5- La bobine d'argent

Karmen se réveilla en sursaut, et faillit perdre l'équilibre à cause de la chaise sur laquelle elle s'était assoupie. Les événements de la veille lui revenant aussitôt en mémoire, la jeune femme se précipita au chevet de son ami ; celui ci respirait laborieusement, sa poitrine se souleva à peine...Ses coquards commençaient déjà à prendre une sale couleur bleu, comme si on lui avait versé de l'encre dessus... Tâtant délicatement les autres plaies, Elle ne perçut aucun renflement indiquant une infection. C'était au moins ça...

Se redressant pour soulager ses pauvres genoux engourdis, elle lissa sa robe d'une main distraite, fixant avec peine Marcus étendu sur son lit : qu'avait-il fait pour mériter ça ? Et plus important encore ; quel rôle avait-elle joué involontairement pour qu'il se retrouve ainsi battu à mort ?

Ces questions allaient devoir rester en suspens jusqu'à son réveil, et au moins jusqu'à la fin de la journée car Karmen ne pouvait pas se dérober de son rôle d'institutrice, elle devrait être présente à l'école aujourd'hui. Remontant le drap jusque sous son menton, elle caressa affectueusement la joue de son ami sur laquelle une petite barbe recommençait déjà à pousser.

Elle approcha la bassine du lit pour qu'il puisse y avoir accès facilement si jamais il se réveillait, et ce sans se déplacer outre mesure. Elle s'arrosa un peu la figure en guise de toilette, et partit discrètement en prenant soin de fermer la porte derrière elle. Elle avait intérêt à ne pas croiser Silas trop tôt...

Pendant qu'elle traversait la ville, elle ne cessa de jeter des coups d'œil angoissées autour d'elle, dans le but de repérer rapidement Bastien s'il la suivait encore...Ses cauchemars ne s'étaient toujours pas estompés, elle se réveilla presque toutes les nuits en sueur, voir trempée, des images horribles dansant encore dans sa tête. Mais hormis ces cauchemars elle n'avait pas recroisé le général, ni en ville ni à la taverne, pourtant elle continuait de le voir partout... Je vais devenir folle !

Ruminant ces sombres instants elle faillit se faire renverser par une carriole conduite par deux ouvriers qu'elle était presque sûre d'avoir déjà croisés à la taverne, ce qui ne les empêcha pas de l'injurier proprement en passant. Ravalant les excuses qui lui étaient venues naturellement elle se contenta donc de les foudroyer du regard en passant. Chose qu'elle n'aurait jamais osé auparavant d'ailleurs... La peur vous donne des ailes disait-on.

Elle arriva à l'école sans faire de rencontre, chose qui avant lui paraissait naturelle mais qui maintenant apparaissait comme une chance. Ce fut en tout cas assez pour lui redonner le sourire et lui permettre de passer une agréable journée. Les enfants ne lui causèrent aucun tracas et elle put rentrer tôt à l'auberge pour retrouver son ami.

En arrivant dans la rue, elle regarda attentivement les passants, soucieuse de ne pas se faire arrêter par Silas avant d'être montée. Ne le voyant nulle part, elle gravit les marches de l'escalier en colimaçon à toute vitesse, manquant de se manger quelques marches. Elle entrouvrit sa porte pour voir si Marcus était réveillé, et elle croisa immédiatement son regard posé sur elle. Entrouvrant complètement la porte, elle s'avança vers son ami un grand sourire aux lèvres.

-Coucou mignonne, l'accueilli-t-il chaleureusement. C'est toi mon ange gardien à ce qu'il paraît ?

Souriant de cette plaisanterie placée malgré son état critique, Karmen s'agenouilla à son chevet, lui pris une main et de l'autre entreprit de passer délicatement le chiffon sur son front.

-Je suis tellement mal Marcus...Les voir te rouer de coups ainsi...C'était horrible, je ne sais pas comment j'ai fait pour ne pas crier. Mais pourquoi, pourquoi ont-ils fait cela ? Je t'ai entendu dire mon prénom avant de t'écrouler à ses pieds...

-Oh cela n'a rien de compliqué tu sais...S'opposer au patron n'est pas la meilleure idée que j'ai pu avoir cette année mais c'était sans aucun doute la plus juste.

-En quoi se faire frapper ainsi justifie d'avoir pris la bonne décision?s'enquit la jeune femme qui ne comprenait pas ce dont son ami voulait parler.

-Silas voulait....Enfin il m'a ordonné de venir te voir afin de faire passer son...attente en force on va dire. Il voulait que tu deviennes une de ces filles de joie de la taverne, car selon lui les...

Marcus dégluti péniblement.

-Selon lui on te reluquait un peu trop et ne pas pouvoir...enfin tu vois, cela frustrait les soldats et les autres clients. Il m'a dit de faire passer cet ordre en force s'il le fallait, et c'est à ce moment là que j'ai explosé, et récolté ce que tu as vu par la suite.

