2- L'oiseau
Karmen plia soigneusement la tunique qui lui faisait office de chemise de nuit, et la logea dans le coffre au pied du tas de lattes qui étaient censées être un lit. Au fur et à mesure, elle avait trouvé assez de paille pour rembourrer un drap qu'elle avait cousu elle-même, espérant obtenir un semblant de matelas, tout de même plus confortable que des lattes, dont se dégageait le plus souvent une odeur suspecte, assez proche de celle du moisi.
C'est déjà mieux que rien, lui souffla sa conscience.
Dans la petite pièce se trouvait également une bassine cabossée remplie d'eau, qui lui servait à la fois à se laver le visage, les mains et le corps. Karmen n'avait pas souvent la possibilité de descendre à l'entré du village renouveler cette eau, elle se devait donc de ne pas trop la souiller ni de la renverser.
Ses seuls biens étaient un miroir ayant appartenu à sa mère, qu'elle gardait plus pour le souvenir que pour son utilité, elle n'était pas du genre coquette. Elle possédait également un couteau hérité de son père, les alentours n'étaient pas des plus sûrs, ici on ne savait jamais ce qui pouvait nous tomber dessus. Elle n'avait heureusement eu qu'à s'en servir qu'une seule fois, où elle s'en était bien tirée, face à un ivrogne complètement obnubilée par ses jupes...
Enfin si on peut appeler ça des jupes, ça se rapproche plus des haillons, pensa-t-elle en souriant d'un air désabusé.
De toute manière ce n'était pas avec son salaire d'institutrice qu'elle allait s'acheter un appartement. Elle logeait donc à une auberge de la ville, et encore, elle devait servir parfois tard le soir pour arriver à finir son mois.
Vérifiant que la serrure du coffre où elle laissait ses vêtements était bien fermée, elle rattacha à la va vite ses longs cheveux bruns dans un chignon fait d'une main d'experte.
Après avoir attaché la clé à la lanière en cuir autour de son cou, elle sortit de l'auberge en prenant soin de refermer en silence la porte derrière elle, pour ne pas réveiller le patron, capable de doubler son loyer ou de lui retirer son salaire pour très peu, elle le savait parfaitement, en y ayant déjà été confrontée un nombre incalculable de fois, toujours pour une broutille, peut importe quelle était sa nature du moment qu'elle justifiait l'énervement du patron, saoul comme un tonneau de toute manière.
Mieux ne valait pas énerver le « grand » Silas, propriétaire de la moitié des établissements de nuit de la ville...
Après avoir parcouru à pied la moitié de la ville pour se rendre à l'école, Karmen arriva enfin sur son lieu de travail, légèrement essoufflée. Elle se posta comme chaque matin au sommet des quelques marches permettant d'accéder à l'intérieur de la classe, et saisit la maigre cordelette au bout de laquelle pendait une vieille cloche qui servaient à ressembler les enfants devant elle.
Elle s'apprêtait à le faire quand soudain son regard fut comme...aimanté. Un vieillard se tenait de l'autre côté de la rue, rien ne le démarquait des autres, mais il avait irrémédiablement attiré la curiosité de la jeune femme.
C'était certainement à cause de ses yeux : d'un gris métallique pouvant être pris pour du bleu, avec les traits de son visage qui étaient restés harmonieux et clairement définis, comme si le temps n'avait pas d'emprise sur lui... Légèrement voûté sur un bout de bois lui servant de canne, il restait là, immobile, à fixer sans aucune gêne la jeune maîtresse d'école. Elle ne su dire pourquoi, mais elle se sentait attiré par cet homme.
Consciente que de telles idées étaient stupides, Karmen secoua la tête, cassant le lien visuel avec le vieillard, qui quand elle releva les yeux, avait disparu.
« Étrange début de journée » songea-t-elle.
Elle agita enfin la cloche, souriant avec plaisir en voyant arriver tous ces petits visages si charmants, et innocents.
Elle réussit à catalyser leur énergie toute la matinée, leur parlant longuement des calculs de base à savoir accomplir, pour être en possibilité de mieux choisir son métier plus tard, ce qui était d'ailleurs très dur actuellement...
Karmen, elle, avait été sauvé par sa mère qui lui avait donné des cours à la maison jusqu'à ses 16 ans, lui apprenant tout ce qu'elle savait aujourd'hui, elle lui devait beaucoup. Il n'était rare que leurs discussions dérivent sur des thématiques plus sérieuses, voir parfois très philosophiques, ce qui avait permis à la jeune adolescente développer un esprit très affûté, critique et ouvert.
Mais dans l'après-midi, quand elle sentit qu'elle perdait l'attention des ses jeunes recrues, elle ferma doucement le tableau, leur proposant d'aller faire un jeu dehors pour les laisser courir à leur guise. Tout en faisant attention à garder un œil sur les jeunes aventuriers en herbe, Karmen sonda les environs, se demandant si le vieil homme de ce matin était toujours dans le coin, mais elle ne vit personne.
