Chapitre 32 : Liens fraternels
Rakheid se détourna sans un mot. Il regardait son frère. Natsu s'était assis, il se tenait le crâne des deux mains. Ses yeux s'étaient voilés, il était déjà emporté par le flot de ses souvenirs. De nouveau, le grand frère soupira et vint s'asseoir à ses côtés, désemparé.
— Natsu... chuchota-t-il.
Rakheid se renfrogna. C'était dur de voir son petit frère dans cet état, dur de ne pas réussir à l'aider.
À de nombreuses reprises, il avait essayé de le faire parler de cette terrible soirée, mais les réponses que Natsu avait fournies étaient toujours restées évasives. Il préférait oublier.
Une fois, en passant, il avait seulement dit : «J'ai gagné... y a rien à en dire». Sa voix, son regard, toute son attitude soufflaient le contraire. Rakheid n'avait rien rétorqué, il avait baissé la tête, il avait fermé les yeux. Il s'était bouché les oreilles. Toutes les nuits, il se les bouchait.
L'ainé s'était donc mis à chercher de son côté : ce qu'il avait trouvé ne l'avait pas rassuré, ça se limitait à quelques lignes découvertes dans le règlement de la ligue et... à vrai dire rien n'était clair. À quoi s'attendre aussi avec la clandestinité ?
Art 3 : Les équipes s'engagent à ne jamais déclarer forfait, hors décès ou hospitalisation grave de type 3.
Art 5 bis : En cas de forfait, il y aura sanction selon le principe de l'épreuve nommée la «mort subite».
Le capitaine sera soumis à la «mort subite», sauf si un Tatouage H. est présent.
Les spectateurs pourront préférer un combat à mort ou renoncer à la sanction; les organisateurs se réservent le droit d'un prélèvement spécifique. (Voir règlement Ta H.).
Art 7 : Une fois le prix de la «mort subite» prélevé, l'équipe n'aura plus aucune existence, future ou passée, dans le championnat.
La Salamandre avait réussi à les libérer, les noms de Cobra et du Mage Blanc avaient bel et bien été effacés. Pour Natsu, c'était plus compliqué : tant que le fameux tatouage ne serait pas ôté, il ferait partie des Légendes de la ligue. Pouvait-on l'effacer ? Rien n'était certain. Natsu avait espoir, Rakheid aucun. Malgré tout, La Salamandre avait remporté la mort subite, la foule s'était lassée. Les organisateurs avaient forcément prélevé quelque chose, mais quoi ? Seul Natsu le savait.
Rakheid était assis, là, à côté de son petit frère bien aimé. Il n'osait plus le regarder, il n'osait plus lui parler. Il restait là, assis, sans savoir quoi faire. Assis face à sa solitude, face à son traumatisme.
Natsu...!
Il aurait aimé alléger sa souffrance. Malheureusement, il avait honte, si honte de ce qu'il avait été. Cette culpabilité le rongeait. Il n'avait rien fait pour le protéger et ça, littéralement, ça le bouffait. Chaque jour, ça le bouffait ! Si seulement il se rappelait des événements, si seulement il avait trouvé un moyen de...
Dans sa tête, tout était embrouillé. Le Plzir avait entamé ses souvenirs. Il avait quelques flashs, il connaissait les rumeurs. Il en était même allé jusqu'à interroger Erick, violemment d'ailleurs ! Mais Cobra avait refusé de cracher le morceau, il avait ri... longtemps ! Était-il au courant ou voulait-il juste se venger ? Pas moyen d'atteindre la vérité. Cependant, comment lui en vouloir ? Cobra était ressorti de cette aventure avec de nombreuses séquelles. Infirme, il l'était ! Mais ça, c'était une autre histoire.
Quant à Natsu... Mon Dieu. Natsu !
Son corps avait été réduit en miettes, il avait presque fini désarticulé.
Et son âme... Argh ! Son âme, c'était pire.
Cette nuit-là, quelque chose s'était brisé et Natsu refusait d'en parler.
Rakheid avait en tête l'écho des cris que le rosé poussait, chaque nuit... toutes les nuits ! C'était devenu un refrain, un refrain terrifié ! C'était cela ce que Natsu voulait oublier.
Et lui, son grand frère, lui qui s'était fait la promesse de toujours le protéger, il avait été absent. Pire que tout, il en était la cause.
Natsu... Natsu...! Pardonne-moi !
Pourquoi ? Pourquoi le sort s'acharnait-il ainsi ? Pourquoi sur Natsu ? Pourquoi pas sur lui ?
