66- Détacher ses démons

Karmen grimaça lorsqu'on la jeta sur le sol dur de pierre de sa cellule, mais elle n'eut pas la force de crier. Elle ne sentait plus sa mâchoire, tout comme elle ne sentait plus aucun de ses membres. Les uniques sensations qu'elle avait étaient celles qui lui lancinaient le dos depuis le premier coup de fouet. La douleur était atroce, insurmontable. Elle la prenait toute entière pour la ronger comme le ferait un brasier. La jeune femme pouvait sentir chaque plaie s'ouvrir et se fermer au rythme de ses respirations, ainsi que le sang qui continuait de s'en écouler.

Elle aurait aimé que Mona soit là : en plus de ses talents de guérisseuse elle avait cruellement besoin de serrer sa meilleure amie dans ses bras. Mais pour le moment, elle voulait juste arrêter de ressentir cette douleur affreuse. Douleur qu'elle avait demandé, provoquée même ! Mais maintenant qu'elle était allée jusqu'au bout de son action elle s'accordait le droit de s'écrouler.

Elle se remémora ce pincement au cœur qui l'avait saisie lorsqu'elle avait entendu la nouvelle. Coyle était ici, revenu de la guerre. Vivant. Son soulagement avait été tel qu'il avait émancipé tout le reste, brouillant son jugement et sa retenue - du moins le peu qu'il en restait. Elle avait hurlé, pesté pour qu'on vienne ouvrir cette maudite porte qui la coupait du monde depuis 5 mois.

Ce garde était entré, et elle avait utilisé toutes ses ressources pour sortir de là et s'approcher le plus possible de lui. 5 mois, sans l'approcher, ni le voir. Pouvait-elle dire qu'elle avait entrevu la fin ? Le fond ? Elle n'était même pas sûre qu'il existe... Mais si elle savait bien une chose, c'est combien elle continuait d'aimer cet homme, qui, après lui avoir sauvé la vie, l'avait enfermée dans un endroit encore plus sombre. Elle avait passé ses journées à le maudire, puis se remémorer son visage juste après. C'était une spirale vicieuse sans fin.

Mais il n'avait pas cillé : en la voyant, son expression n'avait pas changé un seul instant, et il n'avait pas ouvert la bouche. Elle avait enduré tout ça pour rien. Ou presque : à la fin, bien qu'au bord de l'inconscience, elle avait saisi le mouvement qu'il avait amorcé pour se lever, juste après qu'elle ait glissé. Elle ne savait pas quelle conclusion en tirer, elle n'avait rien entendu à cause de ses oreilles qui bourdonnaient à cause de la douleur. Mais elle s'accrochait à ce minuscule mouvement entrevu - ou imaginé ? - en quelques secondes pour tenir la suite. Et même jusqu'à la fin s'il le fallait.

A présent, il fallait qu'elle s'éloigne de la porte qui risquait de s'ouvrir contre son dos. Elle étendit un bras devant elle, et chercha à se redresser : peine perdue ses bras refusèrent de supporter son poids. Elle grogna et manqua de s'étouffer dans une remontée de bile mêlée à du sang. Elle était plus mal en point que ce qu'elle pensait... Mais il fallait à tout prix qu'elle bouge : elle plia une jambe et tenta de se propulser en avant. Elle glissa un peu, mais pas autant qu'elle l'espérait. Alors qu'elle étendait son deuxième bras devant elle pour entamer une nouvelle tentative, le monde autour d'elle se mit à tourner. Elle sombra dans l'inconscience tant retardée sans même avoir le temps de s'en rendre compte.

***

Un bruit métallique accompagna son réveil : alors qu'elle prenait une grande inspiration, elle fut prise de court par un craquellement dans son dos et gémit. Les plaies avaient séchées alors qu'elle était évanouie dans une position improbable, et chaque respiration les déchirait un peu plus que la précédente. La douleur était toujours omniprésente, et il n'y avait aucun doute quant au fait que cela allait empirer dans les prochains jours.

-D'accord, d'accord pardonnez-moi. Dit une voix.

Elle se figea et retint sa respiration : quelqu'un était juste derrière la porte. La serrure émit un cliquetis caractéristique de son ouverture et la porte s'ouvrit, projetant un rayon de lumière dans la cellule sombre. Elle ferma les yeux et ne bougea pas.

-Laissez-nous.

Oh mon dieu. Cette voix. Elle pensait l'avoir oubliée. Elle n'arrivait plus à l'entendre dans ses rêves, ni quand elle essayait de se la remémorer. Et voilà qu'aujourd'hui elle éclatait comme un coup de tonnerre en elle.

-Je...Enfin je suis désolé, on a interdiction de la laisser seule avec quiconque depuis qu'elle a agressé un garde, elle est très dangereuse....Je...

-Pensez-vous vraiment que je craigne quelque chose ? Argua la voix rocailleuse.

