Un genou à terre


Une longue marche mène au château de Clavancielle. Depuis la ville en contrebas grimpe un chemin sinueux qui traverse une forêt de pins odorants, où les vêtements s'accrochent aux aiguilles indifférentes comme aux piques d'une sentinelle endormie, qui depuis mille ans attend à son poste le retour de son maître pour s'éveiller de nouveau. Le chemin est caillouteux, difficile, il accroche et ralentit le pas. Les habitants de Clavancielle n'en prennent pas soin, aussi est-il perpétuellement tapissé d'une épaisse couche d'aiguilles d'un brun de terre brûlée. Ces gens vont rarement aux ruines du château qui régnait autrefois sur leur terre. Ils disent trouver là-haut un air triste. En parvenant au sommet du plateau, on ne peut s'empêcher de repenser à leurs mots, à leur expression mélancolique en parlant de ces lieux. Le vent qui bat le plateau embue les yeux, renfonce les mots dans la gorge et la noue d'un chagrin étranger, alors qu'on tente de rire de cette sotte émotion. On a mis les mains sur les genoux, plié en deux, reprenant son souffle, on se redresse lentement, et l'on regarde. On regarde l'édifice qui se dresse encore, à demi-effondré.

Le château de Clavancielle est un étrange amas de ruines claires, de ce gris si caractéristique des pierres qui ont vu l'écoulement des siècles, ce gris taché de lichen terne qui court le long des murailles. Vaste jadis, peu de choses témoignent à présent de sa gloire passée. On se promène lentement entre les pierres au milieu desquelles poussent encore quelques herbes âpres et pâles qui s'agitent au vent, et, levant la tête, on contemple le ciel se découpant entre les vestiges des murs. La roche dispute férocement l'espace à l'herbe, en dehors des douves où elle pousse drue et où le vert reprend alors le dessus sur le gris terreux. Tout le château exhale cette dignité étrange, de sembler avoir porté le poids du monde sur ses épaules et de n'avoir concédé qu'à poser un genou à terre, droit encore et sa fierté à jamais conservée.

Le vent souffle sans discontinuer, éparpillant les cheveux, faisant frémir les herbes, le vent enveloppe et caresse amoureusement les ruines, loin de les battre et de frapper contre elles. On croit alors - mais ce n'est qu'une illusion, peut-être - on croit entendre un souffle, un murmure. On croit discerner la plainte d'un être, un chuchotis de secret mille ans conservés jalousement, et qu'on voudrait dire enfin, dire pour pouvoir poser son fardeau et fermer les yeux. C'est le vent qui murmure ainsi à vos oreilles, lourd de vieilles promesses immortelles, c'est le vent qui chante une complainte oubliée des hommes mais dont il conserve la mémoire à jamais. Alors on s'assoit entre les pierres, les mains sur les genoux, on tend l'oreille et on écoute. On écoute le chant du vent conter ce que la mémoire des Hommes a oublié.

***

Peu de choses effrayaient Erwin Smith. Peu de choses, vraiment. Pourtant, ce soir-là, en entrant dans l'église, il avait la gorge nouée.

A son grand étonnement, malgré l'heure tardive, il n'était pas seul. Il aurait préféré, pourtant. Il aurait aimé pouvoir se retrouver dans ce lieu saint, seul avec Dieu, pour le prier de l'inspirer et de le guider à la victoire. Il parcourut lentement la nef, sa cape de brocart accrochée à l'épaule par une broche aux armes des Smith de Clavencielle pesant lourd sur ses épaules. Le poids de ses responsabilités, le poids aussi des morts qu'il avait sur la conscience. Il avançait avec cette droiture qui le caractérisait, cette droiture qui s'érigeait sous le poids du ciel, tel un héros antique qui jamais ne s'effondrait sous la charge qui lui était imposée. Les flammèches couleur miel des chandelles de cire accrochaient de lourds reflets d'or à ses cheveux blonds.

Arrivé à la croisée du transept, il discerna enfin la personne qui priait à genoux sur un banc d'église, devant la croix. Il se figea un instant de stupeur. C'était Livaï.

Jamais, jamais depuis les près de quinze ans qu'il le connaissait, Erwin n'avait vu son fidèle ami prier. Jamais il ne l'avait seulement vu dans une église. En fait, il avait presque fini par croire que Livaï était incroyant. Il l'avait entendu une seule fois évoquer le Seigneur, et c'avait été pour le blâmer par un bon mot de s'acharner sur le pauvre monde comme une araignée sur l'insecte pris dans sa toile. Ce soir, jamais Erwin ne s'était senti plus proche d'une malheureuse abeille prise dans la toile d'une cruelle araignée, mais il se serait bien gardé d'en blâmer Dieu. Il avait besoin de toute sa mansuétude, même s'il craignait que Celui-ci ait autres choses à faire que de l'écouter. Livaï avait peut-être raison, après tout. On pouvait prier, prier tant qu'on voulait, quand l'ennemi fait siège et se pique de ravager votre domaine, Dieu ne les empêchent pas d'incendier les champs, d'ouvrir le ventre des paysans et de répandre leurs tripes, de violer les femmes et d'imbiber la terre de sang.

Erwin, malgré tout, s'agenouilla sur le banc à coté de Livaï et joignit lui aussi les mains. Mais la présence inhabituelle de son homme d'arme à ses côtés le troublait. Livaï avait sans doute remarqué son arrivé, mais il ne tourna même pas son regard vers lui. Il avait les paupières baissées, mi-closes, il regardait le sol tandis que ses lèvres formaient silencieusement des mots. Que disait-il ? Impossible de le savoir, car il ne prononçait rien à voix haute malgré le mouvement de ses lèvres pâles. Il semblait prier, pourtant Erwin était intimement convaincu que son subordonné aurait été incapable, même sous la torture, de dire un simple Pater Noster. Livaï ne connaissait nulle prière, c'était un fait connu de tous et qui faisait scandale. Il devait inventer, probablement, dire les mots comme il les sentait venir, pour demander... Demander quoi ? Demander le pardon pour ses péchés ? Demander la miséricorde pour son âme immortelle ? Y croyait-il seulement ? Non, Livaï était plus terre-à-terre. Sans doute priait-il le Seigneur de lui accorder la force de faire face au lendemain, peut-être priait-il pour vivre encore un jour ou pour qu'encore un jour soit accordé à l'un de ses proches. Peut-être.

Erwin contemplait le profil de Livaï se découpant dans la lumière chaude de l'église, la lumière d'or diffusée par les petites flammes des grosses chandelles de cire et qui repoussait les ténèbres de la nuit. La lumière sculptait comme dans du marbre son profil, la courbe de son front, de son nez, de ses lèvres qui se mouvaient en silence. Ses cheveux corbeau retombaient sur ses tempes, et ses cils noirs sur ses pommettes pâles. Ses pupilles bleu d'acier d'ordinaire si dures se teintaient cette fois d'un regard plus las, et en même temps comme imprégné de l'aura sacrée qui émanait de l'église. On ne pouvait, d'ordinaire, qualifier Livaï de bel homme. Il avait une petite stature, et des traits peu communs loin du goût des dames de l'époque. Sans compter la dureté de son regard, et bien évidemment ses origines roturières qui lui interdisaient de simplement songer à l'amour courtois, si cela l'avait d'aventure intéressé. Mais à cet instant, dans cette église, les mains jointes et les yeux baissés, alors que la mort approchait, Erwin lui trouva une singulière beauté de saint. Il attendit, explorant du regard les traits tranchés de son homme de confiance, sans que celui-ci ne se presse d'achever. Au fond, Erwin préférait qu'il prenne son temps, qu'il repousse au plus tard le moment de parler, le moment où le charme se romprait et où la réalité les rattraperaient tous deux, un seigneur et un simple roturier tous deux piégés dans la même attente du jour qui verrait leur mort certaine.

Livaï acheva sa prière et se signa furtivement, avant de se tourner vers son seigneur. Il avait une étrange expression, comme un apaisement, la sérénité de celui qui va mourir et qui le sait, et qui accepte ce destin.

« Erwin.

- Je ne pensais pas te voir un jour prier, dit celui-ci.

- Il était peut-êt' temps pour moi d'avoir une conversation avec le Très-Haut.

- C'est l'approche de demain qui t'inspire un peu de foi ?

- Possible.

- J'ignorais que tu connaissais des prières.

- Dieu peut pas m'en vouloir si je tourne pas ça dans le plus beau langage, non ? J'parle pas latin, il me pardonnera bien si je dis ça comme j'le sens. »

Erwin esquissa un sourire devant la désinvolture de Livaï. Au fond, il avait sûrement un peu raison.

« Tu as mis du temps avant de Le reconnaître.

- Je crois... que j'étais un peu fâché avec lui. » Il passa sa main sur sa nuque, conscient le terrain de la religion sur lequel même lui restait prudent en présence de tiers restait ouvert avec Erwin. Celui-ci le laissa continuer, curieux d'enfin en apprendre plus sur la raison qui poussait Livaï à manquer de foi.

« Tu sais, quand j'étais gosse, j'dormais parfois dans les églises. J'me mettais là, derrière. » Il indiqua d'un mouvement vague de la main l'abside, derrière le chœur, et Erwin sentit quelque chose se contracter en lui comme toujours quand Livaï évoquait son enfance. Ils avaient eu des vies si différentes, tous deux, lui élevé dans la soie et les bonnes valeurs tandis que Livaï, dès son plus jeune âge, avait dû batailler pour survivre, confronté à la misère et à la mort. Cependant, le brun ne remarqua pas son malaise et continuait d'expliquer paisiblement :

« Les gens disaient que Dieu était la famille de ceux qui avaient pas de famille, que Dieu était le père des déshérités, que Dieu aidait les bons et punissaient les mauvais. Que la foi était la seule vraie richesse, et qu'elle serait récompensée dans l'au-delà. Mais ceux qui disaient ça, c'était ceux qui avaient pas à se soucier d'où ils allaient dormir ou de ce qu'ils allaient manger le soir. »

Il s'arrêta un moment, avant de continuer. Erwin savait cette manière de raconter propre à Livaï. Il ne savait pas organiser son propos, qui était souvent décousu et anarchique, guidé davantage par le ressenti que par la logique. Malgré cela, Erwin aimait écouter ce qu'il avait à dire, car sa franchise ne cédait rien à la menterie parfumée des biens-nés.

« Moi, je comprenais pas tout ça. Je voyais juste que Dieu nous avait laissé tomber, ma mère et moi, et qu'elle était morte alors qu'il aurait dû l'aider. Au début, j'pensais que c'était une erreur, qu'il avait pas eu le temps, et qu'il allait m'aider, moi. Rigole pas, j'étais qu'un gosse et l'époque. Et puis, le temps a passé, j'ai dû me débrouiller seul, et j'ai compris que personne me viendrait en aide, ni Dieu ni personne d'autre. J'ai commencé à faire des choses mal, en me disant que si Dieu avait des reproches à me faire, ça attendrait que je sois mort. J'ai préféré miser sur la réalité que sur le Paradis, parce que personne en est jamais revenu pour attester qu'il existe. Puisque Dieu m'avait trahi, je l'ai rej'té. J'ai cessé d'attendre quoi que ce soit des autres et j'ai pris ma vie en main. Peu importe si ça devait me conduire au gibet ou en Enfer ou je n'sais où.

- Qu'est ce qui t'as fait changer d'avis ? »

Livaï eut une sorte de rictus sur les lèvres, qui faisait presque un sourire. Un sourire cynique, en ce cas.

« Mieux vaut s'êt' rabiboché avec le Seigneur avant d'se présenter à lui, non ? »

L'ébauche de sourire disparut et Livaï redevint sérieux. Il détourna le regard et le posa sur la croix, fixant le Christ somptueusement sculpté, pâle et blessé, superbe d'agonie.