Rakheid venait de baisser les yeux, il fixait le sol, un semblant de poignard au fond de la poitrine. Il n'arrivait plus à soutenir son frère. Depuis un an, il essayait, mais il n'y arrivait pas, impossible d'être à ses côtés, impossible de l'accompagner. Il grogna.
Depuis tout petit, l'ainé veillait sur son petit frère. Natsu, c'était une partie de lui, il était SA responsabilité. Leur père était incapable de s'en occuper. Natsu était trop turbulent et puis... dès que le regard du Père se posait sur le rosé, il devenait irritable, en colère aussi.
Rakheid avait donc passé son temps à prendre soin de lui, à l'aider, à lui apprendre tout un tas de trucs. C'était comme ça entre eux, ça avait toujours été comme ça. Rakheid adorait son petit frère et Natsu le lui rendait bien. Leur lien était particulier, unique. Malheureusement, il avait fallu que l'ainé ait cette idée, cette idée d'intégrer la clandestinité.
Capitaine, il avait même été nommé !
«La mort subite» aurait dû être son calvaire, sa rédemption.
Les yeux du tatoué se mirent à lui brûler les paupières. Il renifla d'un coup en se pinçant l'arête du nez. Quelque part, bien malgré lui, Rakheid en voulait terriblement à Natsu.
Son regard se fit dur, perçant. Il se cambra, serra les poings. Une douleur vive embrasa son tatouage.
Le plus dur était que Natsu lui avait volé cette chance, cette chance de lui offrir sa vie.
Rakheid plissa les yeux. Il se maudit d'avoir ce genre de pensée. Il maudit sa jalousie. C'était lui le coupable ! Il avait fauté, il avait mis son frère en danger. Sa faute ! Son erreur ! Sa croix à porter !
Natsu. Jamais je ne pourrai te remercier. Tu m'as tout donné.
C'est ainsi que Rakheid passa son bras derrière les épaules de son petit frère et le serra fort, très fort. C'était sa façon à lui de lui dire à quel point il l'aimait, à quel point il était fier de lui, à quel point il était désolé.
Le plus jeune des frères poussa alors un timide sanglot, et se laissa aller un moment contre son ainé, profitant de ce contact, de ce lien unique qu'ils partageaient tous les deux. Puis, lentement, il ouvrit les yeux, les pupilles dans le vague. Il secoua doucement la tête, se passa une main dans les cheveux et souffla. Un long soupir, un profond soupir qui enveloppa de brume tous ces vestiges du passé.
— Ça va ? hésita le plus âgé.
Natsu se tourna vers lui, le regard humide et brillant.
— Pas vraiment... Mais, c'est fini tout ça. Il traça sur son visage un semblant de sourire. Un sourire maigre, timide, faux aussi, mais un sourire quand même.
Il se releva, fit quelques étirements histoire de faire quelque chose. Il regarda l'horizon, l'esprit encore engoncé dans ses vieux souvenirs, puis d'un coup, sa tête pivota vers le joueur de Sabor Tooth.
— Pardon, lui dit-il. Tu me viens en aide... par deux fois et moi, je t'ai presque menacé. J'aurais pas dû faire ça.
Sa voix était sèche, peu avenante, carrément antipathique. Ces excuses étaient bien dures à proférer, mais Natsu était honnête : Dobengal n'avait pas mérité son agressivité et il le savait.
Le joueur de Sabor Tooth toujours muet s'était tassé, clairement sonné. Pas une fois, il n'avait envisagé que La Salamandre ait pu souffrir de ce passé. La Salamandre, il la voyait comme un être supérieur, sans état d'âme, comme ces héros qu'on voyait dans les films. Mais la personne qui était devant lui était un être de chair, un garçon tout comme lui.
— C'est moi qui m'excuse, répondit-il en s'approchant doucement. Natsu. J'imagine à peine ce que tu as vécu. Mais faut que tu saches que...
— Tais-toi ! N'en dis pas plus ! intervint immédiatement Rakheid attentif aux moindres réactions de son frère.
Natsu s'était tendu, de nouveau ses muscles se préparaient à exploser. Pourtant, il ne fit pas un geste. Il avança d'un pas, sans quitter des yeux Dobengal. Ses yeux lançaient des éclairs, la rage bouillonnait dans ses veines, il la contenait. Il y arrivait. Elle pulsait ! Mais, il réussissait à la maintenir à l'intérieur de lui.