Légèrement déçue, sans même savoir pourquoi en plus, elle tira une moue dubitative. Elle était toujours dans ses pensées lorsque Nicky accourue vers elle, la faisait sursauter
« Maîtresse ! »
-Qu'y a t-il ma petite ? l'interrogea-t-elle, bienveillante.
-Les garçons sont en train de torturer un oiseau ! Je leur ai dit que c'était mal mais ils ne m'ont pas écoutée.
-Ils ont tort, vient avec moi on va aller les voir »
Lorsqu'elle arriva à proximité des garnements, ceux-ci s'éloignèrent, conscients de l'épée de Damoclès au dessus de leurs têtes. Leur maîtresse n'eut même pas besoin de les sermonner, ils s'excusèrent platement de leur plein gré
-Nous sommes désolés, nous n'aurions pas dû, murmura le chef des troupes, confus.
-Effectivement ! Qui a le droit de torturer un autre ? Personne ! Rentrez donc dans la classe, je ne veux pas vous voir avant la sonnerie de fin de journée ! »
Après s'être assurée qu'ils rentraient bien dans l'école, Karmen baissa les yeux sur le malheureux petit oiseau, déjà en train d'agoniser. Il lui serait impossible de le soigner, elle décida donc d'abréger ses souffrances
- Nicky tourne la tête ma chérie.
Elle rompit d'un coup sec le cou de l'oiseau, donc les derniers cris moururent dans sa petite gorge frêle. Après l'avoir camouflé dans les broussailles pour pas que la petite ne le voit, elle se détourna et prenant l'enfant contre elle, retourna s'asseoir à son poste de surveillance.
-Ils n'avaient pas le droit, sanglota la petite entre deux hoquets.
-Oui c'était mal mais maintenant ils ont compris, ce ne se reproduira plus.
-Maîtresse ? Pourquoi des gens font du mal aux autres alors que c'est pas bien ?
-Tout dépend des personnes mon enfant. Certaines sont seules, d'autres malheureuses
-Mais il y a d'autres moyens de devenir heureux ! Moi la dernière fois que j'ai aidé ma maman à ranger, elle m' fait un câlin, j'étais bien heureuse dans ses bras...
-Oui c'est une belle forme de bonheur l'amour, mais pour certains ça ne suffit pas alors ils cherchent autre choses....
Les questions très matures de Nicky ramenèrent Karmen dans une sombre époque, bien avant son arrivée en ville, qu'elle aurait préféré oublier..
Enfant elle vivait avec ses parents dans un petit village dans l'est du pays, nommé Tosale. Son père était forgeron, le plus réputé et apprécié de la ville. Sa mère quant à elle était bibliothécaire, mais elle enseignait aussi à ses heures perdues, toujours au service des autres. Jusqu'à ses 16 ans, Karmen avait eu une vie tranquille sans vagues, jusqu'au moment où tout avait dérapé.
Un soir, de l'année où elle allait vers ses 17 printemps, 3 hommes couverts de noir étaient rentrés dans le pub où buvaient Karmen et son père, semant le trouble. Mais ce qui avait frappé la jeune adolescente ce jour là, c'était surtout l'expression de son père en apercevant les malfrats : il avait pâli, jusqu'à ressembler à un cadavre. Puis s'était levé précipitamment, entraînant sa fille derrière lui, sillonnant les rues en courant à en perdre haleine, jusqu'à chez eux.
Une fois arrivés, il avait tiré tous les verrous avec une force et une peur remplissant son regard que Karmen ne lui connaissait pas, criant à pleine voix le prénom de sa mère, qui avait déboulé l'air hagarde, certainement tirée du lit.
-Ils sont là ! Mila ils nous ont retrouvés !s'était-il écrié, affolé
Sa mère avait pâli à son tour comme son mari, si ce n'était pas plus...
-Karmen ! Tu vas aller dans le cellier. Je ne veux pas te voir en sortir avant que je vienne, lui avait-elle ordonné.
N'ayant pas l'habitude de contester les décisions de ses parents, la jeune adolescente effrayée qu'elle était avait obtempéré, sans se douter que c'était la dernière fois qu'elle voyait ses parents en vie...
Une vingtaine de minutes plus tard, elle avait assisté à l'assassinat de ses propres parents par la fente de la porte du cellier, qui avaient dans leur dernier instant, pensé avant tout à sauver leur fille....
Les larmes aux yeux, la jeune femme tourna la tête de l'autre côté le temps de reprendre ses esprits, pour cacher son chagrin à la petite Nicky qui polémiquait seule depuis Dieu sait combien de temps sur les différentes formes du bonheur. Essuyant les dernières traces de larme sur ses joues, elle se leva et alla sonner la cloche pour rassembler tous ces garnements plus bruyants que jamais dès que le cadran solaire indiquait plus de 4 heures.
***
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