« En réalité, j'sais pas vraiment pourquoi je suis venu. Mais si Dieu est bel et bien, on raconte qu'il écoute ce qu'on peut confier à personne d'autres. Moi, je sais pas. Il l'a pas fait quand j'étais gosse, il a pas de raison de le faire plus maintenant. Mais qui sait, ça coûte rien de réessayer. »

Il se tut et s'abîma dans sa contemplation de la croix, sans dévotion, avec une curiosité grave d'homme qui cherche à comprendre une idée étrange et inconnue. Erwin, au fond de lui, sentait sa foi vaciller de si bien comprendre le scepticisme de Livaï à l'égard de la religion.

Un silence s'installa entre eux. Livaï finit par le briser de nouveau en lâchant brusquement, comme une fatalité, « C'est demain.

- Demain, » reprit Erwin en écho. La même idée leur traversait l'esprit, celle que le lendemain verrait sans nul doute leur mort.

« Et ton cousin, j'imagine qu'il pourra pas v'nir nous sauver la mise au dernier moment ? » demanda le brun avec une voix un peu aigre. Malgré La rigidité vertueuse du parent d'Erwin, Nile de Forteloy lui inspirait une profonde antipathie, qui avait le mérite d'être partagée. Le fait que Nile le désigne sous l'appellation de « bâtard de populace » n'avait sûrement jamais aidé à apaiser leurs rapports.

« Aucun des messagers que j'ai envoyés n'est revenu. Ils ont probablement été pris et tués par les barbares... Notre appel n'est sûrement jamais parvenu aux oreilles de Nile. Il ne faut pas compter sur son secours.

- Dire que c'est quand on a besoin de lui qu'il peut pas venir. J'crois bien que cette fois...

- Ce n'est pas la fin. Nous nous battrons. Nous ne laisserons pas ces barbares nous anéantir sans rien faire. »

Livaï leva les yeux vers son seigneur auréolé de lumière. Il avait cette lueur dans le regard qui lui était propre, cet air de détermination qui avait un étrange pouvoir sur les hommes, celui de les guider et de les entraîner à sa suite quels que soient les périls qu'ils encourraient. Cette lueur qui avait décidé Livaï à suivre celui qu'il avait voulu tuer.

Il s'en souvenait encore nettement malgré le temps qui avait passé depuis ce fameux jour où ils s'étaient rencontrés. Les temps étaient alors difficiles, du fait des conflits avec un fief voisin qui avait des prétentions sur le domaine de Clavancielle, ou quelques choses dans ce goût-là. Cela ne changeait pas beaucoup le quotidien de Livaï, finalement, en dehors des hausses de prix et de l'agitation qui régnait en ville, la sorte de crainte fiévreuse de voir l'adversaire arriver et tout mettre à sac. Lui, ça ne le concernait pas, il vivait comme il avait toujours vécu, au jour le jour, sans obéir à personne, son seul Dieu et son seul maître. Livaï était ce genre d'homme qui aurait préféré périr debout que s'agenouiller devant qui que ce soit. Dans l'effervescence de la ville, il avait repéré Erwin parmi tous les badauds. Il aurait été bien en peine de le rater, à vrai dire, avec sa grande taille, ces cheveux blonds et sa riche mise. Il avait une aura d'autorité naturelle qui avait exaspéré le roturier dès le premier regard. Mais un éclat d'or, surtout, avait accroché son regard. Un bijou qui paraissait d'une grande valeur fixait sa cape à l'épaule. Livaï avait jeté son dévolu dessus. Il voulait voler cet objet. Pas tant pour l'argent qu'il devait représenter, même si cela lui assurerait sans doute une vie confortable pour tant de temps qu'il n'osait seulement l'imaginer, mais aussi et surtout pour le vol en lui-même, pour le plaisir de ramener au rang d'homme ce grand seigneur qui devait se croire intouchable. Il avait suivi à distance cet homme qui se promenait dans la foule, discret comme une ombre, attendant le bon moment pour saisir le bijou. Il était certain d'en être capable. Il était passé maître dans l'art du vol, capable même de décrocher une bague au doigt d'un badaud en frôlant sa main, exploit dont peu étaient capables. S'il avait peu à peu diminué son activité de tire-laine au profit du pillage des marchands qui passaient dans le Bois-au-Loup, une forêt toute proche, avec une petite bande de criminels qu'il avait constituée - activité plus dangereuses qui les mènerait sans doute à la corde un jour ou l'autre mais qui avait la vertu d'être beaucoup plus lucrative - il ne s'empêchait pas de rapiner encore de temps en temps, histoire de ne pas perdre ses bons réflexes. Il s'était rapproché furtivement, comme il savait si bien le faire, avec cet art qu'il connaissait de garder l'air naturel tout en disparaissant dans la foule, en perdant toute consistance, à tel point que le regard glissait sur lui sans qu'on le voie. Les gens qu'il avait rencontrés, des voleurs comme lui, admiraient sa technique. S'ils le suivaient des yeux pour savoir comment il faisait, pour apprendre ses tours, à l'instant où ils le perdaient de vue, c'était fini, ils ne le retrouvaient pas. Il s'était littéralement fondu dans le flot mouvant des passants, devenant tout le monde et personne à la fois, impossible à déceler jusqu'à l'instant où par derrière, il donnait une tape nonchalante sur l'épaule du voleur qui avait tenté de mettre à jour sa technique, la bourse de l'indiscret qui se balançait dans sa main, avec un léger sourire narquois. Enfin, ça, c'étaient les rares fois où il se sentait d'humeur complaisante. Autrement, il n'annonçait pas sa présence et repartait, escarcelle en main, tandis que l'indiscret scrutait encore la foule à la recherche du mystérieusement talentueux jeune homme à la chevelure corbeau.

Il était sûr de ses capacités. Il savait qu'il pouvait le faire, et pourtant, il sentait ses bras se raidir un peu en se rapprochant. « C'est stupide », pensait-il. « Tu es en train de commettre l'un des actes les plus stupides de ton existence », lui répétait la voix de la raison dans sa tête. Mais c'était justement ça qui le grisait. Si on le prenait, il serait exécuté, il n'y avait pas le moindre doute là-dessus. Et pourtant, il ressentait subitement un inexplicable et compulsif besoin de sentir sa vie se jouer sur un fil. Il avait toute sa vie joué les équilibristes, dans un univers où la chute ne pardonnait pas. Cette fois, le fil passait au-dessus du gouffre et le menait, s'il parvenait de l'autre côté, au paradis. Il se rapprocha encore. C'était bête, décidément, de se tendre ainsi alors qu'il avait tant de fois, et souvent dans des conditions bien moins favorable, joué le même jeu. C'était bête de considérer ce vol en particulier avec une telle importance. Et puis, quoi ! Au pire, il s'enfuirait, il connaissait la ville mieux que personne, et les bois aussi. Il se cacherait quelques temps dans la forêt, dans une grotte où lui et ses compagnons de sac et de corde avaient coutume d'entasser leurs butins, puis il partirait pour ailleurs, il ne savait pas trop où, Paris peut-être, un ailleurs où l'herbe serait plus verte et la vie plus facile.

Il était maintenant juste dans le dos du seigneur, et avançait tête baissée de l'air de quelqu'un perdu dans ses pensées. Une main dans sa poche. En réalité, il évaluait la distance qui le séparait de la broche. Encore un peu et il pourrait la prendre. La différence de taille entre lui et l'inconnu compliquerait sans doute un peu les choses, mais il y parviendrait. Il y parvenait toujours. Il tourna un peu la tête et il sentit son cœur s'accélérer. Un instant, il songea à repartir comme il était venu, mains vides. La broche sublime était aux armes des Smith de Clavancielle, les maîtres du domaine sur lequel il vivait depuis toujours. Peu de fioriture, un luxe sobre, une grosse émeraude verte et ronde sous laquelle s'ouvrageaient deux ailes d'or magnifiques. Les sommes que devaient valoir ce bijou étaient telles qu'elle se perdaient dans sa tête, dans le flot de ses calculs plus habitués à manier les liards et les sols qu'à compter les écus d'or. Il fit aussitôt cesser le brassage de l'argent dans sa tête. Ce n'était pas ce qui comptait pour l'instant. Ni même le fait qu'il devrait partir loin pour pouvoir vendre la broche, sortir du fief de Clavancielle, où partout on reconnaîtrait les armes du seigneur. Non, ce qui comptait, c'était de faire taire toute hésitation et de passer à l'acte. Il étendit son bras, avec une fluidité naturelle, chercha avec une légèreté hors du commun l'attache de la broche pour la détacher. Il la trouva, une pression de ses doigts longs et fins de voleur la fit libéra et elle tomba dans sa main. Il tenait entre encore entre le bout de deux doigts la cape du seigneur, et la lâcha très lentement afin qu'il ne sente pas l'absence du poids sur sa clavicule. Il avait pris toutes ses précautions. Il recula de quelque pas en glissant la broche dans son escarcelle, quand le seigneur se tourna vers lui de manière totalement impromptue pour demander « Excusez-moi, mon brave, sauriez-vous... »

Ce fut probablement l'expression de Livaï qui le trahit. Cette fugace panique qui passa sur son visage, et qui amena l'homme à le regarder plus en détail. Il le déshabilla du regard, de haut en bas, avec plus de curiosité que de méfiance. Puis il sembla comprendre, passa machinalement sa main à son épaule sans que la broche n'y arrête ses doigts. Ce fut au moment où la surprise passa fugacement sur les traits du grand blond que le charme qui maintenait Livaï immobile se rompit et qu'il se mit à courir.

« Mordieu, c'est impossible ! » pensa-t-il en se mordant les lèvres, pour ne pas laisser échapper un cri de fureur. Il filait à toute allure, sans cesser de tourner et de retourner dans sa tête la scène, cherchant en vain son erreur. Tout c'était déroulé parfaitement, tout ! Il avait simplement... Rien, en fait. Il n'avait commis aucune maladresse, seul le hasard, ou Dieu peut-être, qui s'escrimait à lui mettre des bâtons dans les roues, avait pu inspirer au chaland de se tourner vers lui. Etonnamment, on n'avait pas donné l'alerte. Il s'était attendu à entendre crier avec rage « Au voleur ! » dans son dos, mais rien de tel n'était arrivé. La populace lui jetait quelques regards étonnés en le voyant passer, mais pas un ne tenta de l'arrêter. Il descendit les rues tortueuses, vira à gauche, à droite, revenant sur ses pas pour perdre d'éventuels poursuivants, et finit par ralentir le pas tandis que les battements de son cœur eux aussi décroissaient. Il fallait quitter la ville, vite. Partir avant qu'on ne lui donne la chasse. Plus qu'un simple bijou, c'était tout un symbole qu'il avait entre les mains, celui de la gloire de la maison Smith. On tenterait tout pour attraper et punir le coupable de l'outrage.