— Laisse-le finir, 'Rak' dit-il d'une voix rauque en déglutissant difficilement. Faut que je crève l'abcès. Si c'est mon heure d'entrer dans ce futur dont on a si longtemps rêvé... je dois... je dois... Arf ! Que c'était dur ! Tout son être lui criait de déguerpir, de faire taire ce garçon devant lui, de tout réduire à néant. Mais c'était le moment, ces Sélections, cette journée... tout était mis en place pour qu'il affronte enfin ce qu'il avait vécu, qu'il abandonne ce paquet trop lourd à porter. Je dois réussir à entendre.
Sa voix resta comme suspendue dans les airs. L'effort qu'il était en train de fournir était gigantesque. Rakheid écrasa rapidement quelques larmes d'émotion. Natsu l'émerveillait. Son petit frère, il changeait si vite, il grandissait tant. Bientôt, il n'aurait plus besoin de lui.
Dobengal osa à peine respirer, il se sentait tout petit, inférieur. La Salamandre était si forte, si puissante. Cette violence qu'elle dégageait ! Il prit une immense inspiration et sans lever les yeux, il se lança. Il fallait qu'il lui dise, c'était important.
— J'ai eu la chance de vous voir le jour où tu as acquis ton tatouage, commença-t-il tout doucement, le regard fuyant. Je savais déjà que personne ne pouvait te surpasser. Mais cette nuit-là... À chaque coup, tu t'es relevé. Tu ne t'es jamais plaint, pas une fois, tu n'as hésité. Tu avais pris une décision, et rien ne pouvait t'arrêter. NATSU ! Il releva la tête et souda son regard à celui de son idole. Tu as été phénoménal ! Je crois que tu ne t'en rends pas compte. Mais cette nuit-là, pour un tas de gens, tu es devenu une icône, un véritable héros ! Des tas de gens sont prêts à te suivre !
Il marqua une pause. Natsu le fixait les yeux ronds, un pied en arrière. Il ne comprenait pas, il ne comprenait rien. Les poumons de Dobengal se bloquèrent. Il écarquilla les yeux. La Salamandre n'avait aucune idée des événements qui avaient suivi, Dobengal le voyait, il le sentait ! Il était capable de le lire dans ses yeux. Natsu était parti sans se retourner, il avait déserté la ligue clandestine et ne s'y était plus jamais intéressé. Évidemment ! La Salamandre était ainsi. Mais... ça voulait dire qu'elle ignorait, qu'elle ignorait tout de ce qui en avait découlé.
— Cette nuit-là... cette nuit-là, Natsu, tu nous as fait don de tellement de courage, reprit-il en tentant de reprendre son souffle. Comment lui dire sans l'énerver ? Dobengal avait l'impression de marcher sur des œufs, il avait bien conscience que La Salamandre, il ne fallait jamais la contrarier. Tu ne sais pas. Tu n'as pas vu. Tu nous as montré que la liberté était accessible, qu'on avait le choix ! Si tu savais combien de gens ont refusé de participer. La loi, c'est la loi. Et pourtant... Les gens ont fini par se détourner. C'est toi, c'est toi qui as triomphé. Malgré l'interdit, ils t'ont laissé vivre. Si tu savais le nombre de gens qui attendent ton retour. Gagner la morte subite, c'est...
Dobengal parlait vite, il s'emballait trop.
— Je n'ai pas gagné... le coupa Natsu en pinçant les lèvres.
— Bien sûr que si, voyons ! J'étais là ! s'écria Dobengal à toute vitesse.
— Je n'ai pas gagné... répéta le rosé avec lenteur, la voix devenue caverneuse.
— Mais...
— Bordel ! Tu m'écoutes ! gronda Natsu avec fureur. Ce jour-là, j'ai fini par accepter mon sort, je l'ai crié. J'ai renoncé ! Si ces enfoirés sont partis, c'est juste parce que je n'étais qu'un gamin caché derrière une écharpe ! Il se figea. Il grimaça, son visage se tordit sous le poids de la culpabilité. Si dès le début, je l'avais retirée. Si j'avais été honnête. Alors, rien... rien ne serait arrivé. Donc, tu vois, tes histoires à dormir debout là ! C'est n'importe quoi, je n'ai rien d'un héros.
Furieux, Natsu se retourna et à grands pas sortit de la pièce, les yeux débordants. La colère irriguait son être. Il était à cran. Il fallait qu'il sorte ! Tout de suite !
Dobengal et Rakheid restèrent un moment, figés, incapables de faire un geste. Ni l'un ni l'autre ne connaissait cette version.
Le plus jeune des Dragnir fit soudain demi-tour, il fonça droit sur son frère, se posta devant lui, les yeux au bord des larmes, les mâchoires serrées :
— Rakheid... Je suis désolé ! s'écria-t-il.
