6- Les masques


Karmen dériva quelques heures, perdue dans la ville qui était pourtant la sienne. Face aux événements des derniers jours, sa crainte de tomber sur Bastien ne faisait pas le poids : il lui était complètement sorti de l'esprit. Elle essaya sans succès de demander à des paysans de l'héberger, même dans le grange, mais ici on ne voulait pas des mendiants ou des sans foyers. Désormais j'appartiens à cette classe sociale...

Mais le pire fut pour le lendemain. La jeune femme avait passé la nuit blottie sous un porche, cachée derrière un chariot, mais avait décidé d'aller travailler quand même, sinon elle allait vraiment se retrouver à la rue. Mais à son arrivée devant l'école, elle vit une dame âgée d'une cinquantaine d'années, se dressant au sommet des marches, en train de sonner la cloche, à sa place.

Inquiète, Karmen marcha vers elle pour lui demander des explications.

-Bonjour, je suis la maîtresse de cette classe, qui êtes-vous? lui demanda-t-elle.

-J'ai été désignée pour être la nouvelle institutrice de ces enfants, ne me demandez pas pourquoi c'est un ordre qui est venu d'en haut, lui répondit son interlocutrice en désignant le palais se dressant au loin.

Incapable de répondre quoi que ce soit, Karmen ouvrit la bouche de stupéfaction, puis tourna les talons pour sortir de la cour telle un automate. Alors c'était arrivé : elle était vraiment sans rien. On lui avait tout pris. Silas avait-il signalé sa disparition ? Ou était ce une vengeance de Bastien ? Les deux étaient plausibles... Quoi qu'il en soit, elle était seule au monde, démunie, et sans sous. Vidée de ses dernières forces, elle se laissa glisser contre un mur et se roula en boule, comme si cela constituait une carapace contre le monde extérieur, et se mit à pleurer. Elle pleura à en perdre haleine, sur la mort de Marcus, la peur d'être retrouvée par Bastien, le fait d'avoir perdu ses seules sources de revenus... Comment allait-elle faire ?

Au moins elle pourrait être elle même, elle n'aurait plus à porter de masques pour plaire aux gens. Fini l'air pimbêche, charmeur, qu'elle avait confectionnés comme un masque de carnaval pour se fondre dans la foule : à partir d'aujourd'hui elle serait Karmen, et uniquement elle. Fini les déguisements.

Reniflant de manière peu élégante elle en avait conscience, Karmen releva enfin la tête : elle avait du se morfondre longtemps, le soleil était déjà haut dans le ciel, illuminant les pavés de ses rayons agressifs. Sa peau rougissante commençant à la démanger, elle décida d'aller s'abriter à l'ombre. Quand elle passa dans les rues, elle ne sentit plus le regard des gens lui peser dessus comme autrefois, et cette sensation de liberté suffit à la faire sourire quelques instants, avant que les images de Marcus ne reviennent...

Karmen aurait tellement aimé revenir en arrière, et intervenir pou sauver le seul être pour qui elle jamais compté, même si leur relation ne dépassait pas le stade de l'amitié. Mais sa lâcheté l'avait condamnée à rester seule avec ces horribles images pour toujours..

Et en même temps qu'aurait-elle bien pu faire ? Que valait-elle face à une brute comme Silas ? Marcus avait-il eut raison de lui interdire d'approcher ? Karmen continua de se morfondre ainsi une bonne partie de la journée, essayant de trouver une solution à sa situation.

Mais quand vint le soir et la tombée de la nuit, elle dut faire des gros efforts pour se ressaisir et refouler ses pensées sombres, pour être lucide et réfléchir à une autre cachette pour la nuit : où est ce que Marcus lui aurait conseillé d'aller ?

« Trouve un endroit avec plusieurs échappatoires, une cachette et un point de vue sur les environs » lui aurait-il dit. Se fixant résolument sur cette phrase, Karmen marcha d'un pas alerte pour trouver un toit en hauteur, où personne ne viendrait la chercher et qui lui procurerait un abri contre la pluie qui menaçait de tomber à tout moment à e croire les nuages qui s'amoncelaient dans le ciel sombre...

Lorsque les premières gouttes se mirent à tomber, Karmen n'avait toujours pas trouvé d'abri, et elle commença par conséquent à grelotter dans ses habits légers, qui étaient en plus les seuls qu'elle avait...

Elle réussit à trouver l'endroit recherché lorsque la violence de l'orage atteignit son apogée, dans un des quartiers sud de la capitale, pas très bien fréquenté mais qui devrait être normalement sans risques avec un tel temps... Essorant ses jupons frénétiquement avec ses mains gelées et tremblotantes, elle laissa échappa quelques sanglots de fatigue mais se reprit vite, de peur qu'on ne la repère...

Reprends toi ma pauvre fille.