Il commençait à s'orienter vers l'extérieur de la cité, avançant avec rapidité. S'il parvenait à temps aux fortifications, on n'aurait pas encore donné l'alerte du vol, on ne le fouillerait pas et il pourrait partir sauf. Soudain, il entendit un pas précipité derrière lui. Il se retourna brusquement. Le seigneur blond l'avait, il ne savait comment, retrouvé. Il se remit à courir, avec une foulée souple et mesurée qui lui permettait de garder son souffle et d'éviter tout effort inutile, et tourna à sa gauche, dans une ruelle obscure qui finissait en cul-de-sac. Comme si cela allait l'arrêter. Il sauta lestement sur une caisse entreposée dans un coin, s'accrocha d'une main à la lanterne murale dont la fixation au mur se descellait dangereusement et prit son élan pour se propulser en avant. Il se réceptionna avec adresse en haut d'un haut mur et regarda en contrebas la rue où le fixait le seigneur, une mystérieuse expression sur le visage. Il ne prit pas le temps de s'attarder et se remit en marche, plusieurs mètres au-dessus du sol. Il arriva au bout de la section praticable, au-delà s'étendait les toits. Il se retourna et jura en voyant le blond qui venait de se hisser à sa suite, avec plus de peine, et qui avançait en tentant de garder son équilibre. Il retira ses chaussures pour avoir meilleur prise sur les toits pentus, et se coula avec une fluidité de démon sur l'arrête de toit, sans regarder ou même se préoccuper de ce qu'il y avait en bas, habitué depuis l'enfance et défier les lois de la nature à tel point que la chute ne semblait avoir aucune prise sur lui. Le démon blond le talonnait, cependant. C'était aussi incroyable que frustrant. Livaï ne tolérait pas qu'un péteux élevé dans la soie toute sa vie pût seulement approcher sa maîtrise dans l'art de la fuite, qu'il avait appris avec sa sueur, son sang et ses os brisés.

La main du blond lui saisit le bras et l'emprisonna avec une poigne de fer. Livaï se dégagea brusquement, mais le mouvement le déséquilibra. Il roula le long de la pente inclinée du toit, faillit tomber, se récupéra au dernier moment et se jeta volontairement dans le vide avec un mouvement calculé. Il se rattrapa d'une main à la plaque d'échoppe qui coiffait la façade d'une taverne, et avec une agilité féline se glissa de nouveau sur le toit suivant. Du Diable si le blond parvenait à l'y suivre ! Et pourtant, reprenant sa course, il lui sembla apercevoir le seigneur tenter d'adopter la même voie des airs que lui. Pourquoi, mais pourquoi ce diable s'obstinait-il à vouloir le prendre lui-même, au lieu d'appeler ses sergents ? Il avait continué à bondir de toits en toits, le démon sur ses talons, il avait grimpé le clocher de l'église, s'était laissé glisser à l'intérieur, le long de la corde de la cloche, sans écouter les protestations de ses mains qui le brûlaient douloureusement, sans toutefois parvenir à semer son poursuivant. En sortant de l'église par l'arrière, il avait cru être parvenu à s'en défaire, mais contrairement à ses attentes le blond ne l'avait pas perdu de vue et au moment où Livaï sortait dans la rue, il atterrit en face de lui après être descendu le long de la façade dont les ornements facilitaient les prises. Il lui barrait la route. Livaï tenta de passer en force, le hardi seigneur tira du fourreau un long glaive, presque une épée. Livaï sans se démonter fit jaillir dans sa main une lame, minuscule en comparaison, un poignard mieux fait pour découper la viande que pour trancher des cols, ce qui n'avait pas empêché le bandit de lui offrir une reconversion en la matière. Il se jeta en avant, abandonnant toute idée de ne pas aggraver son crime en tuant le seigneur, par un primitif instinct de survie. Le blond dévia du plat de son glaive le couteau de Livaï, ce qui ne l'empêcha pas de se lancer à nouveau, de biais, et cette fois-ci il frôla l'épaule, laissant à peine une marque rouge dans la chair révélée sous la déchirure du tissu. Le prochain coup serait bon. Les yeux rouges de fureur, il oubliait même son but premier de s'enfuir, tout à la rage que lui inspirait le seigneur du domaine sur lequel il avait passé sa vie à tenter de s'en sortir et si mal réussi. Des tintements métalliques accompagnaient les lames qui se paraient l'une l'autre férocement, tandis que le petit couteau menait avec une ivresse vengeresse le combat de David contre Goliath. Enfin, alors qu'il était sur le point de pourfendre le seigneur, un importun surgit dans la ruelle, épée au poing. Le grand blond lui jeta un bref regard où passa un éclair de satisfaction, et recula de deux pas, tandis que Livaï avait un mouvement désespéré. Le nouvel homme s'approcha avec une vitesse stupéfiante, Livaï leva une nouvelle fois le poignard, près à parer, et la vibration du coup se répercuta dans tous ses membres. Il tenait bon, sa lame tordue contre l'acier de l'épée qui poussait vers lui pour le fendre en deux. Les deux hommes restèrent une poignée de secondes ainsi, chacun forçant pour se débarrasser de l'autre, quand le Smith intervint. « Tu ne vois pas que tu as perdu le combat ? Jette ta lame, et tu pourras espérer un sort clément. »

Livaï hésita, une seconde ou deux encore. Qu'allait-il se passer, maintenant ? Pas sûr qu'on se contente de le pendre après avoir tenté de tuer le sire de Clavancielle. S'il voulait encore sauver les meubles et s'épargner des heures de supplices sur un chevalet de torture, il avait plutôt intérêt à se montrer docile. Il jeta son poignard par terre, et un regard noir en direction de l'individu.

Le nouvel arrivant, un autre grand blond portant une fine moustache, passa derrière lui pour lui lier les mains dans son dos. Puis, il abattit ses grandes mains sur les épaules du voleur, et le força à se mettre à genoux. Livaï résista furieusement sous la pression, ulcéré à l'idée que quiconque pût le forcer à s'incliner, mais ses jambes finirent par ployer, moins solides après l'effort intense et continu qu'il avait fourni pour échapper à son poursuivant. Ses articulations heurtèrent violemment le pavé, tandis que sa bouche se remplissait de l'insupportable goût de l'humiliation. Pendant ce temps, les deux blonds échangeaient quelques mots.

« Une heureuse fortune que tu sois parvenu à nous retrouver, Mike. J'aurais eu du mal sans toi à capturer cet individu.

- Tu ne t'en es pas trop mal sorti tout de même, Erwin. Je vous ai vu filer, ce maraud et toi, j'ai immédiatement compris que mon renfort pourrait être nécessaire. Une chance que j'aie eu mon épée !

- Quoiqu'il en soit, il faudrait peut-être commencer par reprendre mon bien. »

Le dénommé Mike approuva, et se retourna vers le voleur. Il passa sa main dans son escarcelle et en tira le bijou. Tous ces efforts, tous ces risques pris, tout cela pour voir l'objet qui avait été sur le point de lui ouvrir les portes d'une vie meilleure retourner sur l'épaule du seigneur Smith. Le concerné, justement, s'avança vers lui avec calme. Il devait sentir sa domination, sa puissance. Cette simple idée accentua encore la colère de Livaï.

« Pour une canaille de bas-quartier, tu es impressionnant, fit-il remarquer à son prisonnier d'un ton égal. Ta vitesse et ton agilité sont peu communes, et tu as été capable de tenir tête avec un simple couteau à Mike, l'un des meilleurs chevaliers qu'on ait vu à dix lieues à la ronde. »

Il marqua une pause, mais Livaï, décidé à garder les dents serrées, ne fit que lui lancer un nouveau regard noir.

« Quel est ton nom ? » reprit le seigneur. Livaï garda les yeux rivés sur lui, obstinément. Ceux de Smith refusaient de se détourner, le toisait avec une impartialité de juge, des yeux d'un bleu limpide. Regard de ciel contre regard d'acier.

Livaï avait cependant de bonnes raisons de ne pas vouloir dire son nom. On ne connaissait pas son visage, en revanche, son nom était familier dans la ville, Livaï le chef de la bande de détrousseurs qui attaquaient les marchands au sortir du Bois-au-Loup, un nom qui alimentait d'autant plus les légendes que personne ne savait au juste à qui il se rattachait.

« Si tu t'obstines à garder le silence, je n'aurais d'autre choix que de t'arracher ton nom de force », prévint le seigneur d'un ton presque attristé.

N'obtenant toujours aucune réponse, le seigneur haussa les épaules d'un air résigné. « Ta force de volonté est tout à ton honneur, cependant... » Il fit un signe de tête au chevalier, Mike. Celui-ci empoigna Livaï par les cheveux et lui frappa la tête contre le pavé sale et boueux. La vision du voleur se brouilla un instant, tandis que dégoût, haine et humiliation se battaient dans son crâne pour être prendre le dessus sur les deux autres. Mike le redressa et il cracha pour se débarrasser de l'eau boueuse qui avait envahi sa bouche.

« Toujours pas ? demanda le Smith ? Si tu t'entêtes à ce point, je ne peux rien faire pour toi. Tu devrais éviter de confondre honneur et orgueil, quand tu peux t'éviter une pendaison. »

Cela frappa Livaï plus que tout autre méthode de persuasion. Il était convaincu qu'il n'avait plus grand-chose à perdre, pourtant... On lui parlait d'éviter la potence. Il avait beau détester perdre la face, ça ne le mènerait nulle part de s'obstiner. Il laissa filer entre ses dents, d'un air de rancune : « Livaï. »

Mike et le Smith échangèrent un regard. Ils avaient immédiatement pensé au fameux Livaï qui terrifiait les marchands itinérants depuis plusieurs années. Peut-être le seigneur regrettait-il d'avoir promis à demi-mots une indulgence en échange de la coopération du voleur. Mais il ne comptait visiblement pas revenir sur sa parole. Au contraire, il fit quelque chose qui laissa le brun stupéfait. Il se baissa pour mettre leurs visages au même niveau et le regarda dans les yeux.

« Très bien, Livaï... En d'autres temps, tes crimes t'auraient sans nul doute conduit au gibet sans espoir de salut. Mais en cette époque troublée, il se trouve que j'ai besoin d'un homme talentueux et prêt à tout. Un homme qui ne craint pas la mort. »

Livaï l'écoutait, fasciné par ce froid regard bleu qui malgré leur différence de vertu et de naissance ne contenait aucun mépris, aucune supériorité à son égard.

« Tu n'ignores pas la guerre que Clavancielle mène contre le duc de Rauveloff, qui convoite nos terres et nos villes. J'ai besoin d'un agent, un homme que je guiderais comme un prolongement de moi-même et qui effectuerait tout ce que moi, je ne peux faire. Or, je ne peux faire confier cette tâche à aucun de mes hommes. Premièrement, parce que je veux garder parmi les défenseurs du domaine ceux en qui j'ai le plus confiance, deuxièmement, même en dehors du risque de passer à l'ennemi, le plus dévoué des chevaliers pourrait sous la torture révéler les secrets de notre défense. Toi, tu as l'audace, mais aussi l'ignorance des secrets, que je recherche. Si tu acceptes d'accomplir les missions que je te donnerai, je fermerai les yeux sur tous les crimes que tu as commis jusqu'à présent. »

Livaï ouvrit la bouche, comme pour dire quelque chose, mais s'abstint au dernier moment et la referma. Erwin se redressa, rompant l'équilibre qui les avaient tous deux liés un instant, et le regarda avec une certaine hauteur en achevant « Evidemment, si tu refuses, la corde est toute préparée pour toi. Ce serait regrettable qu'un homme de ton talent finisse en pâture aux charognards. »

Livaï n'avait pas le choix. Mourir lui était totalement exclu, pas tant qu'il pouvait se soustraire au destin, à Dieu, qui semblait vouloir lui faire arpenter les voies les plus dangereuses avec cet air mauvais d'un enfant jouant avec la fourmi. C'était un combat qu'il menait depuis sa naissance contre ce Dieu mauvais que tous adoraient et qui riait dans l'ombre de ses serviteurs. Alors, avec une souveraine arrogance, il redressa la tête et lâcha « Très bien, j'te ferai l'honneur de mon aide. »

Il ne prêta même pas attention à la mine outrée du chevalier Mike en se redressant, mains toujours liées dans le dos. Simplement, quand il passa à côté du seigneur Smith, il glissa tout bas de sorte que seul le blond entende, d'un ton féroce et venimeux : « Quand tu seras dans l'Au-Delà, retourne-toi vers le monde des vivants, c'est moi que tu verras juste au-dessus de toi. »

Une menace à peine voilée, une audace folle face à cet homme qui d'un geste pouvait décider de sa vie ou de sa mort.