C'était une supplique, c'était un cri. Natsu tremblait de tout avouer. Il aurait voulu être infaillible. Il aurait voulu être ce héros, dont Dobengal parlait. Celui qui tenait ses promesses, celui qui avait atteint les portes de la mort sans jamais renoncer. Il aurait voulu. C'était ce que tout le monde croyait, c'était ce que Rakheid voyait en lui.
D'une main rageuse, il se sécha les yeux. Il en avait marre de mentir, marre de faire semblant. L'arbitre avait raison. Natsu n'était qu'un lâche, un lâche caché sous un masque d'orgueil !
Au lieu de tout avouer, il avait préféré se taire, préféré faire croire que le basket comptait encore pour lui... Il en était même venu à passer ces stupides Sélections.
Tu n'es qu'un lâche Natsu Dragnir !
Le rosé releva le menton. Il plongea ses yeux dans ceux de son frère. Une douce chaleur s'insinua dans leurs corps, les reliant ensemble. Une sorte de brouillard les enveloppa. Seul Dobengal s'en aperçut. Il recula de quelques pas, estomaqué.
Allez un peu de courage Natsu, dis-le, il est temps !
Le visage ravagé, le jeune Dragnir posa de grands yeux limpides et rouges sur son ainé, il inspira et au travers d'une difficile plainte s'écria :
— J'ai renoncé. Rakheid... Cette nuit-là, j'ai renoncé à vous sauver !
Sa voix se brisa pendant qu'il hoquetait et reniflait à la fois.
— Je n'ai pas tenu. Je vous ai vendus ! Si quelqu'un avait entendu mon cri, on serait repartis sur le terrain. Ils vous auraient achevés. Erick et toi ! Sous mes yeux... pour me punir ! Je le savais. J'ai crié pourtant !
Les larmes s'épaississaient, la honte enflait. Natsu ne s'arrêtait plus, les poings serrés, la hargne au ventre. L'heure de vérité avait sonné. Son monstrueux ego tremblait, Natsu dévoilait tout.
— Rakheid ! s'écria-t-il dans un souffle. J'ai renoncé ! J'ai perdu... perdu !
Sa voix se brisa, pendant qu'il éclatait en sanglots. Sa longue plainte brisa la barrière de ses lèvres. De profonds pleurs s'échappèrent de son cœur. Une peine immense. Une année de non-dits ! Natsu n'en pouvait plus de faire semblant. La Salamandre n'existait pas, elle n'était qu'un mythe.
Aussitôt, Rakheid écarquilla les yeux et sans réfléchir bondit sur son frère en le serrant de toutes ses forces dans ses bras.
— Mais Natsu... Oh! Natsu ! Si tu savais comme je m'en veux !
Lui aussi s'était mis à pleurer et ce n'était pas de souffrance pour une fois. Au contraire ! Les mots de son frère étaient comme un baume libérateur. Ils étaient pareils, ils étaient des frères, juste des frères !
— Je t'ai détesté d'avoir été La Salamandre, je t'ai haï d'avoir choisi de mourir pour me sauver. Tu n'as pas renoncé Natsu. Tu as choisi de vivre ! Et regarde ! Grâce à toi, tous les deux, on est en vie ! continua l'ainé en le serrant contre lui comme un forcené. Qu'aurais-je fait, idiot, s'ils t'avaient tué ?
L'abcès était crevé. Ils restèrent dans les bras l'un de l'autre, l'énergie flottant autour d'eux, la force irriguant leurs veines. Rakheid frotta fort les épaules de son frère, lui remettant au passage quelques particules que son cadet lui avait offertes. Natsu sourit. Rakheid aussi.
Les deux frères étaient dans leur bulle. Personne ne pouvait s'immiscer dans l'instant. Cet instant, tous les deux, la vérité glissant... leurs larmes coulant librement. Nul besoin d'ajouter un mot. Ils avaient le temps. Rien ne pressait. Natsu avait raison, il avait fallu crever l'abcès.
Dobengal observait, stupéfait devant cette brume qui les enveloppait. C'était comme un mur qui les protégeait. Le tatouage du Mage Blanc reluisait de mille couleurs. Natsu avait les yeux fermés, un sourire de bien-être accroché aux lèvres. Un courant argenté était en train de les irriguer...
Soudain, le vertige le saisit. Dobengal ferma les yeux, s'appuya sur le mur tout proche. Le cœur battant, il releva la tête. Les deux frères étaient face à lui, il avait rêvé, il n'y avait rien de particulier. Il pouffa. Alors lui, vraiment, il était pas croyable ! Mettez lui deux légendes en face de lui, et il se mettait à faire des scénarios fantastiques ! Idiot !
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