3. Le Seul
Krrkippaal ouvrit un œil torve et regarda autour de lui. Le clochard à la peau maladive marmonnait tout seul dans le coin de la cellule, la tête sur l'épaule de son compagnon d'infortune. Byorm ronflait comme un bienheureux.
Une faible lueur passait par la grille qui donnait sur l'extérieur ; les primes n'allaient pas tarder à sonner. Comme pour donner raison à son sens aiguisé du temps, les lourdes cloches de la cité commencèrent à carillonner. Un son froid, métallique, qui se répandait dans les rues de la ville et annonçait une nouvelle journée de labeur.
Krrkippaal se leva en douceur de son banc et se mit en quête de quelques vers. Au moins, les geôles humaines – si peu accueillantes qu'elles fussent – regorgeaient de nourriture. Tandis qu'il gobait une platée d'hexapodes bien ventrus, des pas se firent entendre dans le couloir. Vivement, il avala une dernière becquée et se redressa.
Derrière les barreaux se présenta un homme de grande taille richement vêtu, accompagné par un garde ; un des rustres qui avait emmené le pauvre reptile dans ce caveau humide et froid.
— Maître Lézard, je suis commissaire Pentard, représentant officiel du Triumvirat.
Sur un geste du notable, le soldat attrapa le trousseau qui pendait à sa ceinture et s'employa – non sans une difficulté manifeste – à ouvrir la porte de la cellule.
— Au nom de la cité et des trois souverains d'Arborburg, je vous prie d'accepter nos plus humbles excuses pour ce fâcheux désagrément, poursuivit Pentard tandis que l'impotent se dépatouillait avec sa clé et la serrure. Il va sans dire que nos gardes ont commis une bévue en vous enfermant ici.
Le soldat parvint enfin à ouvrir la porte. Byorm – qui s'était réveillé – approcha des grilles.
— Une simple erreur, je présume. Ils ne faisaient que leur devoir.
Pentard lança à peine un regard au benêt avant de reporter son attention sur le reptile.
— Une méprise grossière, un manque de jugement inacceptable.
Il avait une voix profonde et rassurante. Avant de répondre, Krrkippaal se permit de détailler l'officiel. Sa barbe bien taillée, son pourpoint propre, sa coiffure irréprochable et son éducation évidente lui indiquèrent qu'il pouvait lui faire confiance.
— Voilà des paroles que je suis aise d'entendre, Maître commissaire. Mon arrivée dans votre cité fut, pour le moins, chaotique.
— Il va sans dire, Maître Lézard, qu'en plus de nos plus serviles excuses, nous tenons à faire un geste. Exprimez-moi un souhait et je ferai tout mon possible pour le réaliser. Malgré notre accueil, disons... maladroit, sachez que nous sommes ravis de votre présence.
Krrkippaal s'inclina légèrement devant tant de mansuétude. Pentard l'invita d'un geste à le suivre dans le couloir de la prison.
— Attendez ! cria soudain Byorm alors que le soldat refermait la porte. Et nous ? Comme mon ami lézard, j'arrive tout juste dans la cité et je ne connaissais point ce règlement. Je suppose qu'il en est de même pour mes infortunés compagnons de cellules.
Au détour du couloir – hors de vue des détenus – Pentard se retourna vers Krrkippaal et le regarda d'un air interrogateur :
— Est-ce votre ami ?
Pour une fois, Krrk, pense à toi. Tu ne supporteras pas cet imbécile bien plus longtemps.
— Aucunement, Maître commissaire. Je le connais à peine.
Avec un sourire entendu, Pentard hocha la tête et l'entraîna à sa suite. Lorsqu'ils parvinrent dans une petite salle au mur de pierre, les deux soldats qui jouaient aux dés à une table se levèrent prestement et s'inclinèrent devant le notable. Leurs armures reposaient avec une dizaine de hallebardes sur un râtelier dans un coin, près d'une cheminée qui diffusait une chaleur bienvenue. Dans un autre angle de la pièce, Krrkippaal repéra sa sacoche qui lui avait été confisquée la veille. Il se hâta de vérifier que toutes ses possessions s'y trouvaient. Soulagé, il se permit de réchauffer ses membres humides devant l'âtre.
— Oserais-je vous proposer une infusion, ou quelques bricoles à manger ?
Après avoir demandé une tisane – de préférence aux baies rouges – Krrkippaal se dirigea vers une tenture qui pendait au mur. Le reptile, qui avait longuement étudié l'histoire de la civilisation humaine à l'université de Yashcheritsa, observa la draperie. Elle représentait la majestueuse tête d'un cerf élaphe dont les bois s'élançaient vers le ciel ; le symbole de Culpar, le Dieu unique, le Seul.
Si Krrkippaal ne croyait guère en ces sottises de religion, il jugea l'œuvre particulièrement réussie et reconnut qu'elle en imposait. Le commissaire revint avec deux tasses fumantes qu'il déposa sur la table.
— Un bien bel ouvrage, n'est-ce pas ? Culpar veille sur nous.