Erwin Smith de Clavancielle sourit.

Livaï se souvenait plus ou moins de ce qui s'était passé ensuite. Comment il avait rejoint les mercenaires de Rauveloff. Toutes les ruses déployées pour rejoindre à l'extérieur les émissaires d'Erwin, de nuit, pour recevoir ses directives. Ses efforts désespérés pour prévenir Clavancielle des dates de l'assaut. Les risques pris, innombrables. Comment il avait presque fini par croire en cette cause perdue qu'on l'avait forcé à défendre. Comment, alors que personne ne l'attendait de lui, il s'était battu dans la mêlée qui avait opposé l'ost des Smith à celle de Rauveloff, sous l'orage rugissant. Comment il avait vu Erwin haranguer ses chevaliers, comment il avait plongé dans la bataille le premier, fier sur son destrier blanc. Comment, au milieu des cadavres, la tempe ensanglantée, les yeux rouges d'un vieux reste de haine, il avait tenté de tuer Erwin, loin du regard des hommes et sous celui de Dieu. Comment, arrêtant de la main sa dague, celui-ci lui avait parlé comme personne alors ne l'avait jamais fait, avec une force et une conviction inébranlable. Comment il l'avait subjugué, par ses mots tellement pénétrants et qui sonnaient si vrais, qui lui demandaient s'il voulait vraiment gâcher sa vie dans la rancune et le remord, l'engageant à choisir la voie de l'avenir, bâtissant devant lui un futur où, enfin, il se sentirait entier, où il n'aurait plus l'impression d'être de trop dans ce monde. Cette sensation qu'il avait eue à ce moment-là, Livaï ne l'oublierait jamais de sa vie. Cette sensation qu'on brisait les chaînes qui l'attachaient à son ancienne vie, qu'on détruisait en lui toute la rancœur, la haine que la misère avait plantée au plus profond de son être, l'impression qu'on le lavait de ce marasme où il se noyait depuis tant d'années qu'il en avait perdu le compte, qu'on lui ouvrait l'horizon et qu'on lui proposait sous le ciel clair, lavé par l'orage, de naître à nouveau, meilleur. La vie lui offrait une seconde chance, pour la toute première fois. Et ce n'était pas Dieu qui lui tendait la main qu'il avait attendu toute son enfance, avant de devenir cynique et désillusionné. C'était Erwin Smith.

Machinalement, il avait lâché sa lame, il avait levé les yeux au-dessus de lui pour voir le ciel qui les baignait de lumière, et il avait accepté. Cette seconde chance. Cette autre vie. Il avait enterré derrière lui sa vieille promesse, qui jamais ne devait plus ressurgir entre eux.

Une main se posa sur son épaule.

« Livaï ? »

Il se retourna, Erwin le regardait.

« C'est rien, j'étais perdu dans mes pensées.

- Je comprends. Je suppose que nous serons nombreux à ressasser, ce soir... A revoir ce que nous avons accompli et ce qu'il nous reste à accomplir. »

Livaï regarda ses mains d'un air songeur. « Qu'est-ce qu'il me reste à accomplir, à moi ? » pensa-t-il. Il ne savait pas. Il ne savait même pas vraiment ce qu'il était venu demander à Dieu, ce soir-là, lui qui avait été toute sa vie plus ou moins incroyant. Pas la victoire, sans doute. La vie était un combat qui ne pouvait se solder que par une défaite, la mort. Alors quoi ? Peut-être du temps.

Juste encore un peu de temps.

C'était bête, tellement bête, comme tout lui revenait comme ça, par vague, à la veille de sa mort, toutes ces bribes de ce qu'il y avait eu entre eux après ce jour où l'orage avait laissé place à un soleil étincelant. Tout ce temps passé côte à côte. Il était devenu l'ombre d'Erwin, toujours quelque part dans le sillage du grand blond. Il avait commencé à habiter dans une petite chambre au château, il ne savait plus trop quand, à prendre part au repas donné par le seigneur, l'accompagner à la chasse, dans ses déplacements... Ils avaient peu à peu noué une relation étroite, hors de toutes normes sociales du siècle, liés par quelque chose qui leur était propre et qui leur appartenait. Une relation étrange, à peu près aussi étrange que les deux hommes qu'elle unissait.

Livaï avait eu au début, vis-à-vis du seigneur, comme un reste de méfiance, mêlé même d'impression superstitieuses. Mais Erwin lui avait laissé le temps, ne l'avait pas poussé à s'ouvrir tout de suite, acceptant son silence et ses regards en biais comme des évidences. Et peu à peu, le temps avait démêlé les derniers nœuds qui peut-être maintenait encore Livaï dans sa méfiance du seigneur, et naturellement, ils étaient devenus plus proches qu'avec n'importe qui d'autres. Ils pouvaient savoir l'avis de l'autre par un simple regard, n'avaient même pas besoin de parler pour se sentir bien ensemble, dans la certitude qu'ils avaient été faits pour se connaître, se rencontrer.

« Au moins, si tu meures, tu pourras avoir une page à ton nom dans ton hageographie, reprit Livaï sur un ton pince-sans-rire.

- Mon hagiographie, corrigea Erwin.

- C'est pas ce que j'ai dit ?

- Ce n'est pas ce que j'ai entendu, répondit Erwin d'un ton amusé.

- Ah.

- De toutes façons, ça ne fonctionne pas ainsi. Il faut être un saint pour cela.

- Et pourquoi tu pourrais pas en être un ? »

Erwin eut un petit rire. L'ignorance de Livaï sur certaines choses, proche du paganisme, lui donnait une fraîcheur singulière qu'il ne se serait jamais entendu à apprécier autant. Livaï lui avait fait aimer beaucoup de choses qu'il n'aurait jamais pu estimer, d'ailleurs. Même son accent populacier et ses expressions vulgaires sonnaient désormais aux oreilles d'Erwin comme les mots vrais, l'accent de la sincérité, là où il avait jadis commis l'erreur d'y voir un langage grossier, inférieur par son manque d'éducation.

« Seuls les saints ont leurs vies contées dans ce recueil. Et pour être saint, il faut avoir vécu au service de Dieu ou être mort pour lui, expliqua Erwin.

- Mmm... fit Livaï, peu convaincu. J'pensais qu'après ta mort, ta vie deviendrait un roman et resterait dans les mémoires aussi longtemps qu'il y aurait des hommes. »

Curieusement, Erwin se sentit touché par ce commentaire jeté négligemment, sans cérémonie. Encore une fois, avec toute la sincérité propre à Livaï.

Il savait que son ami éprouvait une sorte de fascination bizarre pour l'hagiographie familiale, mais sûrement pas qu'il le pensait digne de figurer au côté des apôtres dont les noms descendraient le fil de l'Histoire encore bien après que les noms des plus puissants de leur siècle aient quitté les mémoires à jamais.

Erwin se souvenait encore du contexte dans lequel il avait fait découvrir le livre à Livaï. Il avait, auparavant, toujours conservé précieusement, presque jalousement, ce manuscrit qui était un trésor de la famille Smith depuis des générations, richement ornementé, et qui valait à lui seul plus que tout ce qu'un paysan pouvait amasser d'or dans toute sa vie. C'était déjà un moment après l'arrivée de Livaï au château, mais alors qu'on interrogeait encore la présence du jeune homme comme un manquement aux convenances. On plaisantait alors beaucoup dans son dos le mépris de la vertu du brun, son manque de foi, sa vie qu'on racontait dissolue et pleine de zones d'ombre dont on comblait l'ignorance par des récits effrayants. Seulement, s'il était un point qui suscitait encore plus la curiosité de tout l'entourage du seigneur, c'était bel et bien les amours du roturier. Il n'avait pas de femme, évidemment. Mais malgré l'acharnement des courtisans à lui découvrir une maîtresse, aucune n'avait été mise à jour. Il ne restait plus qu'une alternative, et on l'avait filé sans répit pour le prendre en flagrant délit, mais plusieurs semaines avaient démontré l'improbable vérité : sans maîtresse et sans femme, Livaï ne fréquentait même pas les bordels. Celui dont on raillait la morale était d'une abstinence absolue. Voilà de quoi faire jaser. Livaï, au milieu du tourbillon de rumeur dont sa personne était entourée, ne se préoccupait nullement de répondre aux interrogations des uns et des autres. Seulement, quand Erwin, dont la curiosité avait malgré lui été aiguillonnée par cet incessant flot de rumeur, avait fini par questionner Livaï sur le sujet. Celui-ci, à demi-mot, avait répondu quelque chose de peu de clarté, à propos de sa mère. Erwin, pour la toute première fois, avait vu passer dans les yeux durs de Livaï un éclair de tristesse, dissipé presque aussitôt, et la vision de cette blessure intérieure lui rappela confusément que Livaï n'était qu'un homme, malgré l'armure de cynisme et de dureté dans laquelle il se protégeait. Il n'avait alors rien ajouté, dans la crainte de raviver la blessure en pressant le doigt dessus. Quelques jours ou une semaine plus tard, Erwin avait fait venir Livaï, et, à la lueur d'une chandelle, dans l'intimité de sa chambre, avait tiré sa précieuse hagiographie qu'il avait posé sur le bureau. Livaï, comme la plupart des gens du commun, ne savait pas lire, mais il avait ouvert des grands yeux d'enfants devant les miniatures superbement détaillées, les enluminures dorées finement, détaillant un à un les visages des saints auréolés d'or, au sang pourpre ruisselant en flot majestueux. Alors Erwin lui avait détaillé les icônes, lui avait raconté une à une les vies des êtres extraordinaires dont les visages étaient figés sur le parchemin ocre dans des expressions sages, faces tournées vers le ciel avec une dévotion absolue, d'abord celle du Christ, puis celles des apôtres, puis celles des saints. Alors il avait désigné à son ami fasciné par ces récits Sainte Madeleine, une prostituée qui avait racheté son pardon par la religion. Livaï avait longuement regardé l'illustration de la femme aux yeux fermés, aux longs cheveux noirs, et, avec une délicatesse respectueuse, avait effleuré du bout du doigt l'illustration comme s'il voulait éveiller cette femme qui dormait sur le vélin. Erwin se souvint qu'il avait dit à mi-voix : « Elle priait souvent. » Erwin s'était demandé si cet homme qui rejetait la croyance en le Paradis pour lui-même espérait que sa mère l'aie finalement trouvé, elle. Mais, s'il y avait une chose dont Erwin était sûr, c'est que Dieu était bon, et qu'il accepterait en son royaume cette femme quelle qu'est pu être sa profession, si elle s'était montrée vertueuse de cœur. Après cette nuit, Livaï était revenu, à un rythme irrégulier, pour écouter la suite des histoires. Lorsqu'Erwin les eut toutes lues, toutes, l'habitude ne se perdit pas, ils continuèrent de se voir la nuit, pour discuter ou pour que Livaï écoute la lecture d'autres livres. Il n'en avait jamais fait part, mais il aimait le moment où son ami prenait une légère inspiration avant de commencer la lecture, d'une voix lente et grave, il aimait se perdre dans le calme écoulement des mots, des histoires, des grandeurs passées, des contes, il aimait voir défiler les mots autour de la chandelle, et regarder les illustrations aux couleurs profondes sur le parchemin jauni. Il aurait pu rester ainsi éveillé toute la nuit, à écouter la voix d'Erwin, et peut-être le sommeil aurait-il finit par fermer ses paupières dans l'atmosphère sereine de la chambre du seigneur.