Elle essaya de caler quelques sacs de charbon entreposés là les uns contre les autres pour lui faire office d'un lit, mais leur odeur était insoutenable, elle dut donc se résoudre à dormir à même les lattes de bois du toit.

Pour changer...

Elle était morte de peur. Pour s'occuper l'esprit, elle repensa à une discussion qu'elle avait souvent avec sa mère dans son enfance, et qui lui servait encore aujourd'hui : comment s'adapter aux envies des gens tout en gardant son libre arbitre, son honneur et sa dignité ?

Au départ, quand sa mère lui avait posé cette question, Karmen n'avait pas su quoi répondre, car elle ne voyait pas en quoi s'adapter pour plaire aux gens était nécessaire... Puis au fur et à mesure qu'elle grandissait, plusieurs éléments l'avaient faite changer d'avis ; elle avait repris cette discussion avec sa mère quelques années plus tard ; ce qui n'avait même pas surpris cette dernière.

Karmen lui avait alors exposé son point de vue, fondé sur tout ce qu'elle avait vu ces dernières années, dans son village, lors de ses voyages et même au quotidien avec tout ceux qu'elle côtoyait à l'époque.

Selon elle, les gens avaient des attentes différentes selon les gens qu'ils avaient en face d'eux, mais ces attentes étaient construites sur l'image que l'on revoyait par nos actes, on avait donc le choix d'influencer cette image aux premiers abords, de la polir comme on le voulait, mais une fois que quelqu'un avait fixé son image de vous, il était impossible de s'y dérober.

Là commençait la phase d'adaptation ; faire croire à la personne en face de soi qu'on était ce qu'elle voulait qu'on soit. Au début la question avait déplu à Karmen, qui jugeait cela malsain, mais au fur à mesure de ses expériences, elle avait constaté qu'elle se trouvait être plus libre au final en faisant cela.

Ici avait commencé une discussion annexe, sur la manière de gérer cette adaptation ; la mère de Karmen aimait dire que le silence était sa meilleure arme, car si l'on ne disait rien, on n'avait rien à nous reprocher et à déformer, et son interlocuteur prenait l'habitude de croire que ce qu'il disait était pris pour acquis, et ne cherchait pas d'ennui.

Quelle que soit la situation, selon elle le silence faisait sa part des choses, et déstabilisait souvent la personne qu'on avait en face de soi, souvent en quête de réponses ou de conflit parfois...

Karmen, préférait expliquer son adaptation facile à l'aide de l'utilisation de ses masques ; au départ elle appelait cela des expressions, mais a fil du temps, cette expression avait pris son sens naturellement. C'était comme porter un de ces masques des acteurs ambulants, qui exprimaient selon le dessin gravé dessus, la joie, la peine, la colère ou le doute...

Karmen s'était approprié ces figures, et en avait créé d'autres au fur et à mesure du temps. Ainsi, après quelques années, elle pouvait parfaitement passer d'une joie extravagante à une colère soudaine, sans manifester d'autres émotions. Au début cela lui plaisait de se contrôler aussi bien, et de savoir adapter son attitude en un clin d'œil pour éviter des ennuis. Cela lui avait beaucoup servi assurément.

Mais au fil du temps, elle avait fini par se murer dans ces expressions factices, au point de ne plus utiliser que celles-ci ; Sa mère lui avait souvent reproché de perdre sa fille de vue à cause de ça, mais Karmen n'avait jamais réussi à faire marche arrière : ces masques faisait partie d'elle maintenant, elle ne vivait plus qu'à travers d'eux.

Souvent elle s'était sentie vide d'émotion, et parfois elle craignait de ne plus jamais rien ressentir, et d'en devenir inhumaine, mais au fur et à mesure ces inquiétudes avaient été reléguées à l'arrière plan, à cause de son travail qui lui demandait beaucoup de temps, et donc de l'utilisation de ses masques.

Maintenant, elle y avait recours sans même s'en rendre compte. Les seules fois où elle avait senti qu'elle arrivait à s'en débarrasser, car oui elle s'en sentait prisonnière quand elle y pensait de temps en temps, c'était à l'assassinat de ses parents il y de cela bientôt 10 ans, et dernièrement lorsqu'elle avait tout perdu. Mais les masques étaient à chaque fois revenus aussi vite qu'ils étaient partis.

Elle ne cherchait plus à s'en débarrasser, et les absorbait complètement, comme partie intégrante d'elle ; il fallait qu'elle les oublie en surface, même s'ils étaient les fruits de son invention...

Ce fut sur ces pensées nostalgiques que ma jeune femme sentit le sommeil la gagner, alourdissant ses paupières laissant partir son esprit à la dérive....Des éclats de voix lui parvinrent par brides, mais sans qu'il s'en dégage un sens...

« Affreux....jamais rien vu de tel....à ce que l'on raconte...Mare de sang...Furieux...fini pour lui... »

Comment aurait-elle pu se douter qu'on venait de découvrir le corps de Marcus à l'auberge ?

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