, un des premiers à être créés : un dieu de l'amour.
Étrange, n'est-il pas? Je suis une des entités les plus anciennes de mon panthéon...
Et je suis seul.
Mois solaire, année 38, à Nouvelle Maison
Le royaume a été créé il y a seulement trente-huit ans et déjà il connaît des avancées spectaculaires. Je trouve ça stupéfiant de déjà voir ces sortes de machines roulantes, alors que d'après mes confrères, les êtres d'autres mondes ont mis des milliers d'années à seulement se sédentariser et quelques centaines de plus à commencer à inventer.
N'empêche, ils ne sont pas très inventifs question noms. "Nouvelle Maison". Drôle de nom pour une capitale. J'espère qu'il changera.
Le panthéon me met de plus en plus à l'écart, je ne sais pas pourquoi. Mais ça m'est égal.
Mois des vendanges, année 48, dans le temple de l'Amour
Ça y'est, mon culte est détruit. Quarante-huit ans d'existence pour ce royaume et plus aucun Elian ne croit en l'amour. Je ne vois plus autour de moi que de la reproduction purement animale. Et encore, même les animaux ne se reproduisent pas ainsi.
Il n'y a plus d'hommes et femmes, il y a des mâles et femelles. Les identités de genre ont disparu au profit des parties génitales. Et je n'ai rien vu venir.
Maintenant je suis cloîtré dans mon temple, enfermé comme une abomination qu'on refuse même de reconnaître. Mon nom est devenu maudit.
La seule amélioration visible, c'est que maintenant j'écris sur des feuilles fines et absorbantes au lieu de graver sur de l'orichalque! Ça s'appelle "parchemin", je crois. Pas super super au point, mais c'est un réel progrès!
Mois des neiges, année 237, dans le temple de l'Amour
J'en ai assez. Mon temple tombe en ruine. Les Elians perdent la foi en leur humanité. Il n'existe plus aucune forme de sentiment en eux.
Je dois sortir. Je dois absolument lutter. J'aime ce monde. Je veux voir ce peuple prospérer.
Je vais sortir.
Mois des floraisons, année 1247, dans le temple de l'amour
J'ai tout essayé.
J'ai vu les Elians progresser et régresser. Je les ai vus agir comme des animaux intelligents. J'ai vu la nouvelle capitale, Madiapolis.
Madia, c'est la nouvelle déesse mère. C'est la déesse de la fertilité. Elle est toute jeune, je la connais à peine, pourtant ses autels fleurissent comme des boutons de pâquerettes.
Elle m'est tout simplement insuportable.
Je pensais que tout le monde me prendrait pour un démon quelconque, mais en fait non: mon nom a été effacé du culte. Même les dieux ne me reconnaissent plus. Ça fait mal.
J'ai tout essayé durant mes sorties. J'ai fait agir mon pouvoir divin, j'ai libéré mon aura, j'ai même tagué mon nom sur les murs où mon image appartenait autrefois. Mais les Elians pourtant si évolués sont restés insensibles à mon pouvoir. L'amour n'existe plus.
Je n'existerai bientôt plus.
Mois des feuilles mortes, année 1876, Madiapolis
Je suis probablement le seul encore à ressentir de l'amour, mais cela ne m'empêche pas de tomber amoureux de mortelles Elianes. C'est d'ailleurs peut-être pour ça que je ne disparais pas. Parce que je crois encore en moi, en ma fonction.
Sauf qu'aucune ne comprenait. À peine remarquaient-elles mes doux regards sur elles qu'elles venaient me voir et me proposaient de se reproduire avec moi. Les plus attirantes me faisaient accepter, au début. Mais leurs étreintes n'avaient rien de sensuel. Elles s'installaient simplement sur moi et... attendaient. Ça me dégoûtait. Alors que moi, tant bien que mal, je cherchais la sensualité du moment, elles, elles se contentaient de se laisser prendre.
