7. Préjugés aprioristes
Dans la petite chambre de l'auberge, une bataille faisait rage ; un combat acharné pour asservir l'odorat délicat du lézard. D'un côté, les effluves de moisis qui émanait du matelas, des couvertures et – semblait-il de la taverne elle-même –, et de l'autre, le souffle chaud des tourtes aux lardons de tante Judite que Byorm apportait jour après jour. Tandis qu'il livrait la marchandise, le benêt ne pouvait s'empêcher de lui conter mille histoires. Le crâne chauffé à blanc, Krrkippaal n'en saisissait pas un traître mot. Un mal pour un bien. En effet, voilà trois nuits que la fièvre l'avait pris et le séquestrait dans cette tanière malodorante. On lui avait assuré qu'il s'agissait de la meilleure auberge des Faubourgs quand on l'avait amené ici et Krrkippaal préférait ne pas savoir l'état des autres établissements du quartier. Cependant, il n'avait pas eu la force de réclamer.
Une très vieille dame – soucieuse que la température ne baisse pas – avait fait venir un guérisseur pour l'ausculter. Le charlatan, qui prétendait connaître les lois du corps, lui avait prescrit une infecte tisane. Sous les implorations conjuguées de Byorm et de la centenaire, Krrkippaal avait dû se résoudre à avaler l'infâme breuvage et devait désormais constamment se lever pour l'évacuer. Il profitait de ces moments pour expédier les tourtes de tante Judite par l'unique fenêtre de la chambrette.
Au cinquième jour, Krrkippaal s'éveilla sans fièvre. Il jeta un coup d'œil sous le pansement qui ceignait son avant-patte meurtrie et remarqua que la blessure avait cicatrisé ; l'odeur de pourriture s'était estompée et le contour avait rougi.
Enfin, songea-t-il, enfin je vais pouvoir quitter ce bouge et retourner dans les beaux quartiers. Que de temps perdu !
Les pattes tremblantes, il enfila ses vêtements – une bonne âme les avait lavés – et sortit de la chambre. Il parvint à grandes peines à descendre les escaliers.
— Maître Lézard, s'exclama une vieille dame derrière un comptoir, vous avez l'air en bien meilleure forme.
Krrkippaal fut subjugué par la salle commune de l'auberge. Il avança sur le parquet ciré, entre une douzaine de petites tables rondes, vers la grand-mère. Une imposante cheminée de pierre où un feu ronflait diffusait une chaleur bienvenue. Elle se répandait dans la pièce éclairée par les timides rayons du soleil qui franchissait de hautes fenêtres légèrement opaques, mais intactes. Dans un coin, deux hommes échangeaient dans le calme un verre à la main tandis qu'un autre client se restaurait, les pieds en éventail face à l'âtre.
— Bonjour à vous, Maîtresse, déclara Krrkippaal en s'installant au comptoir.
Le doux sourire qu'elle lui adressa chiffonna sa peau tel un parchemin d'un autre âge.
— Votre mémoire vous joue des tours, n'est-ce pas ? demanda-t-elle en plissant ses deux petits yeux noirs.
Krrkippaal hocha brièvement la tête.
— Noura, se présenta-t-elle, je suis la propriétaire de cet établissement, l'auberge des Trois-Rois.
— Oserais-je abuser de votre gentillesse et vous réclamer quelque chose à boire ? J'ai la gorge aussi sèche que les îles d'où je viens.
Affable, la tavernière s'inclina puis disparut derrière un rideau pour revenir prestement avec une tisanière et une coupe de fruits.
— Un instant, j'ai craint que vous ne surviviez.
— Pour être tout à fait honnête, moi aussi. Ces derniers jours ressemblent à une tartine de mélasse. Heureusement, car « Il vaut mieux finir sans souvenir, que dans la tourmente mourir », comme on dit avec intelligence à Yashcheritsa.
Noura le regarda en haussant l'un de ses sourcils broussailleux.
Cette dame est étrange. Son sourire est franc, son âge avancé crie sagesse et pousse à la confiance, mais ses petits yeux noirs..., pensa le lézard en réfrénant un frisson.
Il s'empara d'une grappe de raisin tout en demandant à la tavernière comment il était arrivé dans son établissement. Il se souvenait des deux bandits, de Byorm gisant dans la boue – un lieu qui lui seyait à merveille – et de l'apparition d'une jeune femme. Ensuite, le trou noir...