Livaï avait un sommeil perturbé, pourtant, Erwin le savait. Il ne le voyait pas seulement à ses cernes imposants qui tranchaient sur sa peau pâle, mais aussi à l'étrange habitude qu'avait ce dernier de se relever, presque toutes les nuits, pour se promener dans le silence du château. Erwin ne s'en était pas aperçu tout de suite, et il avait eu une peur bleue quand, une fois, décidé à trouver la source des légers bruits qui passaient devant sa porte, pensant à un chat, il s'était un jour trouvé nez-à-nez avec l'homme effectuant son tour nocturne, une chandelle à la main, pareil à un fantôme morne à la face pâle et songeuse. Puis Erwin s'était habitué, connaissait l'heure de son passage, reconnaissait le pas très léger, et s'imaginait en s'endormant les pieds de Livaï effleurant à peine le sol en passant, de sa démarche souple et naturelle de voleur. Quelques fois, au beau milieu de la nuit, Erwin lui-même se relevait, pour monter aux créneaux, où il trouvait alors Livaï accoudé, silencieux, sans un frisson malgré le froid nocturne, le regard tourné vers le Bois-au-Loup, tout aux rêves de son ancienne vie. D'autres fois, plus rare, il regardait dans une autre direction, vers l'horizon diffus, sans savoir ce qu'il y cherchait vraiment, avec l'intuition qu'au loin là-bas se trouvait Paris, où il avait jadis imaginé partir pour y fonder une autre vie. Il entendait Erwin arriver, sans doute, ne tressaillait jamais de surprise, ne disait rien, ne se détournant même pas de sa contemplation silencieuse. Alors Erwin s'accoudait à son tour aux créneaux, sans un mot, laissant le vent dépeigner ses cheveux blonds, et songeait à ce à quoi pouvait songer son ami. Ils restaient alors tous deux, immobiles, silencieux, à la fois séparés et réunis par le silence. Parfois, cela ne durait pas, Livaï remettait ses mains gelées dans ses poches et redescendait sans bruit à l'intérieur, d'autres fois ils restaient ainsi côte à côte jusqu'à l'aube, tandis que pâlissait le domaine qui constituait à eux deux toute leur vie. Jamais, jamais une seule parole, ni même un seul regard, n'avait troublé leur muette rêverie. Une fois seulement, Erwin avait eu un sursaut au cœur, une étrange impression à la fois familière et inconnue. Cette fois-là, alors que l'horizon blanchissait la campagne, dans une clarté pâle de matin d'avril, Livaï, sans raison, avait sauté sur un merlon, et s'était tenu debout, là, les bras légèrement écartés, comme un oiseau sur le point de s'envoler. Erwin avait eu peur, un instant, il avait senti son cœur s'emballer à la pensée que Livaï tombe, pire, se laisse tomber. Mais alors il avait levé les yeux et aperçut son regard, ses yeux qui s'ouvraient pour tout embrasser d'une même vision, ses yeux qu'un reflet de ciel rendaient plus purs et plus bleus qu'il ne les avait jamais vus. Alors Erwin avait confusément réalisé à quel point Livaï lui était cher, avec cet air si particulier que lui seul avait, ses petites manies étranges, son attitude d'ombre fidèle et sa présence d'oiseau posé là par hasard et qui à tout moment peut reprendre son vol, son regard glacial qui, parfois, se teintait d'une tendresse mélancolique, ou se perdait, rêveur, quand il contemplait en lui-même des paysages ignorés de tous hormis de lui seul.

Tous ces souvenirs. Tout ce temps. Pourquoi choisissait-il la veille de leur mort à tous pour remonter à la surface ? Pourquoi ne pouvaient-ils vivre encore un peu ? Même Livaï, qui avait toujours vu l'existence comme une punition infligée par un Dieu cruel, se trouvait ce soir-là atteint d'une fureur de vivre sauvage et irraisonnée, et son esprit se rebellait soudain à l'idée de sa mort prochaine.

« Inutile de te demander si on peut se servir du souterrain, j'suppose. Tu y as déjà pensé. »

Le souterrain était un passage secret, à moitié écroulé, que Livaï avait découvert au cours de l'une de ses marches nocturnes. Mais Erwin secoua négativement la tête.

« Il est impossible d'évacuer la population réfugiée par-là, si c'est ce à quoi tu penses. C'est trop dangereux, le passage risquerait de s'écrouler et de tous nous ensevelir vivant. Et quand bien même nous parviendrions à sortir, il débouche bien trop proche des campements ennemis. Un groupe serait immédiatement repéré. »

Livaï soupira d'un air résigné, sans déception. Il savait que si une issue s'était trouvée, Erwin l'aurait exploitée bien avant.

Le blond lâcha soudain, d'un ton grave, les mots qu'il avait longuement hésité à prononcer.

« Tu peux partir, tu sais. Par le souterrain. Tu pourrais passez les lignes ennemies, tu en serais capable... Tu es le seul ici que rien ne retient. Si tu veux vivre, va-t'en, je ne t'en voudrai jamais. »

Livaï réagit à la proposition avec un emportement de colère soudain qui ne lui ressemblait pas. Il tourna ses yeux vers Erwin, ses yeux qui avaient des éclats de braises incandescentes, et il s'écria : « Qu'est-ce que tu racontes ?! Tu voudrais que je fuie ? Que j'vous laisse tous vous faire écharper et reprendre ma vie ailleurs, comme si rien n's'était passé ? Comme si toutes ces années avaient jamais existé ? C'est toi qui m'a foutu dans ce merdier, le jour où tu m'as convaincu de te suivre, et maintenant tu voudrais faire de moi un lâche en plus de c'que j'suis déjà ? Tu proposerais à Mike ou à Hansi de partir ?

- Mike et Hansi sont mes vassaux, l'hommage les lie à moi. Toi, en revanche...

- Parce que j'ai pas juré, je te s'rais pas fidèle ?! Je m'en fous, de tout ça ! Je peux prêter serment sur le champ, si c'est de ça dont t'as besoin, je suis à tes côtés et j'y resterais jusqu'à ma mort ! »

Erwin réalisa soudain. Il n'avait encore jamais pris toute la mesure de la loyauté que lui vouait Livaï. Il se rendait seulement compte de tous les espoirs, toutes les attentes que le brun avait placées en lui, et du dévouement qu'il lui avait donné en retour du poids de ces espérances placées sur ses épaules. Il avait érigé Erwin comme son seul et unique maître, lui qui ne s'était jamais incliné devant personne, et s'était résolu à devenir son ombre, à tuer pour lui, à saigner pour lui, à mourir pour lui. Erwin en prenait soudainement conscience, honteux de ne pas l'avoir vu plutôt, cette loyauté sans faille à son égard dont Livaï avait toujours fait preuve. La sotte peur de voir Livaï reprendre son envol et repartir pour le néant dont il avait surgi disparut dans le cœur d'Erwin.

« Veux-tu prêter serment, Livaï ? demanda-t-il en baissant la voix. Serais-tu vraiment prêt à cela ? »

Son ami ne répondit pas tout de suite, l'air déconcerté. Sa fureur était retombée d'un coup.

« Tu veux dire...

- Veux-tu prêter hommage et nous lier ainsi jusqu'à notre mort ?

- Je... J'suis qu'un roturier, j'ai pas une goutte de sang noble dans les veines...

- L'hommage lie deux hommes libres, et tu en es un. Il n'y a besoin de rien d'autres. Et ce serait une fierté pour moi de t'avoir pour vassal. »

Livaï ne se serait jamais attendu à ce qu'Erwin lui en fasse la proposition. Jamais il n'avait simplement évoqué cette possibilité devant lui, bien qu'elle lui ait traversé l'esprit une fois ou deux, pour éviter au seigneur l'embarras de donner un refus. Il s'était toujours contenté de sa loyauté, de son intuition qui l'avait poussé à se faire l'ombre d'Erwin, cet instinct qui lui avait fait dévouer sa vie à cet homme qui voyait tellement plus loin que lui. Il avait assisté à chaque cérémonie d'hommage qu'on prêtait au seigneur, au fond de la salle, parmi la foule, avait bu du regard chaque geste et apprit par cœur chaque mot, à tel point qu'il pouvait les répéter à mi-voix le soir, pour occuper son esprit, en lieu et place de prière.

A ce moment, alors qu'ils allaient sans doute mourir le lendemain, cette nécessité de sentir leur lien se tisser concrètement, de savoir qu'Erwin reconnaissait sa loyauté, l'acceptait tout entière, lui apparut comme la seule chose possible et, dans la pénombre toujours grandissante, à la faible lueur des chandelles qui brillaient comme de petites étoiles dans l'église vide, Livaï posa un genou à terre devant son seigneur.

Alors Erwin Smith, debout face à lui, prononça lentement, de sa voix grave, les paroles cérémonielles : « Livaï, veux-tu devenir mon homme sans réserve ? »

Celui-ci releva la tête pour voir le visage baigné d'ombre de son seigneur, et répondit en pesant chaque mot, conscient de leur importance : « Je le veux. »

Il joignit les mains, comme il avait vu des dizaines de vassaux le faire avant lui, et les tendit vers Erwin, qui les enveloppa des siennes. Les mains de Livaï, si petites et si froides en comparaisons, ses mains dures et anguleuses, aux longs doigts couturés de cicatrices, dans celles fermes et chaudes d'Erwin placées en coupe et qui lui promettaient ainsi sa protection.

« Je t'accepte et te prends comme homme », reprit Erwin. Puis il libéra les mains de Livaï. Alors, il prit une clé de bronze qu'il avait sur lui et la tendit à son vassal, toujours à genou, et déclara tandis que celui-ci la saisissait : « Je te remets pour fief la propriété du Bois-au-Loup ainsi que l'entièreté des droits qui s'y lient. Tu en es à présent le maître. »

Livaï regarda la clé symbolisant son fief d'un air surpris. Jamais il ne se serait attendu à se voir fieffé. Qu'Erwin ait suffisamment confiance en lui pour lui accorder un morceau de ses terres le touchait plus qu'il ne voulait l'avouer, et si, ironiquement, c'était la forêt où il avait sévi comme brigand, jadis, qu'on lui accordait, il y voyait le symbole du chemin parcouru et de l'homme droit qu'Erwin lui avait permis de devenir.

Lentement, il se remit debout, s'avança vers le reliquaire, dans le chœur, et posa une main dessus.

« Je promets en ma foi d'être fidèle à partir de cet instant au seigneur Erwin Smith de Clavancielle, et de lui garder contre tous et entièrement mon hommage, de bonne foi et sans tromperie. Je lui promets assistance et fidélité, et de ne jamais faillir en mon devoir, jusqu'à ce que ma mort délie ce serment. Je le jure sur mon honneur et sur ma foi. »

Erwin, à son tour, posa sa main sur le reliquaire, et jura en écho « Je promets en ma foi à partir de cet instant de me montrer équitable et juste envers mon vassal Livaï, de lui accorder ma protection envers ses ennemis, et de ne jamais manquer en mon devoir, jusqu'à ce que la mort me délie de ce serment. Je le jure sur mon honneur et sur ma foi. »

Alors, ils reculèrent et se firent face. Il était temps de sceller l'hommage. L'église était sombre, les dernières étincelles de flammes se perdaient, noyés dans la cire chaude des bougies qui arrivaient à leur terme.

Livaï leva les yeux vers Erwin. Son seigneur et suzerain, désormais, envers et contre tout. Il ignorait s'il aurait le temps de vivre avec ce serment, mais peu importait. Si on lui accordait une longue vie aux côtés de cet homme, jamais, jamais, il ne regretterait son pacte.

