Prologue - Tranches de fromages

Cataclop... cataclop... cataclop.

La tête ballottée de part en part de la calèche, le malheureux lézard n'en pouvait plus, mais gardait les yeux fermés. Ces damnés humains n'étaient-ils donc pas capables de construire des routes dignes de ce nom ?

Mon pauvre crâne, mon pauvre crâne va exploser. Toute ma science, toute ma connaissance et tout mon savoir martyrisés et suppliciés par cette maudite carriole.

Il avait longtemps hésité, mais sa curiosité l'avait emportée sur les cruelles lois du voyage depuis ses chères Îles Sèches. Oh, si ça n'avait été que la calèche, ça aurait été supportable, mais il fallait ajouter à cela trois lunes à vomir tripes et boyaux par-dessus la rambarde d'un navire, des nuits à somnoler dans des auberges d'une propreté plus que douteuse ainsi que le calvaire d'avaler l'infecte nourriture humaine. Quelle erreur d'avoir entrepris ce trajet en hiver ; pas un fruit, pas un ver, rien. Rien que de la nourriture humaine !

Comble de malchance, le lézard partageait la diligence avec une unique autre personne. Avant le départ, il avait été ravi d'apprendre qu'il avait une banquette à lui tout seul ; il pourrait ainsi s'allonger pour lire, pour dormir ou pour étendre ses précieuses pattes. Cependant, son compagnon s'était avéré être une très mauvaise compagnie. En plus de l'odeur redoutable qu'offraient ses pieds et ses aisselles, sa conversation était d'un ennui mortel, plus mortel qu'une horde d'oiseaux affamés.

Krrkippaal avait déjà rencontré des humains pénibles lors de ses précédents voyages – oh que oui ! – mais jamais il n'avait dû se coltiner un pareil simple d'esprit. Voilà la raison qui le poussait à maintenir ses yeux clos ; tant qu'il feignait le sommeil, le sot fermait son museau. Et tant pis pour la nausée qu'entraînait un périple dans cette maudite diligence, sur ce maudit chemin cahoteux. Comme on disait sur ses îles chéries : « Il vaut mieux régurgiter qu'avec un idiot discuter. »

Une citation ma foi fort à propos, songea Krrkippaal en se demandant si lui et l'auteur de cette maxime avaient eu le malheur de converser avec le même compagnon de route.

Byorm, c'était ainsi qu'il se nommait, s'était appliqué à lui expliquer les tenants et aboutissants de son « passionnant et excitant » métier qui consistait à couper des tranches de fromage dans un entrepôt près des quais d'une ville quelconque dont le nom échappait maintenant au lézard. « Ni trop fines, ni trop épaisses, le produit doit être parfait, car nos clients sont exigeants. » Les tranches de la sorte coupées étaient ensuite acheminées vers la capitale des Cinq Royaumes par voie maritime puis par diligence dans des bidons étanches afin de garder adéquate la température du précieux mets. « Quel prestige de penser que les tranches de nos fabuleux fromages sont dégustées par le roi en personne ».

Oh oui, avait songé le lézard, quel prestige !

Byorm avait exposé ces excitants éclaircissements sur sa passionnante activité au petit matin, tandis que le cocher attelait les chevaux à la calèche. Et ce dernier avait pris son temps ; apparemment, il ne fallait jamais presser les bêtes avant un si long voyage, c'était capital. Une fois les délicats animaux attachés et le chariot parti, le pire arriva. Le sot se lança sur un sujet d'autant plus dommageable pour l'esprit du pauvre lézard que les tranches de fromages : les tatouages qu'il avait sur son corps.

Ah oui, avait intérieurement ironisé Krrkippaal, là, on aborde une thématique d'une complexité inouïe, stupéfiante même. Jamais, au grand jamais, les respectés professeurs de la respectable université de Yashcheritsa n'auraient osé s'attaquer à une question si profonde, si primordiale.

Byorm, soucieux que son interlocuteur le comprenne parfaitement, avait alors agrémenté ses propos d'une démonstration. Il avait ôté sa chemise – à la plus grande joie des narines du lézard – pour le faire profiter de ses « dessins », comme il les appelait. Et ce fut parti pour une interminable dissertation sur la signification des courbes, le sens des couleurs ou encore la portée du message.

Krrkippaal avait tenté plusieurs méthodes afin de couper court aux stériles paroles du bougre. Malheureusement, ni les réponses abrégées ni les brefs hochements de tête n'avaient eu pour effet de réduire au silence l'imbécile. Il avait même essayé de détourner la conversation sur un sujet autant futile que la banale coiffure du cocher ou l'état quelconque des planches de la calèche, rien n'y faisait ; Byorm continuait inlassablement de radoter sur la finesse du trait et la profondeur du remplissage. L'idiot parlait de ses « dessins » comme s'ils relevaient d'un art.

L'état pitoyable du chemin, les discours et l'odeur s'étaient alors alliés pour flanquer une nausée anthologique au pauvre lézard. À deux doigts de la régurgitation, il avait sorti la tête par la fenêtre de la calèche. Prévenant, le coupeur de tranches de fromages s'était enquis de la santé de son compagnon de route. Krrkippaal avait expliqué que les cahots avaient des conséquences indésirables sur son estomac. Une grossière erreur ; cette simple phrase avait eu pour effet de lancer Byorm dans une nouvelle diatribe. Le bougre se rendait justement chez sa tante malade qui souffrait chaque fois qu'elle devait emprunter un bateau. Une femme incroyable, adoratrice de chien et véritable cordon bleu. « Vous goûteriez à ses tourtes aux lardons, Maître Lézard, et vous seriez alors... »

À bout de force, dans une ultime tentative pour rester sain d'esprit ou pour se garder de régurgiter, le cerveau de Krrkippaal s'était mué en sauveur providentiel et avait coupé toutes liaisons sonores avec l'extérieur. Oui, il voyait toujours le clapet de Byorm remuer, ses bras mimer une fourchette qu'il portait à la bouche et sa langue passer sur ses lèvres, mais il n'entendait plus rien. Le reptile avait lu maints traités scientifiques et avait attribué cette singularité à une volonté chimique de son organisme à rester intègre pour éviter d'éventuels dégâts irréversibles. S'il avait mentionné ce phénomène à un humain, ce dernier l'aurait regardé avec de gros yeux, mais les lézards des Îles Sèches avaient depuis longtemps délaissé la foi pour embrasser le rationalisme. S'il en avait parlé à Byorm, le cerveau du bonhomme aurait probablement fondu, incapable d'assimiler ces propos novateurs.

Alors, dès le prodige accompli, Krrkippaal avait laissé ses yeux se fermer. Le bougre avait-il continué à palabrer ? Il n'en avait aucune idée et pour être honnête il s'en moquait. Une fois hors de cette maudite diligence, il mettrait toute son énergie à fuir le plus loin possible. « Si la parole est d'excrément, profite du silence et dors ». Dans le noir complet, il prit le temps d'apprécier cette maxime et s'assoupit comme un bienheureux.

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