Un garçon et une fille
Le ciel est sombre, tout noir. Quelques étoiles le tachent, mais seules une ou deux d'entre elles sont vraiment brillantes, et un fin croissant de lune peine à illuminer ce triste spectacle que beaucoup trouveraient beau.
Un garçon le contemple par la fenêtre d'un minuscule appartement situé au deuxième étage d'un immeuble mal entretenu, assis sur une chaise en bois bancale. Il entrelace ses dix doigts, la mâchoire serrée. Un fond de barbe visible sur le visage, des cernes prononcés sous les yeux, on peut dire que ce n'est pas vraiment un garçon. En fait, il est juste assez vieux pour se débrouiller seul.
Pendant un court moment, ses doigts tremblent. Il sourit, mais il a l'air complètement détruit. Comme si son cœur était déchiré en mille morceaux.
Il entend le cliquetis d'un trousseau de clé qui est sorti d'une poche, puis celui d'une porte qui est déverrouillée. Il se retourne donc lentement vers l'entrée du studio, et son regard s'illumine quand il la voit retirer ses chaussures.
Les maigres jambes de la fille chancèlent tandis qu'elle marche dans la direction du petit tabouret posé de l'autre côté de la fenêtre, près du garçon. Elle se laisse tomber dessus, et ses longs cheveux rebondissent sur sa poitrine. Ils paraissent gras.
Après de longues minutes silencieuses passées à fixer un ciel ennuyeux, le garçon prend la parole et pose la seule question qui lui vient à l'esprit.
« Tu as gagné combien ? »
La fille soupire.
Ne recevant pas de réponse immédiate, il se tourne vers celle-ci. Elle le regarde, la tête légèrement penchée sur le côté. Et elle sourit, mais ses yeux sont gonflés, rougis de fatigue et de douleur. Son cœur doit aussi être déchiqueté.
« Sept-cents. Plus ou moins, répond-elle après un moment.
- Ça fait trois vieux connards. Plus ou moins » ajoute alors le garçon.
La fille baisse le regard, gênée. Depuis bientôt un mois, chacune de leurs soirées se déroule ainsi, mais elle ne s'y est toujours pas habituée. Tout simplement parce que les choses ne devraient pas être comme ça. Parce que tout ceci est trop injuste pour qu'elle puisse admettre que c'est la réalité.
« Et de ton côté ? demande la fille. Tu as trouvé du boulot quelque part ?
- Non. Toujours pas. Trop maigrichon, trop petit, pas expérimenté, pas qualifié... Ils trouvent toujours quelque chose et... »
Le garçon laisse sa phrase en suspens pendant deux secondes, lâchant un petit rire, comme s'il avait pensé à quelque chose de drôle, et reprend :
« ... et peut-être que si je retire aussi mes vêtements devant des riches en chien...
- Non, le coupe la fille, cherchant, à présent, à croiser son regard
- ... peut-être qu'on vivra un peu mieux, toi et moi.
- J'ai dit non, insiste la fille, sur un ton ferme.
- J'avais aussi dit non, au début. Les deux jeunes se regardent. Tu te souviens ?
- Oui, mais il n'y avait pas d'autre moyen » balbutie-t-elle en chipotant nerveusement à ses ongles.
De nouveau pris par ce fort sentiment de culpabilité qui vient le ronger à chaque fois qu'elle et lui parlent de ça, le garçon se pince les lèvres et entreprend de cacher son visage de ses deux mains avant que le désastre n'ait lieu. Le désastre. Le craquage. Il le sent venir, et il sent les larmes monter. Mais il ne peut pas les laisser couler. Même elle ne pleure pas, alors pourquoi est-ce que lui le ferait ? Parce qu'il souffre pour elle ? Mais ne souffre-t-elle pas plus ?
Et il renifle, le visage toujours dissimulé.
Et elle pense qu'il s'est enfin permis de déverser toute cette tristesse et frustration qu'il avait barricadée à l'intérieur de lui-même. Alors, elle se tortille de remords sur son tabouret. De terribles remords. Et de terribles sensations. Oh oui, elle les sent encore. Tous ces picotements que les vieilles araignées riches lui ont procurés en posant leurs pattes sur son corps fragile, ce même jour.
Comment diable a-t-elle fini par se faire traiter comme une poupée gonflable humaine à chaque coin de rue ? Comment diable en sont-ils arrivés là ?
« Tu devrais appeler ta mère » lâche le garçon en posant une main sur le genou de la fille.
Surprise, elle tressaille. Les joues du garçon ne sont pas trempées de larmes, et ça la soulage. Elle pose alors, elle aussi, une main sur la jambe du garçon. Pas vraiment sur son genou, mais pas vraiment sur sa cuisse. Oh, et puis, elle s'en fiche.
Elle déglutit.
« Je ne peux pas. Mes parents sont bien trop occupés à s'engueuler pour prêter attention à moi. Et tu sais très bien qu'ils ont déjà refusé de me donner quoi que ce soit. Je ne peux pas les appeler à nouveau pour demander la même chose...