Il leva la tête, et Erwin inclina la sienne vers lui. Dans la pénombre de minuit, ils posèrent lentement leurs lèvres sur celles de l'autre et s'unirent dans le baiser de paix. Les lèvres de Livaï avaient la froidure de l'acier et Erwin celle du marbre. Leurs souffles se mélangèrent, l'espace de longues secondes. Le monde aurait pu s'écrouler, ils ne ressentaient rien d'autre à cet instant que l'harmonie de leur respiration, le rythme de leur sang se fondant pour devenir le même et couler pareillement dans leurs veines. Alors, ils libérèrent leurs bouches de ce baiser d'hommes, reculèrent, et se regardèrent. Ils ne dirent rien. Nul besoin de mots entre eux. Dans cette église vide, à la minuit, sans autre témoin que le regard omniscient de Dieu, ils avaient liés leurs âmes du serment féodal, et s'étaient jurés mutuelle protection. Aucun d'eux, jamais, ne trahirait.

Ils restèrent longtemps, au milieu de l'église, les yeux dans les yeux. Regard de ciel contre regard d'acier. Enfin, ils se détournèrent, tandis que la réalité du temps qui fuyait devant eux les rappelait cruellement, les arrachait à cette nuit hors de tout, à cet hommage le plus sincère et le plus profond qu'Erwin aie jamais reçu.

Soudain, le timbre lourd et grave de la cloche ébranla le château fébrilement endormi dans la crainte du lendemain, et les douze coups de minuits se répercutèrent contre les murs dans un tremblement d'airain. Les derniers liens du charme se rompirent, il était temps de repartir. Livaï aurait aimé rester là toute la nuit, à discuter avec Erwin du bon vieux temps comme si ces heures n'étaient pas leurs dernières, mais il voulait mourir les armes à la main le lendemain, alors il lui faudrait tenter de dormir. Et il savait qu'il devait laisser Erwin prier seul.

A pas lent, presque résigné, il tourna les talons et remonta le long de la nef, sous le regard de son seigneur. Au dernier moment, sur le pas de la porte, il sentit qu'il devait encore dire une dernière chose, mais les mots s'étranglaient dans sa gorge. Il ne les avait jamais eus juste, mais Erwin s'en était pourtant toujours accommodé. Il se retourna, et finit par dire : « Erwin... Ces quinze années qu'on a passé côte à côte... Peu importe comment elles se terminent, jamais je ne regretterai de les avoir vécues. »

Il sortit sans attendre de réponse, parce qu'au fond, il avait peur de ce qu'Erwin ajouterait, qu'il lui dise que lui regrettait, qu'il n'aurait pas voulu tous les conduire à la mort, ou peut-être parce qu'il ne voulait pas voir Erwin s'agenouiller seul dans la pénombre de l'église, ses vastes épaules vacillants sous le poids du fardeau que sa naissance lui avait imposé.

***

Le jour se leva bien après les hommes. Tous étaient debout aux créneaux, dans la fraîcheur du petit matin, scrutant l'horizon encore sombre à la recherche de l'envahisseur. Les hommes venus du Nord avaient fondu sur la région sans que personne put s'y opposer, rapides et féroces comme la tempête, pillant et brûlant tout sur leur passage. Ces diables avaient des navires capables de remonter les fleuves, leur procurant une aisance démoniaque à s'infiltrer en terres chrétiennes. Ce onzième siècle voyait déferler sur le royaume de France des hordes de Normands enragés de pillages, de meurtres et de profanations. Le seigneur de Clavancielle, pris de court par les barbares, avait vu en quelques jours se ruer dans l'enceinte fortifiée du château des centaines et des centaines de paysans affolés venant demander la protection, fuyant les barbares toujours progressant. Malgré ses efforts acharnés pour les bouter hors de son domaine, Erwin avait fait face à une meute insaisissable, dispersée mais agissant de concert comme une fourmilière grignotant son territoire. Clavancielle, dont il s'était escrimé à restaurer la superbe du temps de ses aïeuls, avant que son père ne soit trahis par de mauvais amis qui l'avaient volé et assassiné, était trop entouré de seigneurs hostiles pour qu'ils lui accordent leur aide, et malgré l'ampleur des stratégies qu'il avait déployé pour faire face, il se trouvait désormais acculé, sans allié, cerné de toutes part par des ennemis qui ne lui permettaient même pas de faire enfuir au moins sa population, quitte à mourir, lui, dans le château qu'avait bâti ses ancêtres, à force de sang et de batailles. Et une pensée l'obsédait, surtout, le souvenir de son père sur son lit de mort, lui faisait jurer de redonner à Clavancielle sa gloire passée. C'était pour ce serment fait à l'homme mourant, harassé de fièvre de la blessure infectée qu'il avait reçue, passant dans un dernier souffle à son fils l'obsession de sa vie, qu'il s'était battu jusqu'alors. C'était pour cette obsession devenue la sienne qu'il avait continué d'avancer, peu importe le sang répandu, dans cette œuvre si vaste que dix vies n'auraient suffi à la combler. Ce poids qui pesait sur ses épaules, c'était celui des regards de vingt et cent générations qui attendaient de le voir, lui, leur dernier descendant, restaurer l'héritage qu'ils lui avaient légué avant de le céder à son tour à un fils.

« Au moins, ces barbares ont la gentillesse de pas nous laisser crever de faim dans un siège », jeta ironiquement Livaï, scrutant l'horizon derrière les créneaux. Erwin se sentit amer à la pensée qu'il avait parfaitement raison. Voir la famine ravager ses murs, forçant ses paysans à se nourrir des chevaux, puis du cuir de leurs bottes, avant que la faim ne les pousse à la profanation dernière des corps humains, aurait été le pire Enfer qu'il put imaginer. Au moins, l'agonie serait brève.

Une présence se fit sentir derrière lui et il se détourna de sa scrutation inquiète de l'horizon pour s'adresser au nouvel arrivant.

« Mike. As-tu exécuté mon ordre ?

- J'ai fait réquisitionner toutes les armes qui pouvaient se trouver ici. Dois-je joindre celles de tes ancêtres et celles d'apparats ?

- J'ai dit toutes. Nos ancêtres ne pourront nous reprocher de nous défendre, fussent avec leurs épées de cérémonies.

- Très bien.

- Et la population, quelle est son état ? Risquons-nous des mutineries ? » Erwin appréhendait particulièrement que la peur ne pousse son peuple à des actes irréfléchis les condamnant de l'intérieur. Heureusement, Mike secoua la tête.

« Ils sont relativement calmes, pour des hommes sans habitude de la mort. Ils ont peur, oui, mais certains seraient prêt à se battre.

- Certains ? Tous doivent le faire.

- Tu devras les en convaincre toi-même. Ce n'est pas la vue des barbares hérissés de piques qui les en convaincra, c'est toi.

- Très bien. »

Mike passa une main sur le pommeau de son épée, et lança un coup d'oeil en direction de Livaï en lui jetant : « Et toi, le nabot, prêt pour mourir ?

- Fais pas le fier, géant, on verra qui se fera d'ssus quand les Normands s'ront sur nous ! » répliqua-t-il avec une ébauche de sourire. La rivalité haineuse qui avait d'abord opposée Mike et Livaï avait fini par se muer en amitié teintée d'émulation sur le champ de bataille.

« C'est ça. Attrape, que tu ne nous finisses pas tout nu et sans arme dans la mêlée ! » s'amusa le grand blond en lui jetant un glaive que le brun attrapa au vol, en décrivant un mouvement souple du poignet. C'était son arme habituelle, qu'il préférait même aux épées. Il la connaissait par cœur, à tel point que sa paume avait pris la forme du manche robuste et s'y adaptait comme si l'arme faisait partie de lui.

« Maudits soient ses barbares qui me tirent du lit si tôt ! s'exclama le chevalier Hanji, qui venait de paraître aux créneaux à leurs côtés. Une si belle journée, quel dommage de devoir y mourir ! »

Il avait revêtu sa cuirasse, et Livaï plissa des yeux pour le reconnaître tant elle lui donnait l'air changé. L'extravagant Hanji, avec ses longs cils et ses manies exubérantes, se battait disait-on, fort bien, mais Livaï l'avait plus souvent vu composer des vers ou se plonger dans les traités d'alchimies inspirés des travaux d'Aristote qu'à la guerre. L'homme chantait assez communément, mais écrivait ballades, complaintes et chansons rivalisant d'audace et de beauté dans la bouche des trouvères.

Erwin, les voyant tous regroupés ainsi autour de lui, fidèles et droits devant le danger, se sentit malgré lui empli d'une reconnaissance qu'il se garda bien de montrer. L'approche de la mort le rendait sentimental, sans doute. Alors que les quatre hommes reprenaient leur veille face à l'horizon pâlissant de leur dernière aube, et qu'Erwin s'apprêtait à ordonner à Mike et Hanji de distribuer les armes, une jeune femme se hissa parmi eux sur les fortifications et fonça droit vers Mike. Une jolie jouvencelle au teint pâle et aux longs cheveux blonds, qui avait revêtu des vêtements d'homme. Mike, en la voyant, failli s'étrangler.

« Nanaba, ma douce, que... »

Mais la jeune Nanaba coupa court à la parole de son fiancé d'un geste de la main.

« Je veux me battre aussi, proclama-t-elle d'une voix forte.

- Je refuse, répondit-il fermement. Tu n'as pas ta place au champ de bataille. Tu t'y ferais emporter comme un rien !

- Alors, dois-je attendre d'être violée par ces barbares avant qu'ils ne me tranchent la gorge, ou qu'ils m'emmènent comme esclave dans leur pays de glace tandis que ton cadavre pourrira au soleil ? Préfères-tu que je me jette du haut de la tour, après vous avoir tous vu périr, pour protéger mon âme des souillures qu'ils m'infligeront ? Non, je refuse de vous regarder vous faire tuer sans rien faire ! Mike, s'il me faut devenir un homme pour mourir dignement et à tes côtés, très bien, j'en suis un ! »

Elle saisit le couteau pendu à sa ceinture, et trancha d'un geste sa longue chevelure dorée. Mike resta bouche-bée, incapable de répondre, quettant du regard une aide de son seigneur. Mais celui-ci, également stupéfié de la soudaine audace de la jeune femme de sa cour, ne pouvait s'opposer à une telle détermination. Alors Mike renonça d'un haussement d'épaule, et ouvrit ses bras pour enlacer sa fiancée. Celle-ci, encore sous le coup de sa subite fougue, le laissa la prendre, heureuse dans le malheur de le sentir l'approuver.

« J'aurais dû savoir, qu'au fond, c'est ce que j'ai toujours aimé chez toi, lui chuchota-t-il.

- Je ne peux pas supporter l'idée de te perdre son rien faire, mon amour. Je dois me battre. Nous devons-tous nous battre, à cette heure, qu'importe désormais le sexe ou le rang.

- Sur le champ de bataille, je te garderai près de moi. Ces barbares ne nous feront jamais flancher, ça non !

- Tu n'auras pas à me protéger ainsi qu'une fragile damoiselle, je te le promets. Je serai féroce comme un lion, et nous les affronterons ensemble ! »

Ils s'étreignaient encore quand Hanji s'écria soudain : « Là-bas ! » en tendant le doigt droit devant lui. Au loin, avait paru la poussière d'une armée en marche, d'une grosse armée qui apparaissait de toutes parts, au Nord, au Sud, à l'Est et à l'Ouest, partout où l'on put regarder en quête d'échappatoire.

Erwin, gardant son calme, ordonna à Mike de faire amener les armes dans la cour du château, et à Hanji d'y rassembler toute la population. Quand ceux-ci furent partis, il reporta son attention sur le levant, désespérément, comme s'il pouvait par la force de sa pensée repousser l'envahisseur. Livaï s'approcha de lui silencieusement.