-Non, non absolument pas sire mais mon supérieur me tuera si je laisse une telle chose arriver, mais avec vous...Il tuera toute ma famille avec... Bredouilla la voix frêle d'un jeune homme, certainement un jeune garde encore effrayé des responsabilités du métier.

-Soit. Attachez-la dans ce cas et déguerpissez.

-Bien messire, tout de suite ! J'ai...

Un grincement couvrit la suite de sa phrase, dont Karmen n'entendit que la fin

-..Et toi aussi!

Quelques instants plus tard, des bruits de pas remplirent la cellule et la jeune femme fut soulevée par plusieurs paires de mains, sans aucune douceur. Les gardes agglutinés autour d'elle la traînèrent sans ménagement jusqu'au tas de latte qui lui servait de couchette depuis qu'elle avait tenté de mettre feu à celui de paille. Elle tenta de se débattre sans succès, elle était aussi faible qu'un nouveau-né.

Allongée de force sur le ventre, elle sentit qu'on lui nouait les poignets au dessus de la tête pendant qu'en même temps ses chevilles étaient entravées de lourdes chaînes qui raclèrent sur le sol lorsqu'on les tira. Mais soudain, une entrave de cuir vint se placer sur son cou, et on plaqua sa tête contre le sol, l'immobilisant totalement. Effrayée, elle se débattit de toute ses forces, mais rien n'y fit, elle était coincée dans cette position de vulnérabilité.

-Je pense que ça suffira. Allez-vous en. Déclara Coyle dont elle n'entrevoyait que les pieds.

Aussitôt ces mots prononcés, elle entendit la porte se refermer, et l'obscurité revint dans la pièce. Ou presque. Une légère lueur éclairait le mur à présent : une torche tenue par une poigne ferme entra dans son champs de vision. Elle eut le réflexe d'essayer de reculer, mais l'entrave autour de son cou l'étrangla à la place. Elle suffoqua, mais apeurée par la flamme beaucoup trop proche de son visage, elle continua d'essayer de s'en éloigner.

Une main ferme vint se poser à l'arrière de son crâne, pour l'empêcher d'essayer de reculer d'avantage : morte de peur, elle laissa échapper un sanglot dans un hoquet qui se termina en quinte de toux violente. Le filet de sang qui sortit de sa bouche lui laissa un goût amer, qu'elle essaya de faire passer en déglutissant, mais sans succès. Elle ne comprenait pas ce que Coyle faisait ici, à ne pas lui parler et à lui faire plus peur qu'autre chose. Être ainsi attachée lui procurait un immense sentiment de vulnérabilité.

Mais finalement la torche s'éloigna de son visage, et elle la vit être posée au sol avec lenteur. Dans sa position, elle ne voyait que les dalles de pierre au sol qui s'étendaient à perte de vue, puis la flamme jaunâtre qui s'élevait vers le haut de la tour. C'est pourquoi elle sursauta lorsqu'elle sentit quelque chose de froid et de visqueux entrer en contact avec son dos.

-Ne bouge pas.

C'était les premiers mots que lui adressait Coyle depuis des mois, elle ne put contrôler le battement frénétique de son cœur qui s'emballa. Elle n'arrivait pas à le voir, elle savait juste qu'il était juste à côté d'elle. Et pour l'instant cela lui suffisait. Il reposa sa main sur son dos et commença à étaler la pâte visqueuse qu'il venait d'y déposer. Un onguent. Supposa-t-elle. Une douce chaleur commença alors à se rependre sous sa peau, calmant un peu la douleur lancinante.

Elle ne comprenait pas ce qu'il était en train de se passer. Et elle avait tellement peur qu'elle n'osait même pas essayer de parler. Au dessus d'elle, Coyle continua d'étaler la pommade sur les plaies à vif. C'était à la fois agréable et gênant, elle avait mal un coup puis la seconde d'après elle se sentait comme allongée devant une cheminée : cet enchaînement de sensations se répéta incessamment, tellement longtemps qu'elle en perdit le fil.

Soudain, le contact fut rompu : la main de Coyle se détacha de son corps et la jeune femme eut d'un coup très froid. Il rabattit les pans de la loque qui lui servait de vêtement sur son dos puis détacha uniquement la sangle qui lui enserrait le cou. Et il se releva. Ça y est, c'était fini, il allait repartir. Épuisée et tremblante, elle ne savait pas s'il reviendrait un jour : il fallait qu'elle essaie, au moins pour ne pas regretter ensuite.

-Coyle...crachota-t-elle faiblement.

Les pieds déjà près de la porte qu'elle distinguait de manière floue s'arrêtèrent net. L'un d'entre eux pivota d'un quart de tour, signe qu'il devait la regarder. Incapable de soulever la tête tellement elle était épuisée, la jeune femme dut se faire violence pour continuer sur sa lancée :

- Regarde moi, je veux te voir. Souffla-t-elle si bas qu'elle douta qu'il l'ait entendue.