— Vous avez échappé à deux détrousseurs. Oh, ils ont bien eu le temps de vous dépouiller, mais pas de vous écorcher.
Krrkippaal trembla des toutes ses écailles en se remémorant que son noble cuir avait failli finir en sac.
— Une jeune fille vous a sauvé les miches. Je pense que vous souhaitez la remercier. Cependant, je ne l'ai pas revue depuis qu'elle vous a amené ici. La grâce l'accompagne, elle a payé d'avance pour votre logement. Vous serez heureux d'apprendre que votre compagnon, Maître Byorm, n'a été que légèrement blessé. Il séjourne chez sa tante, mais passe chaque jour pour prendre de vos nouvelles.
Quel soulagement ! ironisa Krrkippaal à sa seule attention.
— Un bien brave homme, si vous voulez mon avis, poursuivit Noura en servant une nouvelle tasse de tisane au lézard. Il se fait vraiment du sang. Il se pense responsable de votre sort.
Et il n'a pas tort. Sans son esprit mal tourné, je ne me serais pas précipité sans réfléchir dans un guet-apens.
— Et la jeune fille ? demande Krrkippaal pour ne plus avoir à songer à Byorm, comment donc a-t-elle pu mettre en fuite deux hommes faits ? L'un d'eux, si mes souvenirs ne me trompent pas, faisait la taille d'un golem.
— Maître Lézard, être femme ne signifie pas être faible, siffla la tavernière.
Typique ! Est-ce être phallocrate que de penser que deux personnes – donc un semi-troll – sont plus puissantes qu'une ?
— Loin de moi cette pensée ! s'exclama Krrkippaal en levant les bras. La science m'en est témoin ; si une femelle est, par nature, physiquement plus fragile, elle n'en a pas moins de valeur qu'un mâle. À Yashcheritsa, lézards et lézardes sont égaux, dans la société comme aux yeux de la loi.
Tandis que la tavernière grognait, il se retourna vers la porte qui venait de s'ouvrir. Un immense homme, un colosse noir, entra et s'approcha du comptoir. Krrkippaal ne pouvait défaire son regard de ce mastard ! De sa vie, jamais il n'avait rencontré pareille barrique, même les barbares de l'Est ne faisaient que pâle comparaison.
— Quittez-le donc des yeux ! s'indigna Maîtresse Noura. N'avez-vous donc reçu aucune éducation sur les Îles Sèches, ou est-ce la couleur de Moro qui vous disconvient ?
Alors que la mâchoire de Krrkippaal s'affaissait sur le comptoir (qu'avait-il ainsi dit ou fait pour mériter tant de blâmes ?), le colosse se tourna vers la tavernière et posa une main de la taille d'une rondache sur son épaule.
— Paix, ma Noura, déclara-t-il d'une voix lente et profonde. Le lézard n'est pas une créature de mal, je le sens. Maladroit, peut-être, mais bon.
La tenancière planta durant un long moment ses petits yeux noirs sur le reptile. Krrkippaal réprima un nouveau frisson et porta son attention sur sa tasse. Soudain, elle grommela et se dirigea vers l'arrière-boutique.
— Quelle femme, déclara Krrkippaal en expirant ! Rares sont ceux qui doivent oser lui souffler dans les bronches.
La barrique – Moro – hocha la tête tout en contournant le comptoir pour se servir une pinte de bière. Le lézard en profita pour le détailler à la dérobée, un œil fixé sur les rideaux qui donnait sur l'appentis de la taverne. Malgré sa carrure, le colosse se déplaçait avec légèreté.
— C'est décidé, proclama Krrkippaal, je vous engage !
Moro se tourna lentement, le sourcil interrogateur.
— Je dois mener une étude dans ce quartier et j'ai besoin d'une protection. Vous semblez tailler pour cette tâche.
— Je suis au regret, Messire Lézard, de vous informer que je suis déjà la propriété de Maîtresse Noura. Je peux me tromper, mais jamais elle ne me vendra.
Une nouvelle fois, Krrkippaal resta coi. Comment avait-il pu oublier que l'esclavage avait encore cours aux Cinq Royaumes ? Il pensa à Noura et, non pas un, mais deux dictons lui vinrent en tête : « Celui qui est prompt à donner des leçons en mérite souvent à son tour » et « Qui porte des œillères regarde toujours en arrière ».
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