Karmen étouffa un cri: Marcus s'était pleinement sacrifié pour qu'elle n'ait pas à vendre son corps. C'était impensable ; cela avait failli lui coûter la vie, et dans le cas présent son gagne pain. Incapable d'articuler un mot, elle se jeta sur son ami pour le serrer dans ses bras. Le sentant grogner entre deux éclats de rire, elle s'écarta vivement, de peur de l'avoir blessé.

Il la rassura d'un sourire, et sortit une bobine de fil d'argent de sa veste, puis la lui posa sur la tête comme une couronne ; Karmen avait désormais les larmes aux yeux : avoir l'impression de compter pour quelqu'un était une sensation extraordinaire, qui lui était jusque là inconnue.

-Eeh les princesses ça ne pleure pas poupée, allez sèche moi ça en vitesse, déclara-t-il en lui passant sa grosse main sur la joue. Je suis fatigué, je vais me rendormir à présent.

-Je serai à côté de toi, dors tranquille je veille, lui assura-t-elle doucement.

Elle regarda un long moment le grand gaillard sombrer dans les bras de Morphée et s'installa comme promis à côté de lui, le couvant d'un regard bienfaiteur, avant que ses propres paupières se ferment.

Dans son cauchemar elle était poursuivie toujours par la même ombre, qui avait pour elle l'identité de Bastien, dont les gants violets brillaient de mille feux même dans l'obscurité de la nuit. Il la rattrapait, comme à chaque fois et la frappait violemment. Karmen voulut crier de toutes ses forces pour alerter du monde, mais aucun on ne voulait sortir de ses lèvres scellées.

Elle se réveilla brusquement, les yeux en larme et une main agrippée au drap pendant que l'autre serrait la main de Marcus ; aussitôt elle sut que quelque chose clochait : sa main était glacée. Dans le pénombre elle butta contre plusieurs obstacles qu'elle ne put identifier, et avança vers le chevet du malade. Une min tremblante suspendue au dessus de sa gorge, elle se prépara à admettre la terrible vérité. Lorsqu'elle se résolut enfin à tâter la carotide de son ami, elle sut qu'il n'y avait plus rien à faire. Il s'en était allé. Sa peau était froide et le sang ne pulsait plus.

Karmen s'effondra au pied du lit, incapable de croire à ce qui arrivait ; le seul ami que j'avais, mon protecteur, n'est plus. Les larmes inondant ses joues, elle se mit à hurler de plus en plus fort, renversant sa tête en arrière pour évacuer toute la rage et le désespoir qui montait en elle comme dans un volcan. Ces brutes l'avait tué ! Il était mort auprès d'elle alors qu'elle avait tout fait pour le sauver ; aucune de ses plaies n'étant infectées, elle ne comprenait pas ce qui avait pu l'achever...

Le savait-il qu'il allait mourir lorsqu'il lui avait dit vouloir dormir ? L'avait-il vu venir, comme un passage souterrain à ce qu'on racontait? Karmen se sentait si seule d'un coup...

Elle sentit un objet dur taper contre sa cuisse ; lorsqu'elle plongea la main dans la poche de son tablier, elle en ressortit la bobine qu'il lui avait offert la veille : son dernier présent avant de mourir.

Le serrant contre elle comme un talisman, la jeune femme continua de verser toutes les larmes de son corps. Il fallait qu'elle honore la mémoire de Marcus ; il s'était battu pour que Silas n'ait pas d'emprise sur sa vie, elle se devait de continue sur ce chemin là. Oui elle devrait s'éloigner de ce quartier de la ville.

Quitter la chambre, l'auberge et son poste de serveuse. Elle perdrait une part essentielle de son revenu mais elle garderait son intégrité, et de toute manière sans loyer à payer cette perte d'argent ne se ressentirait peut être même pas.

Ravalant péniblement ses sanglots, elle se levant en tremblant et rassembla le peu qu'elle possédait;le miroir de sa mère, le canif de son père, sa robe inachevée, la bobine de fil. Elle leva le drap sur le visage de son ami, après l'avoir regardé une dernière fois: elle se devrait de ne jamais l'oublier. Elle n'avait pas la possibilité de lui offrir une sépulture digne, mais si jamais elle parvenait à rassembler assez d'argent, elle ferait ériger une pierre tombale à son nom.

Arrête tu sais bien que jamais tu ne pourras réunir assez d'argent.

Lorsqu'elle sortit de l'établissement où elle logeait depuis maintenant 12 ans, Karmen n'eut aucun regret : cet endroit ne lui avait apporté que des ennuis. Peu importe si elle recroisait Silas, vu ce qu'il avait fait à Marcus, elle se sentait d'humeur à lui enfoncer un couteau dans le ventre, même si elle devait y laisser la vie.

Mais ai-je vraiment une vie désormais ?

***

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