- Je vois. D'accord. »
D'une certaine manière, durant ces quelques secondes de conversation, ils ont fini par se retrouver main dans la main, se les serrant très fort. Comme pour faire passer le semblant de force qui leur reste dans le corps de l'autre, ils se serrent les mains et se lancent des regards remplis de douleur.
Et d'une encore autre manière, ils finissent par se retrouver collés l'un contre l'autre. Ils s'embrassent, ils se caressent, et ils se serrent tellement qu'ils pourraient ne devenir qu'un.
Elle est heureuse de pouvoir, après cette longue et difficile journée remplie de brutalité et de fétiches salaces, toucher celui qu'elle aime réellement. Et elle en verse des larmes.
Il se demande à quel point les choses que tous ces vieux pervers lui avaient fait faire étaient répugnantes, et il s'imagine la fille qui leur fait plaisir pour quelques billets. Et il en verse des larmes. Leur baiser prend un goût salé, et tandis qu'ils se caressent et se touchent amoureusement, ils ont tous les deux peur de briser l'autre. Mais le garçon n'hésite même plus à soulever la fille et l'emmener sur le lit double au fond de la pièce.
Après une vingtaine de minutes passées à lui faire l'amour, il caresse une dernière fois les cheveux de la fille avant de se lever. Il s'habille, prend un peu d'argent du sac à main posé sur la table et s'apprête à sortir.
« Repose-toi un peu, je vais aller acheter à manger.
- D'accord. Merci. »
Un instant plus tard, il est dehors, descendant la rue dans laquelle lui et sa chérie vivent. L'air froid et lourd de décembre lui gèle l'intérieur du nez, puis la trachée artère, et finalement les poumons, tandis qu'il se dirige vers l'épicerie la plus proche. Une clochette sonne lorsqu'il ouvre la porte, et l'homme à la caisse le salue froidement.
« Si tu es encore venu demander du travail, jeune homme, sache qu'aucun de mes employés ne m'a quitté depuis ce matin, et que mon budget est toujours aussi petit.
- Non, merci, je suis juste venu acheter à manger. »
Le garçon serre les poings dans ses poches, la mâchoire crispée, et va parcourir les rayons à la recherche de nourriture. Chaque soir, le dîner du couple consiste en un bol de nouilles instantanées pour chacun. Souvent, la fille s'endort avant même d'avoir pu se nourrir. Alors, le garçon l'oblige à manger la portion de nouilles le matin suivant, en plus de la tartine qui lui sert habituellement de petit-déjeuner.
Ce soir encore, il achète deux paquets de nouilles et une bouteille d'eau minérale. Ça leur suffit comme breuvage, et en cas de soif, ils peuvent toujours boire de l'eau du robinet. Ils ont la chance qu'au moins la pression soit bonne dans l'appart miteux où ils vivent.
Un sac en plastique en main, il quitte l'épicerie avec hâte, se dépêchant de rentrer auprès de sa dulcinée.
Elle est toujours dans le lit, les cheveux éparpillés sur le visage, le bas du corps caché d'une épaisse couverture. Ses yeux clos et sa poitrine qui se soulève régulièrement au rythme de sa lente respiration ne peuvent que signifier qu'elle s'est endormie.
Et voilà qu'elle est partie pour une énième nuit passée le ventre creux.
Et voilà que le garçon est encore pris de douloureux remords.
Il dépose l'eau et la nourriture sur la table à manger, les yeux rivés sur la fille. Ce soir, il ne ressent même pas une once de faim. Tout ce qu'il veut, c'est se coucher auprès d'elle et l'étreindre de tout son être pour le reste de la nuit. Alors, il se débarrasse de tous ses vêtements et se glisse sous les draps. Il dégage les cheveux de la fille de son visage et la contemple. Elle est belle. Triste à voir et belle. Misérable et belle. Belle.
Il soupire et se couche sur son dos, les bras derrière la tête.
Le garçon en a marre. Il en a assez de voir celle qu'il aime le plus au monde souffrir et ne rien pouvoir y faire. Il en a assez de rester les poings liés alors qu'elle va jusqu'à se vendre. Il en a assez de ne pas pouvoir agir même en connaissant la profondeur de toutes les blessures qu'ils ont, tous les deux.
Sont-ils obligés de vivre ainsi ? Doivent-ils vraiment subir tout cela ? On dirait bien que oui, puisqu'aucun autre chemin que celui sur lequel ils marchent déjà ne se présente à eux. Ils ne peuvent pas non plus faire demi-tour : ils sont deux bêtes bannies de leurs troupes.
Alors, il ne leur reste qu'à s'aimer, et à croire en cet amour. Il raccourcira les ponts, facilitera les épreuves et guérira les plaies. Il leur suffit de s'aimer et de tenir le coup, et l'amour fera tout le reste pour eux.
Le ciel sombre, tout noir, veillera sur eux.
Les quelques étoiles qui le tachent, à peine brillantes, embelliront leur vie.
Le fin croissant de lune qui peine illumine ce triste spectacle qu'est le ciel nocturne illuminera aussi leur chemin, et leurs cœurs.
La fille continuera toujours de sourire pour cacher ses douleurs.
Et le garçon fera toujours de son mieux pour garder une promesse infiniment importante : devenir un lion et protéger son amour de tous les loups affamés qui rôdent autour d'elle.
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