31. Vies parallèles
"Aide moi à charg- putain !!
Auguste venait de faire tomber une demi-douzaine d'œufs mimosa.
- Oh.
C'est tout ce qu'Angel avait trouvé à dire. Il ramassa un œuf qui gisait au sol mais dont la mayonnaise était intacte et le mis dans sa bouche.
- Mais t'es dégueulasse ma parole !
- Chinque checondes, essaye de dire Angel la bouche pleine.
- Qu- quoi ?
Il avala son œuf :
- Cinq secondes, répéta-t-il. Les bactéries ont pas eu le temps de s'accrocher.
- Tu me dégoutes.
Angel hausse les épaules nonchalamment.
- Ramasse les œufs et fous les à la poubelle au lieu de faire des bêtises, continua son ami.
Angel s'exécuta sans broncher. Après tout, il lui en devait une pour toutes les fois où il avait découché chez lui sans prévenir. Alors, quand Auguste l'avait appelé pour un coup de main sur un événement, il n'avait pas pu refuser. Et puis, se faire de l'argent de poche n'était pas refusable depuis qu'il avait perdu son job au CROUS de l'université. Mais bon, entre traitements et rendez-vous à l'hôpital psy, garder un travail n'était pas sa priorité.
- Bon, c'est quoi du coup ce soir ? S'enquit le châtain. Mariage, anniversaire, événement d'entreprise ?
- Une truc d'une asso étudiante je crois.
- Ah, je savais pas que y avait un truc.
- Non, pas à ton université, c'est dans une autre ville. C'est à... 45 minutes, ça va.
- Pourquoi ils ont besoin de vous ?
- On est l'école hôtelière la plus proche et on est en partenariat avec les cinq universités du secteur. C'est un événement caritatif ce soir en plus donc... ça fait beau pour l'image de l'école j'imagine.
Angel haussa les épaules une nouvelle fois :
- Ouais, ok. Peut importe de toute façon, tant que j'ai mon petit billet à la fin.
Auguste secoua la tête en guise désapprobation :
- J'y crois pas que mon prof embauche des gens au black...
- Ça va, je suis quelqu'un de confiance !
- Mouais. Quelqu'un de confiance m'aurait aidé à charger le camion réfrigéré et m'aurait évité en conséquence de faire tomber ces œufs...
- Roh, aller, je sais que tu m'adores !"
*
Qu'il était bête ! Comment il n'avait pas pu penser que l'université vers laquelle ils se dirigeaient était l'université de référence de son ancien lycée ?!
Il était à deux doigts de sauter du camion, mais il tenait quand même à sa vie. Il jeta un coup d'œil à Auguste qui lui ne se doutait pas le moins du monde de la situation délicate vers laquelle Angel fonçait. Il priait en silence pour ne croiser personne, même si il en doutait fort.
Le châtain eu un sentiment bizarre envers ses anciens amis. Romain, Charline, Elisa, Maël, Nolan, Azaël, Abraham, Newton et... Cléo. Il savait tout de leur vie, enfin tout ce qu'ils montraient sur les réseaux sociaux. Il savait que beaucoup allaient à cette université, ou étaient au moins dans la même ville.
Que ferait-il si ils les croisait ? Angel se mordilla la lèvre. Il n'avait pas de rancœur en lui, il comprenait que personne n'ait pris de ses nouvelles. Après tout, il était fou. Et il était parti comme un voleur, sans rien dire, sans donner de nouvelles. Enfin, il avait bien une personne à qui il avait daigné en donner, mais cette personne n'avait jamais répondu. Il n'en voulait pas à Cléo : sa vie devait être bien plus tranquille sans lui.
Mais, sur les dizaines de lettres qu'il lui avait adressées, pas une seule n'avait eu de réponse. Et ça faisait mal, encore maintenant. Peut-être que finalement, il n'avait pas été aussi important que ça dans sa vie. Après-tout, leur couple n'avait même pas duré un jour.
"Angel, tout va bien ?
La voix d'Auguste le coupa de ses pensées.
- Ouais, ça va, souffla Angel.
