2. Auberge cinq barreaux
Une odeur de vieille pisse accueillit Krrkippaal dans son palace. L'auberge du Marchand Pansu ne faisait sûrement pas le poids face à cette délicieuse suite. Une planche pour seul lit, une fenêtre grillagée dans le plafond voûté qui donnait sur une ruelle crasseuse, une rigole façonnée dans les dalles de pierre comme pot de chambre. Comble de la satisfaction, il partageait ce ravissant gîte avec de charmants convives. Un clochard nu dont la peau morbifique embaumait la pourriture, un autre qui mâchouillait sa langue avec ses dents gâtées et ... Oh non !
— Maître Lézard ! hurla la voix de Byorm. Vous vous êtes aussi fait arrêter par les vilains gardes ?
Krrkippaal pensait pouvoir supporter l'odeur d'urine et de moisissures qui englobait, mais se savait dans l'incapacité de subir une nouvelle salve d'histoires passionnantes.
« Si les sens peuvent souffrir, l'âme doit survivre », disait-on à juste titre à Yashcheritsa.
Krrkippaal se précipita contre les grilles qui fermaient la cellule. Malgré tous ses vaillants efforts, il ne parvint pas à faire passer son corps frêle entre les barreaux, alors il les secoua en braillant à plein poumon.
— Je veux parler au capitaine de cette immonde geôle, tout de suite !
Outre les gouttes qui tombaient de la fenêtre grillagée, personne ne réagit à son désespoir.
— Je suis un noble lézard de Yashcheritsa, j'exige ma libération immédiate.
Ploc, ploc, ploc...
Une main tendre se posa sur son épaule.
— Personne ne vous répondra, Maître Lézard. Ils n'ont que faire de nous. Venez vous asseoir, je vais vous conter une de mes péripéties dont vous êtes si friand. Heureusement que j'ai dormi durant une majeure partie du voyage, je vais ainsi pouvoir vous tenir compagnie toute la nuit. Demain, ils nous libéreront.
Ils entendirent un pouilleux s'esclaffer dans le fond de la cellule. Malgré l'odeur de cadavre en putréfaction avancée que dégageait son haleine, Krrkippaal sentit son estomac gargouiller.
— Qu'est-ce donc que cette histoire de couvre-feu ?
— J'ai eu l'occasion d'échanger quelques mots avec les geôliers, d'aimables personnes. Après tout, ils ne font que leur travail. Ils n'y peuvent rien si nous n'avons pas respecté la loi. Vous savez, tout le monde doit donner du sien pour que la société...
— Et bien ? s'impatienta le lézard, le couvre-feu ?
— Oui, se reprit Byorm, un étrange mal se répand dans la cité et pour éviter les contagions, chaque quartier est bouclé et un couvre-feu a été décrété dès le soleil couché, peu après les cloches des Vespres.
Bien que la situation restât fort inconfortable, Krrkippaal fut piqué par cette histoire.
— Un mal, dis-tu ?
— Oui, une maladie inconnue qui décime la population, surtout les nobles selon les geôliers.
Curieux, pensa le lézard en faisant les cent pas dans la minuscule cellule. Encore plus étrange que Byorm ait pu glaner autant d'informations alors qu'il n'arrête pas de palabrer. Sait-il donc aussi écouter ?
— Vous avez l'air soucieux, Maître Lézard.
— Soucieux ? Certes, non ! Nous ne sommes pas très froussards sur les Îles Sèches. Je me demande simplement pourquoi on a inventé une telle fable. Une maladie qui touche surtout les nobles : cela n'a rationnellement aucun sens.
Byorm haussa les épaules.
— Je ne peux guère vous aider, je n'y entends rien en science.
Tu m'étonnes, songea le lézard en riant intérieurement. Je parierai un bon millier de Serebrey que tu n'y entends rien en beaucoup de domaines !
— Mais ne vous en faites pas, vous n'êtes ni noble ni humain. Vous ne craignez sûrement rien.
— Ne le prenez pas mal, cher ami, mais que vous me rassureriez sur un sujet aussi pointu que la médecine revient à se faire expliquer les rouages de l'agriculture par un philosophe.
Bien entendu, le benêt resta coi devant la comparaison. Pourquoi Krrkippaal s'évertuait-il encore à deviser avec cet idiot ? Il aborda alors un propos plus terre-à-terre dont il savait le bougre expert.
— Et concernant le repas, Maître Byorm, vous, ou vos camarades avez quelque chose de comestible à portée de pattes ?
— Malheureusement, les geôliers ne se donnent pas la peine de nous nourrir. Un autre signe que nous ne moisirons probablement pas dans ces cachots.
— Peut-être. Ou peut-être pas. Je trouve que le raccourci est bien simpliste.
Une nouvelle fois, Byorm haussa les épaules.
Je vais devoir me débrouiller seul, songea le reptile en posant son museau sur sol. Il renifla activement et dégotta rapidement un ver entre deux pierres froides. Il l'attrapa et l'examina entre ses pattes. Blanc et bien juteux. Le clochard aux dents gâtées rampa vers lui et tendit une main tremblante.
— D'la pitié pour l'pauvre Morcel, l'zard. Pas manger d'puis des jours.
Krrkippaal eut un léger mouvement de recul. Il estima l'infect meurt-la-faim puis son repas qui se tortillait dans sa paume. Las, il lui jeta le ver et se remit à renifler le sol humide. Sa vision diurne l'amena dans un coin de la cellule où une pierre lâche se détacha aisément. Au-dessous se tenait – oh joie ! – une colonie de cloportes bien gras. Vigoureusement, il suça la chair tendre sous les carapaces des succulentes bestioles. Le second clochard, celui à la peau verte, et Byorm le regardèrent avec une étrange moue, mais aucun ne pipa mot.
Repu, Krrkippaal s'allongea sur la planche et ferma les yeux. Byorm s'installa à ses côtés.
— Un bien beau geste d'avoir partagé votre repas, Maître Lézard. Ce pauvre bougre mourrait de toute évidence de faim. Vous êtes quelqu'un de bien.
Krrkippaal ne releva pas que la peur d'un contact avec l'immonde clochard avait pris le pas sur son altruisme.
— Que voulez-vous, mon ami, je sais aider les petites gens. Nous sommes ainsi, nous autres lézards. « Aide ton prochain, assiste l'indigent, et au centuple cela te sera rendu », voilà ce qu'on nous apprend sur les Îles Sèches.
— Aider pour recevoir, marmonna Byorm, c'est une bien curieuse façon d'aborder la générosité. Les prêtres nous enseignent qu'il existe une différence fondamentale entre altruisme et abnégation.
Voilà que l'ignare se prend pour un sage.
— Ne tirez pas trop d'enseignement des dieux, mon ami. Voilà le seul conseil valable que j'oserais vous prodiguer. Si vous suivez ce simple précepte, et il est à votre portée, les portes de la clairvoyance s'ouvriront toutes grandes pour vous accueillir.
— Vous avez sûrement raison, Maître Lézard. Pardonnez mon impudence, j'oublie parfois les connaissances que vous avez à Yashcheritsa.
Krrkippaal lui tapota la cuisse d'un air supérieur puis ferma brièvement les yeux.
— Aucun mal, mon ami. Maintenant, si ça ne vous dérange pas, j'aimerais profiter pour sommeiller un instant avant que les primes cloches ne sonnent.
— Bien entendu, bien entendu...
Le sot laissa sa tête reposer contre le mur de pierre et, sans coup férir, s'endormit.
Une telle conversation a dû l'épuiser, pensa Krrkippaal en souriant. Peu après le benêt, le lézard sombra à son tour.
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