5. Sauf-conduit
Krrkippaal avait su – à l'aide de maints stratagèmes et autres subterfuges – se soustraire à Byorm. Il avait proclamé qu'il prévoyait de manger sa jardinière dans sa suite, car il avait fort à faire pour son étude ; des ouvrages à consulter, des traités à lire, des thèses à rédiger. Mais le bougre n'avait pas lâché si facilement l'affaire. Sa tante vivait dans les Faubourgs et, comme la ville était bouclée, il avait besoin du sauf-conduite pour la rejoindre. Pour s'en débarrasser et poursuivre en paix sa salade et son livre, le lézard lui avait donc promis de le revoir le lendemain afin qu'ils s'y rendent ensemble.
— Je vous attendrai ici même, dans la salle commune, aux tierces cloches, avait déclaré Byorm. Je pourrai vous servir de guide, je connais les quartiers pauvres comme ma poche.
Krrkippaal avait grommelé de vagues sons que le bougre avait pris pour un acquiescement avant d'ordonner à Yolinda de monter son repas dans ses appartements. Il s'était ensuite emparé de son livre et avait fui en direction des escaliers.
Quelle poisse ! Demain, je me lève à l'aurore et je sème cet importun.
Un plan navrant. Le lézard avait continué les aventures du commerçant et de la paysanne jusqu'à tard dans la nuit. Dès que le sommeil l'avait emporté, il avait fait des rêves étranges. Byorm gisait au fond d'un profond puits et lui lançait une corde. À chaque fois que Krrkippaal essayait de l'attraper, la corde disparaissait, encore et encore. De sa prison, Byorm lui jetait des regards désarmants : « vous devez avoir vos raisons, Maître Lézard. Qui suis-je pour juger ? ». Il voulait lui crier qu'il souhaitait l'aider, mais il ne le pouvait pas ; aucun son n'acceptait de franchir ses lèvres, comme si son museau était embourbé. Alors Byorm applaudissait et – du fond du puits – les claquements vibraient. Des coups sourds, métalliques.
Le lézard tomba de son lit. Dehors, les cloches de la ville résonnaient. Empêtré dans ses couvertures, il tenta de se remémorer l'étrange rêve qui l'avait poursuivi durant son sommeil. Il se souvint de Byorm, mais, guère plus !
Byorm ! Il lança un regard paniqué par la fenêtre ; la faible lueur lui indiqua qu'on sonnait les primes cloches.
J'ai le temps de prendre un frugal repas avant de filer, songea-t-il.
Il s'approcha du baquet d'eau et fit une rapide toilette. Le bougre ne devrait pas arriver avant un moment. Les yeux encore collés, il s'empara de sa sacoche et quitta sa suite. Lorsqu'il atteignit la dernière marche de l'escalier, le reptile se figea.
— Maître Krrkippaal !
Accoudé au comptoir, Byorm taillait la bavette avec Yolinda en sirotant une infusion.
— Je racontais justement à cette brave fille notre mésaventure en prison.
Tu parles d'une histoire passionnante !
— Cet homme est adorable, s'extasia la servante. Il sait conter une anecdote comme personne.
Las, Krrkippaal s'installa à côté du lourdaud et demanda une décoction de fruits rouges.
— Je n'ai guère envie de vous la servir, Maître. Monsieur Byorm m'a narré une bien une bien vilaine affaire. Comment avez-vous pu laisser votre compagnon dans les geôles ! déplora Yolinda. Ce n'est pas digne d'un Lézard.
Que connais-tu de la dignité des lézards, stupide pécore ? maugréa Krrkippaal pour lui-même.
— Laissez-le donc, chère Yolinda. Je crois que notre ami n'est pas du matin, déclara Byorm en prenant la main de la servante. De plus, il devait avoir ses raisons, n'en doutez pas. Qui sommes-nous pour juger les actes d'autrui, mon enfant ?
Et mes raisons étaient louables, foi de lézard.
Sans un mot, Yolinda fixa un instant Krrkippaal avant de lui verser une infusion, puis elle se dirigea vers les rares autres clients. Comme souvent, le calme régnait dans l'établissement.
— Alors, Maître Lézard, prêt pour l'aventure ? Le quartier des Faubourgs est fascinant, bien que dangereux. On ira d'abord chez ma tante prendre un déjeuner digne. Vous ai-je déjà parlé de ses talents culinaires ?
Oh oui, sombre crétin ! Tu m'en as déjà parlé !
— Ah ! éructa Byorm et caressant son gras ventre, ses tourtes aux lardons ! Rien qu'à les évoquer, j'en ai l'eau à la bouche.
Krrkippaal ravala une réplique cinglante en même temps que son vomi. Une tourte aux lardons ! Quelle horreur ! Il se leva et jeta sa besace sur l'épaule, plus vite il atteindrait les Faubourgs, plus vite il serait débarrassé de Byorm.
— Vous savez, Maître Lézard, je vous conseillerai d'enrôler un garde pour votre frêle personne. Ici, vous ne risquez pas grand-chose, car le Guet patrouille fréquemment et que le secteur est calme, mais dans les Faubourgs, c'est différent. Et même si les Lézards sont traités avec un grand respect, on ne sait jamais ce qu'il peut arriver dans les quartiers populaires.
Ils quittèrent l'auberge et s'engagèrent en direction de la place du marché. Byorm soutenait qu'il s'agissait du trajet le plus rapide. Mentalement, Krrkippaal prit des points de repère afin de pouvoir retrouver le Marchand Pansu dès qu'il serait enfin seul. Ils rejoignirent rapidement un pont en bois couvert gardé à chaque extrémité par une dizaine de gardes du Guet. Le lézard implorait pour que les sentinelles refusent le passage à Byorm. En effet, le sauf-conduit était à son unique nom.
— Personne franchit l'passage ! beugla le lieutenant.
Quelle courtoisie !
Alors qu'il se préparait à répondre au garde et à lui présenter son laissez-passer, Byorm lui posa une main sur l'épaule et s'avança en direction de l'officier.
— Laissez-moi m'en charger, je sais parler leur langage, chuchota-t-il à l'adresse de Krrkippaal avant de se tourner vers le lieutenant. Bien le bonjour, soldat du Guet, je me prénomme Byorm et je vais rendre visite à ma chère tante malade. Mon ami lézard, Maître Krrkippaal, possède un sauf-conduit qui nous a été délivré par le commissaire Pentard.
— Montrez l'papier !
Tandis que le reptile sortait de sa besace le sésame, Byorm le lui prit des mains et le tendit au soldat qui l'approcha de ses petits yeux noirs. Après avoir déchiffrer durant l'équivalent d'une éternité les quatre misérables phrases inscrites sur le parchemin, le lieutenant – le visage rendu rouge par l'effort – s'écarta du passage.
— Pouvez y'aller !
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