- Regarde par la fenêtre, il y a plein d'arbres qui défilent. Il doit y en avoir au moins... un millier !
Ce n'était même pas la peine de mentir à Auguste. Angel rit doucement :
- Pff, tu te prends pour le docteur Héraut ? Dis moi de compter les arbres, ça ira plus vite.
- Ouais, voilà Angelichou, compte les arbres, parce que j'ai vraiment pas envie que tu clamses dans le camion.
- Une crise d'angoisse n'a jamais tué personne...
- Tu oublies vite que tu es asthmatique mon gros. Alors fait moi le plaisir de compter."
Ce qui était bien avec Auguste, c'est qu'ils pouvaient parler de toute de manière décomplexée. Même de ça, des angoisses, des médecins et des médocs, parce qu'ils venaient du même endroit : le pays des fous, comme ils aimaient l'appeler.
*
Bonne nouvelle : il n'avait croisé personne. Enfin il avait vu quelques personnes du lycée, mais qui elles ne semblaient pas l'avoir reconnu ; Angel avait pris soin de mettre une casquette qui cachait relativement son visage. Évidemment ce stratagème ne marcherait qu'avec des gens le connaissant de vue. Si il tombait sur n'importe qui de son ancien cercle amical, s'en était fini de lui.
"Tu peux mettre ça là, merci ! L'apostropha une voix alors qu'il était entrain de se demander où mettre les bouteilles pour les cocktails.
- Ah, ouais ok, merci, répondit Angel sans même se retourner vers celui qui avait parlé.
- Dis donc, si j'avais su que les élèves de l'école hôtelière étaient aussi mignons, je me serai porté volontaire pour les accueillir !
Le châtain rougit immédiatement et se retourna vivement vers la voix. Il tomba face à un... garçon -le doute était permis, absolument charmant. Des cheveux longs, des fossettes hautes, des longs cils et une bouche qui souriait de manière énigmatique.
- Je ne suis pas dans cette école, lâcha Angel, trop consterné pour savoir quoi dire d'autre.
Le garçon en face de lui fit la moue.
- Ah ? Dommage. Bon je file, je ne sais pas mettre ma cravate tout seul, alors il faut que je trouve un vaillant chevalier qui saurait m'aider !
Mais alors qu'il partait déjà, le jeune homme aux cheveux longs s'arrêta dans l'entrebâillement de la porte de la cuisine et demanda d'un air inquisiteur :
- Tu ne saurais pas les mettre toi par hasard ?
Oui, il savait.
- Euh, non.
- Encore dommage ! Tant pis, j'espère qu'on se recroisera !"
Et le garçon fila sans qu'Angel puisse dire un mot de plus. Il ne savait pas pourquoi il avait dit non.
"Qu'est-ce qu'il te voulait ? S'enquit Auguste qui revenait du dernier camion à décharger.
- Mh, je sais pas. Il était vraiment bizarre.
- Bizarre ou non, il t'a fait de l'effet en tout cas : t'es encore tout rouge."
Angel fronça les sourcils et toucha sa joue : elle était chaude effectivement.
*
Auguste lui avait proposé de rester tout le long de la soirée bien que sa part de travail soit achevée, mais Angel avait décliné. Il n'allait pas prendre le risque de rester et de se faire reconnaître. Il imaginait que les gens pouvaient encore avoir à l'esprit cette... vidéo qui avait tourné dans tout le lycée.
La honte.
Bref, il allait s'en aller bien vite -le bus partait dans vingt minutes.
Afin d'éviter de passer par la salle de réception, il fit un détour qui l'amènerait à une porte dérobée qui le ferait passer inaperçu. Il était un peu ridicule et excessif, peut-être, mais le docteur Héraut lui avait bien dit "d'éviter les situations de stress non-nécessaires". Et c'est exactement ce qu'il faisait -non, il ne fuyait pas face à la situation.
Il s'engagea dans un couloir sombre lorsqu'il entendit une voix qu'il cru reconnaître.
Le mec de tout à l'heure, celui qui lui avait dit qu'il était mignon.