« On y est vraiment, là...

- Je sais. »

Le brun s'étonna de ce qu'il percevait dans la voix de son suzerain. Non la tension qu'il s'était attendu à y percevoir, mais bel et bien un désespoir qu'il savait déceler derrière son air calme et sûr de lui.

« Ce qui veut dire que je mourrai avant d'avoir pu exécuter la volonté de mon père, » poursuivit le grand blond.

L'allégation pris Livaï de court, à ce point qu'il ne sut qu'y répondre. Si Erwin l'avait questionné sur sa vie, et qu'il lui en avait brossé les grandes lignes, jamais il n'avait tenté de pénétrer les secrets de son seigneur. Pourtant, face à la mort, Erwin Smith de Clavancielle flanchait, et il ne pouvait, avec une honte qui lui dévorait le cœur, s'empêcher de songer au souterrain, à la fuite. Ce n'était pas, pourtant, qu'il ait peur de la mort, il avait tant de fois livré bataille qu'il ne la craignait plus depuis bien longtemps, c'était ce qu'il laissait inachevé derrière lui qui le remplissait d'amertume, lui, le dernier des Smith, qui se présenterait à ses aïeuls sans avoir accompli leur volonté et sans laisser de fils pour reprendre le flambeau.

Il se sentit soudain terrassé de fatigue. Le poids de la fatalité lui pesait trop lourd, depuis des années qu'il le portait. Sous le regard atterré de Livaï, il s'assit, se laissa tomber, presque, sur un créneau, et ferma les yeux un instant pour tenter de chasser la vision du sous-sol, ce trou béant qui s'ouvrait devant lui.

« Toute ma vie... Toute ma vie, je l'ai dédié à cet unique objectif. Chaque effort, chaque bataille, chaque homme que j'ai tué ou qui a péri sur mon ordre, tout était en vue de ce but. Obéir à cette volonté de mon père. Quel qu'ait été le poids des morts ou de mes actes sur ma conscience, je me suis efforcé de sauvegarder l'honneur des miens, d'agir au mieux, le plus justement, tout en ramenant notre gloire passée. Et maintenant... »

Il eut un geste de la main, un geste vague de regret.

« Maintenant, je ne vois plus que ce qu'il me reste à faire, ce que je n'ai pas fait. Et ce seul choix qui me reste : vivre en lâche, ou mourir sans laisser d'héritage ni d'héritier pour achever ma tâche. »

Livaï l'écouta sans rien dire, jusqu'au bout. Quelque chose en lui voulait se rebeller, refuser. Refuser de voir Erwin flancher, refuser de voir cet homme si sage, si droit, celui auquel il avait dévoué sa vie, céder. Il ne voulait pas voir le héros antique ployer et être ramené au rang d'homme, de doute et de failles, pas alors qu'il avait besoin plus que jamais d'un guide, quelqu'un qui donnerait un sens à sa vie et à sa mort.

Et pourtant, il comprenait. Il comprenait parce que c'était l'homme auquel il avait offert sa loyauté, envers et contre tout, envers le doute et les failles et les ennemis du monde entier. S'il avait été trop aveugle, ou plutôt, qu'il avait volontairement fermé les yeux sur entailles dans l'armure d'invulnérabilité d'Erwin, pour se conforter dans la rassurante croyance envers son guide, il était à présent de son devoir de le protéger de ses démons intérieurs autant que de ceux de l'extérieurs. Et Livaï, alors, saisit l'intime conviction qui guidait depuis quinze ans sa vie sans qu'il n'ait jamais su la définir, la conviction que si aucun homme ne naît pour dominer et aucun pour se soumettre, il naissait assurément des hommes pour guider et d'autres pour les épauler dans leur cause. Alors, parce que c'était ce qu'il devait faire, parce qu'il voulait rétablir l'équilibre entre eux, parce qu'il avait la certitude d'être né pour accompagner Erwin sur le chemin que celui-ci avait choisi d'arpenter envers et contre tout, alors il posa devant lui un genou à terre.

« Tu t'es courageusement battu, Erwin. Je le sais. Nous le savons tous. Alors... Laisse-moi te demander de nous guider une toute dernière fois. »

Il leva les yeux vers son seigneur. Celui-ci le regarda, de ses yeux bleus, ses yeux purs comme un ciel lavé après l'orage.

Erwin Smith de Clavancielle sourit.

Les paysans dans la cour tremblaient, anxieux, priaient le ciel de leur venir en aide. Le ciel ne viendra pas, pensa Erwin Smith, mais moi, je ne vous abandonnerai pas. Il se jucha à la vue de tous, droit et fier, les armes des Clavancielle scintillant sur son armure dans la lueur matinale. Malgré la panique grandissante, sa vue fit taire la foule anxieuse, et des centaines de regards se tournèrent vers lui, suspendus à ses lèvres. Il prit une inspiration imperceptible, et annonça d'une voix calme et forte, afin que tout le monde entende : « Les Normands sont à nos portes. »

Aussitôt, de la foule, jaillirent des cris d'angoisse, qu'il calma d'un geste de la main. Une question, pourtant, une question désespérée, jaillit et il ne put l'ignorer.

« Alors nous allons tous mourir ? »

Les mots s'écoulèrent alors, avec cette qualité d'orateur qu'il avait toujours eu, subjuguant le peuple de paysans.

« Nous sommes cernés de toutes parts. Nous n'avons pas d'issues. L'envahisseur est nombreux et redoutable. Nous sommes seuls ici, sans alliés extérieurs. La situation ne semble pas seulement perdue, elle l'est. »

La panique reprit la foule, mais il enchaîna sans lui laisser le temps de grossir.

« Vous pouvez vous réfugier dans les murs du château, tenter de vous cacher, d'échapper au sort. Vous le pouvez, et nul ne vous le reprochera. Cependant, peu importe que vous tentiez de fuir le sort, il vous rattrapera. C'est inéluctable. Nul n'échappe à la mort, qu'elle frappe maintenant, demain, un autre jour. Vous n'avez pas choisi de mourir ici, en ce jour, pas plus que vous n'auriez choisi votre mort en d'autres temps ou en d'autres lieux. Mais s'il est un choix que vous pouvez faire, c'est celui de mourir les armes à la main ! Vous pouvez choisir d'être tué dans la honte ou de vous battre jusqu'à la mort face à l'ennemi, en défenseurs du royaume face aux hordes barbares ! C'est le seul moyen de nous rebeller face à la cruauté du destin, afin que votre bravoure résonne dans l'Histoire pour les siècles à venir ! »

Ses derniers mots venaient à peine d'être prononcé, qu'ils furent emportés dans le gonflement de la foule galvanisée, la foule dont il avait remplacé la peur par une poussée d'héroïsme qui résonnait en chacun. S'il fallait mourir, soit, ils mourraient la tête haute ! Et tous à présent juraient de se battre, demandaient des armes, hurlaient son nom et se réclamaient de lui. Des femmes s'avancèrent, se décrétant prêtes aussi, prêtes à mourir pour leurs enfants, pour leurs villages, pour Clavancielle. Et tous reprenaient le nom de Clavancielle comme une prière, comme un cri de bataille, tous ses paysans changés en guerrier fiers et féroces par la nécessité de s'unir sous une bannière. Sous sa bannière. Et Erwin, les voyant tous prêt à donner leur vie, son peuple, il comprit qu'il avait fait le bon choix. Le seul possible. Sa place était ici, à mourir parmi ses hommes, ses chevaliers, ses vassaux et ses paysans, parmi tous ceux qui lui avaient remis leur vie et pour qui il devait donner la sienne. N'était-ce pas cela, finalement, que d'être un grand seigneur ? Non d'avoir des terres et des richesses, mais des hommes capables d'offrir leur cœur et leur vie sous son étendard ?

Chacun saisissait une arme, l'urgence de la mort leur montrait comment les tenir, les clameurs couvraient le mugissement de l'arrivée barbare, un guetteur cria soudain « Les voilà ! », tout le monde alors retint son souffle. Erwin parut au créneau, pour contempler l'armée encore hors de portée de flèche. Un homme seul se détacha de la troupe, un blond barbu coiffé d'un casque barbare, et qui cria d'une voix forte avec un accent tranchant aux défenseurs « Livrez-nous le château, nous épargnerons vos vies et vous feront prisonniers plutôt que de vous tuer !

- Rien ne nous fera ployer ! répondit Erwin. Nous vivons et mourrons en hommes libres ! »

Alors le barbare se retourna vers ses hommes, et leur hurla quelques mots dans leur langue. Ce fut le signal. Les hommes se ruèrent de toutes parts à l'assaut du château, tandis que des pluies de flèches pleuvaient sur les assaillants. Les arcs et les arbalètes crachaient des nués de traits. On avait fait bouillir de l'huile et rassembler de lourds blocs de pierres, on les amenait maintenant aux défenses afin de repousser ceux qui s'en prenaient à la muraille. Les envahisseurs, passant les douves sèches, tentaient de grimper aux murs en échelant. Les premiers eurent le crâne broyé par les pierres, les suivants fondus par l'huile bouillante, ceux d'après percé de toutes parts par des carreaux d'arbalètes. Mais il y en avait encore et encore, tant et plus, chaque cadavre tombant des échelles dans les douves était remplacé par deux hommes, qui montaient comme une armée d'insectes noirs et carapacés, toujours plus nombreux. Bientôt, le premier surgit entre les créneaux, Livaï le renvoya en bas d'une frappe d'estoc dans le crâne. Mais dix, surgirent, puis vingt, et on ne put les repousser tous. Les archers reculaient, inutiles en combat rapproché, tandis que les Normands massacraient ceux qui restaient en poste, pour les empêcher d'harceler de flèches leurs frères en bas. On se battait sur les fortifications, indistinctement, les premiers râles d'agonie montaient. On avait eu beau tenter de mettre en première ligne les plus aguerris, les paysans sans entraînement tombaient les premiers, malgré leur acharnement à camper sur la muraille face aux ennemis. On jouait des coudes, ne voyait rien, tentait de les contenir, Livaï apercevait ça et là des taches floues qu'il reconnaissait dans la marée humaine, ici Mike et Nanaba, ici Hansi, là Erwin. Il tentait désespérément de se frayer un chemin sanglant vers ce dernier, afin de le protéger au mieux. Soudain, un grand cri de victoire s'éleva chez les barbares : malgré tous les efforts des défenseurs pour les contenir, l'un d'entre eux était parvenu à abaisser le pont-levis, laissant ses camarades s'engouffrer dans l'enceinte du château. Livaï venait d'atteindre Erwin, et tout de se figèrent, horrifiés, l'espace d'un bref instant. Mais Erwin reprit immédiatement contenance. C'était inévitable. Maintenant ils n'avaient plus qu'à vendre chèrement leurs peaux.

Livaï alors perdit toute notion du temps. Tout lui semblait un rêve, le cauchemar des batailles qu'il avait déjà éprouvé. Cela n'avait rien à voir avec un combat où l'on jette ses forces contre un opposant que l'on jauge, défit, où l'on éprouve sa technique et son courage, c'était une horreur sans fin où l'on tailladait sans voir qui ou quoi, de cris assourdissants qui résonnaient en coups sourds dans le crâne, la fatigue qui plombait les membres et rendait les armes trop lourdes pour être levées, le sang qui empoissait le visage au point d'aveugler les yeux, tous les sens saturés de violence, une quasi-perte de conscience du monde. Mort, douleur, sang, cris, cris, douleur, sang, mort, tout se mélangeait dans un craquement où croulait le monde entier. D'un coin de l'œil, il vit le feu qui se déclarait aux écuries, de l'autre, Mike hurlant de rage et de douleur en tenant le corps inanimé de sa promise. Livaï n'eut même pas le temps d'en souffrir. Il devait se battre, se battre, se battre, et ne jamais flancher. Il frappait d'estoc, de taille, vrillait sa lame dans un cœur, tranchait un bras, arrachait la moitié d'un visage, il ne regarda pas ceux qu'il tuait et peu lui importait, c'étaient des gens qui venaient lui voler tout ce qu'il avait possédé de sa vie. La rage faisait battre son sang plus vite, la rage et aussi le serment qu'il avait prêté dans les ténèbres de l'église, ce serment qu'il avait au bout de lèvres à chaque vie qu'il prenait, ce serment pour lequel il voulait mourir. Il se battait dos à dos avec Erwin, comme il l'avait fait tant de fois, comme il le ferait jusqu'au dernier instant de sa vie, jurait-il. Le sang obscurcissait sa vision, peu importait. Il ne flancherait pas.