Du coup, j'ai arrêté. Je me suis contenté d'agir comme un homme amoureux le devrait. Sauf qu'elles se sont demandées pourquoi je m'embarassais de tant de spectacle alors qu'il suffisait de demander.
Je me demande si j'ai eu des enfants.
Mois final, année 1959, temple de l'amour
Je vais essayer une dernière fois d'aller à Madiapolis. De chercher une jeune femme capable d'aimer. D'être amoureux.
Et si j'échoue, je m'abandonnerai au Néant en sachant que ma volonté ne manquera à personne.
Je laisserai peut-être mes écrits derrière moi dans l'espoir qu'un jour, un Elian comprenne ma volonté et qu'un nouveau dieu de l'Amour renaisse, apportant le bonheur de ma fonction à tout ce peuple.
Ceci est probablement la dernière page que j'écris, cher journal. Adieu. Peut-être.
Haro
Le dieu soupira et referma lentement son journal, la dernière trace de son existence, pour le poser au sommet d'une pile d'écrits relatant sa vie d'immortel. Si toutefois son horrible existence de paria oublié de tous pouvait être qualifié de vie. En ce temps maudit où tous ne connaissaient même pas le mot "amour", il était tout sauf agréable d'incarner la fonction du dieu qui l'incarne.
Haro sortit du temple, traversant les couloirs en ruine et enjambant les piliers effondrés. Son lieu de culte n'était plus bon à rien depuis très longtemps et il le savait. Pourtant, il y restait fidèle. Non par obligation, les dieux ayant oublié son confinement, mais par choix et fidélité envers son premier et seul foyer. Foyer parcouru de courants d'air, envahi d'araignées et de scorpions d'eau, mais foyer tout de même.
Dehors, à quelques journées de marche, il y avait la grande Madiapolis, la capitale du royaume d'Eliahara. Tout le panthéon y vivait et il n'était pas rare d'y croiser la patronne des lieux, Madia, déesse de la fertilité, passer telle une matrone dans les rues et inspirer attraction et envie à tous hommes et femmes qui croisaient son chemin. Haro avait manqué de se faire avoir, une fois, lui aussi. Sauf que c'était dans les années 1700, une époque où le dieu s'affaiblissait, maigrissait et n'était plus attirant pour un sou, avec son corps maigre et lâche et son visage fatigué. Madia l'avait donc repoussé aussi sec, à peine son regard porté sur lui, en lui infligeant une humiliation publique dans la rue principale, critiquant son physique faible par tous les moyens possibles. Et le charme avait été rompu. La matrone n'avait même pas reconnu en ce garcon aux cheveux blond sales et pendouillant autour de sa tête et aux yeux bruns cernés et vides un de ses congénères les plus anciens.
Haro marmonna, le souvenir douloureux de la rencontre avec Madia toujours bien présent dans don esprit. De toute façon, il ne pouvait pas aller jusqu'à Madiapolis. Il était trop faible, sa volonté divine le raccrochait tout juste à la terre. Ah, ses confrères riraient bien si ils le voyaient, lui, un des anciens, se traîner comme un nouveau-né jusqu'à son objectif final. Objectif final qui était la ville la plus proche de son sanctuaire : Nacrene.
Nacrene, dans le royaume d'Eliahara, n'était qu'un simple petit village que la monarchie a oublié. La princesse Xia, actuelle gouvernante du pays, en avait même fait abroger les impôts. Nacrene ne lui servait pas à grand-chose. Pas d'élevage, pas de partenaires de reproduction enviables, aucune ressource. Rien. Juste un faible espoir pour Haro.
Une heure de marche. C'est le temps qu'il fallait pour aller à Nacrene pour l'immortel, tout juste soutenu par son bâton, tel un malade estropié. Ce qu'il était, dans un sens. Autour de lui, des gens en long manteaux marchent rapidement, certains parsemés de plusieurs boutons en forme d'engrenage, leur nombre ne dépassant pas cinq. C'était un peu normal dans cette région, se dit Haro. L'engrenage était la marque de la richesse, et Nacrene était pauvre.