Elle craignit un instant qu'il se rit d'elle et reparte sans une once d'hésitation. Mais finalement, les pieds se rapprochèrent d'elle, et Coyle s'agenouilla à sa hauteur. Karmen eut l'impression qu'un électrochoc la traversait de part en part lorsque leurs regards se croisèrent. Même dans l'obscurité de la prison, son regard bleu azur ressortait toujours autant. Son regard, rivé au sien sans un sourcillement, était indéchiffrable. Impossible de savoir ce qu'il pouvait bien penser.

Elle hésita, puis tenta de ramener sa main vers elle. Aussitôt, les entraves qui la retenaient la rappelèrent à l'ordre. Elle ferma les yeux pour chasser la douleur, et s'adressa à l'homme penché au dessus d'elle :

- Détache moi la main, je t'en supplie...

Il parut hésiter, puis étendit finalement son bras pour accéder à sa demande, le regard méfiant. Mais méfiant de quoi ? Dans son état, qu'aurait-elle bien pu faire ? Elle n'arrivait même pas à lever la tête plus d'une minute... Lorsqu'elle sentit son poignet libéré de l'entrave, elle le hissa vers son visage, et étira ses doigts pour y refaire circuler le sang.

Toujours immobile à ses côtés, Coyle attendait. Sans un mot. Karmen le regarda à nouveau, et regretta une fois de plus tout ce qu'elle avait fait pour en arriver là. Il ne méritait pas de souffrir ainsi par sa faute. Qui savait ce qu'il avait traversé pendant cette guerre ? Et si jamais cela l'avait changé ? Elle avait peur des réponses qu'elle désirait tant avoir.

-Approche toi. Souffla-t-elle.

Il parut hésiter puis se décida enfin à s'abaisser à sa hauteur. Au prix d'un effort surhumain, elle leva sa main dans les airs et posa sa paume contre la joue barbue de Coyle. Elle caressa sa pommette de son pouce, avec tendresse, comme elle avait jadis l'habitude de le faire. Le regard de Nicholas, rivé au sien, vacilla : lui aussi se rappelait. Elle ne prononça pas un seul mot, et se contenta de maintenir ce contact retrouvé.

Soudain, elle sentit sous ses doigts une surface irrégulière, et fine. La peau de Coyle paraissait plus claire à cet endroit, et elle remarqua enfin la cicatrice, située juste sous son œil. Elle repassa son pouce dessus comme pour en imprimer les contours, et fronça les sourcils. Elle était sûre que cette cicatrice n'était pas là le jour où elle l'avait quitté. Elle aurait tant aimé avoir la force et le courage de lui demander comment c'était arrivé...

Seulement, elle était à bout de force, et contre sa propre volonté, sa main retomba au sol sans qu'elle puisse la retenir. Dans sa tête, ses pensées se bousculaient, constituant la seule activité du corps de la jeune femme qui se trouvait au bord du gouffre. La situation était tellement compliquée, que lorsqu'elle pensait à un élément elle en oubliait le précédent. Vexée dans son orgueil, et blessée, elle avait laissé ses vieux réflexes de protection revenir lorsqu'elle avait appris la vraie identité de l'homme qu'elle pensait être un autre. Elle l'avait rejeté avant qu'il ne puisse le faire lui-même. Elle avait perdu l'habitude d'avoir une marge de manœuvre et avait paniqué.

Seulement aujourd'hui, cet homme qui paraissait la haïr 5 mois auparavant se trouvait penché au dessus d'elle, silencieux. Elle imaginait toutes les raisons possibles à sa présence et ne parvenait à en affirmer aucune. Car toutes paraissaient trop belles pour ce qu'elle avait fait.

Elle ne savait pas quoi faire. Elle ne savait pas si elle le reverrait. Mais par contre, elle se devait de survivre aux blessures qu'on venait de lui infliger : elle n'aurait jamais l'occasion de racheter ses tords sinon. Se pouvait-il que Coyle lui laisse une chance de s'expliquer ? Elle avait affirmé en le regardant droit dans les yeux qu'elle était la plus grande menteuse qui soit et qu'elle avait manipulé l'être le plus puissant de ce royaume sans aucun scrupule. Bien sur que non il ne lui laisserait pas une seconde chance.

Sauf si elle lui donnait une raison de le faire. Et elle le voulait, oui elle le voulait de tout son cœur. Mais le moment n'était pas encore venu. Elle le voyait dans ses yeux, et le sentait dans son cœur. Le moment viendrait, mais plus tard.

Elle le vit se relever, et ne fit rien pour l'en empêcher cette fois. Il reprit la torche et s'arrêta sur le seuil de la porte, et sans se retourner vers elle, il déclara simplement, d'une voix neutre :

-Je l'ai tué sans la moindre hésitation.

Et tout deux savaient pertinemment de qui il parlait.

Avouez vous êtes déçus mdrr

Coyle va-t-il revenir?

Karmen sera-t-elle pardonnée?

Les questions en suspens de cette histoire risquent de revenir au galop....

Xoxo

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top