« Si tu ne veux pas voir ton museau sur une pique, garde pour toi tes répliques caustiques », se rappela à son esprit ce dicton. Krrkippaal émit un grognement que le notable pouvait interpréter comme il le souhaitait.
— Venez donc vous asseoir, déclara Pentard en désignant une chaise, dites-moi ce qui vous amène en territoire humain et ce que la cité d'Arborburg peut faire pour votre service.
Krrkippaal obéit et prit place face au commissaire. Décidément, cet homme était tout à fait charmant. Il nota mentalement que les puissants – au contraire aux croyances populaires – pouvaient se montrer affables et écouter leur semblable.
— Maître Pentard, la chaire d'anthropologie de l'université de Yashcheritsa m'a mandaté pour une étude sur certains aspects de votre peuple, dont votre étonnante structure sociétale et vos méthodes de gouvernance.
— Voilà une enquête intéressante, déclara Pentard.
Plus ou moins, pensa Krrkippaal, j'aurais préféré rester sur mes îles à écrire mes contes.
Avec un pincement au cœur, il songea que cette douloureuse mission lui était tombée dessus pour une unique raison ; sa connaissance du continent. Il comptait profiter de ce second séjour pour dévorer la littérature humaine. Si les institutions dépassées et l'aveuglement patent des Hommes le navraient, il savait leur don pour les arts.
— À Yashcheritsa, bien que notre peuple vive dans une égalité parfaite et jouisse d'un confort décent, le concept de religion nous est tout à fait inconnu. Nous comprenons certes le principe, mais pas le fond de la théorie.
Le commissaire le lorgnait d'un air impassible. Avant de poursuivre, Krrkippaal se donna le temps de la réflexion. Il devait user de mots simples et ne pas oublier qu'une grande majorité d'humains, aussi éduqués soient-ils, ne possédaient qu'une intelligence limitée.
— Vous autres, humains, semblez avoir élevé cette doctrine au rang d'art. Nous aimerions donc en appréhender les rouages primaires afin d'éventuellement l'importer sur nos îles.
— Je ne suis pas sûr de bien saisir vos propos, Maître Lézard. Mais, peut-être vaudrait-il mieux que je vous mette en contact avec quelques membres de notre clergé ?
— Voilà qui est bien affable, Maître commissaire, mais je souhaite débuter mon étude avec les gens du commun. En effet, ils paraissent très réceptifs au discours religieux et, il me semble opportun – avant tout autre chose – de comprendre l'étrange propension de votre peuple à croire en une force supérieure, au divin ou, plus génériquement, au surnaturel.
— Voyez-vous ça, s'étonna de sa voix profonde le notable en haussant ses sourcils fort bien taillés. Je ne compte bien entendu pas faire la leçon à un lézard sur les sciences universitaires, mais l'un de vos postulats me semble... erroné.
— Erroné ?
Un relent de bile acide remonta dans la gorge du reptile. S'il avait eu des oreilles, elles se seraient dressées sur son crâne. Le commissaire caressa sa barbe pointue en fixant son interlocuteur.
— Oui, car elle part de l'hypothèse stipulant que le spirituel est allégorique. Que cela ne se résume qu'à une vulgaire invention des Hommes. Culpar était le début, est notre présent et sera notre futur, Maître Lézard.
— Vous permettez, demanda Krrkippaal en retirant son calepin de sa sacoche, je souhaiterais noter votre étonnant point de vue.
D'un geste de la main, le commissaire l'invita à faire selon ses désirs. Pendant qu'il inventoriait la pensée intéressante – bien que bancale – de l'officiel, les deux gardes troquèrent leur cornet à dés contre des hallebardes et quittèrent la pièce. Pentard buvait à petites gorgées son infusion en observant Krrkippaal avec attention. Il semblait mal à l'aise.
— Maître, sachez que j'ai un infime respect pour votre peuple et votre connaissance du monde et de la science. Donc, je garderais vos propos pour moi seul. Comprenez bien, cependant, que certains n'auront pas la même ouverture d'esprit et vous traiteront de dangereux mécréant. J'ose vous prévenir : menez votre étude avec la plus grande prudence.
Rien n'arrête la quête du savoir, pensa à proclamer Krrkippaal avant de se raviser. Cet homme ne cherche qu'à m'avertir. Il désigna du menton les cornets à dés des soldats.
— Ne vous en faites pas, déclara le notable, ils n'ont sans doute guère saisi le sens et la portée de nos propos. Ce sont des gens simples.
Krrkippaal souffla.
— Eh bien, je vous remercie pour votre mise en garde et votre sollicitude.
Il rangea son nécessaire d'écriture et se leva.
— Vous m'avez parlé d'une compensation pour cette charmante nuit en cellule, Maître commissaire.
— Certes, tout ce que vous désirez.
— Je souhaiterais uniquement que vous me conduisiez à l'auberge du Marchand Pansu où j'ai une suite réservée.
— Bien entendu, Maître Lézard, bien entendu.
Krrkippaal appréciait le commissaire, un homme franc et éduqué. Il pouvait avoir confiance en lui, et son instinct ne le trompait que rarement.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top