Soudain, le temps sembla s'arrêter. Au coin de son œil, il venait d'apercevoir le Normand blond et barbu de tout à l'heure, une arme à la main, remonter vers eux, preste et rapide comme un singe. Il ouvrit la bouche, aucun son n'en sortit. Erwin se figea en plein mouvement, une seconde, et baissa les yeux vers son torse. La lance était enfoncée jusqu'à la hampe dans son côté droit, où grandissait lentement une tache rouge. Le Normand dégagea sa lance, et disparut à nouveau dans le flot de la bataille. Erwin tomba à genoux.

Le temps rétablit son cours. Personne n'avait remarqué, sauf Livaï. Il se précipita vers son seigneur. Le sang refluait déjà de ses traits. Livaï l'empoigna, le tira en arrière, et se tailla un chemin dans la bataille avec son glaive, entraînant Erwin avec lui. L'homme ne tenait déjà plus. La traversé d'enfer ne leur prit qu'une minute, mais Livaï crut qu'elle durait des siècles. Il parvint, il ne sut comment, à pénétrer dans le château et à y trouver un endroit loin de la bataille qui faisait fureur au dehors. Il allongea Erwin sur le sol. Celui-ci n'avait pas totalement perdu conscience.

« Li... vaï ?

- Erwin ? Tu m'entends ? Tu vas t'en tirer, j'le sais. Tu vas t'en tirer. Je vais soigner cette putain de blessure de rien du tout et tu vas t'en sortir, et tu retourneras botter l'cul à ces barbares. Tu m'entends ? Dis-moi que ça va... »

Erwin eut un rire étouffé, qui le secoua douloureusement. « Livaï, dit-il d'une voix rauque, très faible. Tu es là...

- J'vais retrouver celui qui t'as fait ça, j'vais lui faire la peau ! Mais toi, reste en vie d'accord ? Reste. En. Vie. » Il sentait la peau de son ami se glacer contre sa main et s'écria « Te barre pas, putain ! »

Erwin le regarda, et lui sourit. Ses lèvres remuèrent, pour articuler des mots. Livaï se pencha sur lui pour les recueillir, sa gorge si serrée qu'elle en était douloureuse.

Quelques mots. Quelques mots chuchotés si bas, si bas que nul autre que Livaï n'eut pu entendre même s'ils n'avaient été seuls. Quelques mots qui n'appartenaient qu'à lui, à lui et à lui seul, que lui léguait Erwin. Quelques mots comme une promesse, qui liaient leurs âmes dans cette vie comme dans la suivante, comme dans toutes les autres, quelques mots comme une promesse de retrouvailles.

Quelques mots et ce fut tout.

Erwin souriait, et son sourire avait cet air apaisé de l'homme qui a accompli sa mission.

La suite se brouilla dans les ténèbres. Livaï verrouilla la pièce, serrant son glaive si fort que ses jointures devenaient blanches, si fort que le bronze criait sous ses doigts. Il se jeta dans la mêlée, pour assouvir la soif de sang qui animait son âme. Il ne voyait pas leurs visages, toujours pas. Le brasier avait pris de l'intensité, les flammes dansaient au-dessus des combattants dans un flamboiement dévorateur. L'Enfer n'aurait pas su arborer d'autre visage. Livaï ne voyait la face d'aucun ennemi, il n'en cherchait qu'un seul. Il mourrait, sans doute, mais ni Dieu ni le Diable n'aurait son âme avant qu'il ne le tue, ce barbare qui avait pris la vie d'Erwin. Quand il le trouva enfin, le soleil s'était éclipsé derrière les flammes qui se reflétaient dans le sang imbibant la pierre avec des chatoiements diaboliques. Livaï lui tomba dessus comme un démon. Il lui laissa seulement le temps de voir son visage, et le Normand reconnut sa propre mort dans la haine qui déformait ses traits. Il le tua d'un coup, sans lui laisser le temps d'hurler. Le corps tomba avec un bruit mou. Il le redressa, lui trancha la tête, l'envoya rouler au loin. Ainsi se perdrait-il en Enfer sans espoir de jamais retrouver son chemin.

Les belligérants étaient moins nombreux, tandis que le ciel s'assombrissait. Livaï aperçut le corps de Mike parmi les autres, enserrant encore contre lui sa dulcinée, pour la protéger dans leur mort. Une main se posa sur son épaule, il faillit la trancher ; c'était Hansi.

« Où est Erwin ? hurla-t-il.

- Viens avec moi, répondit-il sans lui répondre, et il l'entraîna au milieu du feu et des combats en le tirant par le bras.

- Quoi ? Où ? Que s'est-il passé ?! »

Livaï l'entraîna dans les souterrains du château, sans besoin de torche puisqu'il les connaissait par cœur, jusqu'à atteindre le passage à demi effondré. Il s'arrêta et Hansi fit de même, essoufflé.

« Erwin est mort », annonça-t-il sans préambule. Les yeux d'Hansi s'écarquillèrent et deux grosses larmes y gonflèrent, mais il les reflua. L'heure n'était pas aux pleurs.

« On est où ? Que veux-tu ? Pourquoi...

- Ce souterrain mène hors du château, coupa-t-il. Tu devrais ressortir derrière le hameau de Mongloire. Pars. Quelqu'un doit vivre pour raconter ce qu'il s'est passé.

- Quoi ?

- T'as pas compris ? Pars ! Va-t'en, va-t'en et survis, fais ta vie ailleurs, j'en sais rien, mais tu dois pouvoir dire ce que nous avons fait ici ! Le monde doit savoir, sans quoi tout ce qu'il a fait n'aura servi à rien !

- Tu veux que je fuie comme un lâche ? Que j'abandonne le château, et que je vive en sachant que vous tous êtes morts ici ? Non, je reste. Toi, fais-le. Toi, tu as le droit de vivre encore.

- Tu crois que je ne suis pas conscient de ce que je te demande ? J'ai la bonne part, là-dedans, figure-toi. Ouais, moi je meurs et je t'impose de vivre. C'est injuste, parce que tu as le rôle le plus difficile. Mais bon Dieu, Hansi, s'il te plaît, fais-le pour lui ! Fais-le pour nous ! Compose-nous ta plus belle ode en sa mémoire, tu es le seul qui puisse laisser son nom dans l'Histoire ! T'es le seul qui puisse encore donner un sens à sa mort. »

Hansi se raidit, sembla lutter intérieurement, céda. Sa figure se fit grave, il demanda simplement : « Quels furent ces derniers mots ? »

Livaï se mordit la lèvre. « Je ne sais pas. »

Hanji le sonda longuement du regard, calmement. Puis il lâcha : « Tu sais, tu as été plus proche de lui qu'aucun de nous ne le fut jamais.

- Merci, Hansi. »

Ils se regardèrent. « Et toi, que vas-tu faire, maintenant ?

- Reprendre mon poste, répondit simplement Livaï.

- Alors, adieu.

- Adieu. »

Au dernier instant, Hansi frappa son poing sur la poitrine de Livaï, sur son cœur.

« Ton cœur a été celui d'un brave, jusqu'au bout.

- Moins brave que toi, ponctua Livaï. Vis une longue vie. »

Hansi tourna des talons, et s'enfonça dans les ténèbres. Livaï le suivit du regard jusqu'à ce qu'il disparaisse. Puis il se retourna également, remonta jusqu'au château et se rendit là où il avait laissé Erwin. Il ne croisa personne sur le chemin. L'incendie consumait tout, peut-être que les Normands avaient fui. Il se chargea du corps d'Erwin, le porta dans sa chambre, l'allongea sur sa courtepointe richement brodée. Il avait la bouche entrouverte, l'air paisible, on aurait dit qu'il dormait. Livaï barricada la porte pour empêcher quiconque d'entrer. Il avait encore son glaive. Celui qui tenterait de troubler le repos de son seigneur passerait sous sa lame. Il le couvrit de sa cape verte, en ramena les pans sur sa blessure, et rectifia ses cheveux à peine en désordre après la bataille. Il passa ses doigts sur la grosse émeraude aux armes des Smith encore fixée sur la cape, qui l'agrafait à l'épaule. Qu'aurait été sa vie sans ce bijou qui les avaient faits, envers et contre tout, se rencontrer ? Qu'auraient été leurs vies à tous les deux ? Il l'ignorait, et ne voulait pas le savoir. Seul comptait ce qui avait été. Il ne regrettait pas une seconde de sa vie, non, pas une seule.

« Tu t'en souviens Erwin, chuchota-t-il, de cette vieille promesse ? T'es-tu retourné sur les marches de la Mort, au dernier moment, pour me voir derrière toi ? Je te l'avais dit, je n'ai qu'une parole, et c'est toi qui l'as eu. »

Il laissa glisser ses doigts sur la broche, s'assit contre le mur, à côté du lit, et ferma les yeux.

***

On retrouva les corps, quelques jours plus tard, les seuls qui n'aient pas brûlés. L'incendie avait miraculeusement épargné la chambre du seigneur, la seule du château que le feu ne dévorât pas. Dans le silence de ce grand château vide où tout était mort, très pâles, les traits détendus, ils semblaient simplement livrés à l'abandon du sommeil.

On enterra les deux hommes, côte à côte, dans la terre dure du plateau de Clavancielle, et l'on écrivit leurs deux noms sur deux croix de pierres. Et on les laissa là, seuls, à l'écart du monde, leurs deux sépultures envahies de lierre, et le récit de leur vie couru comme un murmure dans le royaume, déformé, amplifié, porté par le vent.

Un homme, un jour, probablement ivre, probablement soûl, prétendit avoir vu, à la faveur de la nuit, une petite silhouette noire se glisser hors de sa tombe et rejoindre celle d'à côté, pour dormir auprès de son seigneur, devenir poussière à ses côtés et voir se mêler leurs poussières jusqu'à devenir indissociables. On ne sut jamais, et l'on ne rouvrit les tombes pour le découvrir. Les croix lentement s'érodèrent, les noms s'effacèrent de la pierre, puis des mémoires. Et des deux tombes, à leurs tours, jaillirent et s'écoulèrent le flot des mystères et des légendes.

***

On repart des ruines de Clavancielle avec au cœur une chose étrange, une mélancolie qui en berce le rythme lent. Les yeux vagues, on dit adieu aux pierres vaillantes, qui sous la caresse du vent restent droites face au monde, un genou à terre. Les pins s'ouvrent face à nous, annonçant le chemin du retour, muette garde qui attend encore l'ordre de son seigneur pour rompre sa veille. On se lève, on repart. Au dernier moment, celui de redescendre, on se retourne, pris d'une impulsion étrange, on se retourne, on tend l'oreille et l'on écoute, à la recherche d'une chose encore, d'une dernière chose. On tend l'oreille et l'on écoute à l'affût d'une dernière parole, comme la fin d'une histoire, comme les derniers mots d'un mourant, tandis que le vent jaloux refuse et se tait, obstinément.

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