Il soupira. Les villes n'avaient pas changé depuis sa dernière visite. Des constructions en métal, des automates, des habits ornés d'engrenages, d'étranges machines volantes. Des pauvres enfants couraient dans les rues, subtilisant les portefeuilles et les engrenages des passants. Quelques ouvriers recouverts de cambouis couraient dans tous les sens. Une dame d'apparence assez noble regardait un homme d'apparence assez vigoureuse, sans doute dans le but de donner un bon gène à ses enfants.
Haro en avait presque envie de pleurer. Cette fois encore, rien n'avait changé. Il etait presque bon de se laisser happer par le néant ici, au milieu de cette rue. Faire un peu de spectacle. Cette résolution prenait d'ailleurs de plus en plus de place dans le cœur meurtri du dieu déchu.
Et puis, il la vit. Elle, la petite jeune fille un peu boulotte, d'à peine vingt ans. Toute en forme, véritablement à croquer. Une rousse presque auburn aux yeux gris les plus pénétrants qu'il ait jamais vu. Elle avait ce truc en plus qu'ont les femmes qui se voient comme telles. Et il se rappela sa volonté. Il se rappela sa promesse. Celle d'essayer une dernière fois.
Il claudiqua doucement vers la jeune fille et l'aborda avec une délicatesse qu'il n'avait pas perdue durant toutes ses années d'exil, lui demandant un morceau de pain pour son repas de midi. Bien sûr, ce n'était qu'une excuse. Un dieu sait se passer de nourriture et de toute façon il était certain qu'elle refuserait. N'importe quel Elian demanderait quelque chose en échange. On a rien sans rien, disait la princesse Xia. Mais, à sa grande surprise, elle lui sourit et lui tendit un morceau de sa miche encore fumante, qu'elle venait d'acheter.
Toujours avec son magnifique sourire, elle lui demanda qui il était, pourquoi il était dans cet état, ce qu'il devenait. Et Haro parlait, et plus il parlait, plus il sentait un lien se former avec cette jeune femme.
Elle disait s'appeler Val. Et souffrait depuis son enfance, car les charmes de Madia ne fonctionnaient pas sur elle. Elle refusait toute relation charnelle, avec qui que ce soit, pas même le même sexe. Elle n'avait tout simplement pas envie. Et elle souffrait, car au fond d'elle, elle de demandait si elle était vraiment humaine, puisque toute humaine éliane désirait le sexe. Et pas elle. Elle cherchait tant bien que mal une autre forme pour transmettre ses désirs à l'autre, sans même savoir comment les définir. Et Haro sentit l'espoir renaître, et sa vigueur revenir, un peu. Un tout petit peu, mais c'était suffisant pour espérer. Il était décidé à montrer sa volonté à cette si différente jeune fille. Il voulait tomber amoureux d'elle.
Alors il décida de rester avec elle. Et elle approuva cette décision. Elle approuva son souhait d'y aller en douceur, alors qu'auparavant il précipitait tant les choses. Il voulait profiter de cette relation naissante pour redécouvrir l'amour en même temps qu'elle.
Ils s'en allèrent doucement sur le chemin de la maison de Val, simples homme et femme entourés de mâles et de femelles, marquant un nouvel espoir pour le royaume d'Eliahara, l'espoir que les relations humaines retrouvent leur beauté.
Ou peut-être pas.
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Fiou, enfin fini!
C'est ma nouvelle pour le concours de PtiteRenarde, avec du retard oui je sais, et je m'excuse d'ailleurs auprès de Corneille pour ce que je vais dire, mais je ne l'enverrai pas avant d'avoir au moins une où deux critiques.
Et j'EXIGE de la sévérité. La romance est-elle trop niaise? Le monde est-il bien introduit? C'est pas trop barbant à lire?
Je veux des critiques SINCÈRES!
Merci.
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