Il regarda sa montre : le bus était dans dix-huit minutes. Il s'arrêta. Est-ce que c'était de la curiosité mal placée de jeter un coup d'œil à travers la porte ? Certainement. Pourtant, il voulait le faire. En s'approchant de là d'où venait la voix, il distingua en réalité qu'il y avait deux personnes qui parlaient. Elles semblaient se chamailler gentiment.
"J'en sais rien, partir dire bonjour à des potes où je sais pas quoi."
C'était bien la voix de l'étonnant garçon aux cheveux longs. Puis Angel se ravisa : il n'avait strictement aucun intérêt à aller espionner ce garçon. Qu'est-ce qu'il espérait ? Il secoua la tête de dépit envers lui-même et tourna les talons. Mais alors qu'il était encore assez proche pour entendre ce qui se passait de l'autre côté de la porte, il entendit une voix qu'il fut cette fois sûr de reconnaître :
"Moi aussi je devrais être avec mes amis là."
Angel se figea, parcouru d'une sueur froide.
De toutes les personnes qu'il aurait pu croiser, Cléo était définitivement la pire. Cléo, son Cléo. Son premier vrai copain; le temps d'une journée.
Quand il repensait à cette relation, Angel avait l'impression d'un rêve. Non pas parce que ça avait été trop beau pour être vrai ou autre connerie, mais parce que ça avait si fugace, finalement, mais si intense à la fois, qu'il doutait parfois qu'elle fut un jour réelle. Ça avait été comme une parenthèse entre deux événements dramatiques, alors il aimait se rappeler de ces jours comme des exceptions dans sa vie assez pathétique.
Il souffla un bon coup ; au moins avec ses anxiolytiques, il ne risquait pas de faire une crise d'angoisse. Mais il attrapa quand même la Ventoline dans la poche de son jean ; ne sait-on jamais.
Devait-il partir sans se retourner ? Bien que sa conscience lui hurlait que c'était la bonne chose à faire, la phrase du docteur Héraut sur les situations de stress non-nécessaires tournant en boucle dans sa tête, il fut impossible pour Angel de décoller les pieds du sol.
Il resta là, glacé comme un imbécile, à imaginer malgré lui ce joli blond derrière la porte. Qu'elle serait la réaction de Cléo si il débarquait, là, tout de suite ? Angel secoua la tête.
N'y va pas, n'y va pas, n'y va pas.
Oh et puis... un coup d'œil ? Après tout si Cléo ne le voyait pas, rien ne changerait pour lui. C'était un peu comme le risque d'un voyage dans le temps : Angel ne devait pas changer le cours de l'histoire en se faisant voir, mais il pouvait bien observer, puisque de toute façon il l'avait déjà reconnu à la voix.
Alors, tout doucement, il s'approcha de l'entrebâillement de la porte. Son cœur battait si vite et si fort qu'Angel avait l'impression qu'il allait sortir de sa poitrine. Pourtant, cette appréhension qu'il ressentait ne ressemblait pas à ses angoisses habituelles. Il avait plutôt l'impression... d'être impatient, excité à l'idée de revoir Cléo. Il sourit doucement : après tout c'était normal, Cléo ne pourrait jamais lui faire ressentir autre chose que des émotions positives. Même quand ce dernier n'avait pas répondu à ses nombreuses lettres, Angel n'avait jamais ressenti que de la tristesse envers sa propre situation, mais jamais de rancœur à l'égard de son ancien copain.
Il souffla un bon coup avant d'enfin jeter un œil dans la pièce. Il vit deux personnes. Le fameux garçon aux cheveux longs lui faisait face tandis qu'un jeune homme blond était de dos, réajustant la cravate de l'autre. Inutile de préciser qui était qui. Angel se senti frustré, à ce stade, de ne pas pouvoir se délecter de la vision du visage de Cléo.
De ce qu'il pouvait apercevoir, ce dernier portait une chemise satin bleu foncé qui lui donnait l'allure d'un prince. Ses épaules semblaient être légèrement plus larges qu'avant -cela ne déplaisait pas à Angel. Il chassa immédiatement une fugace pensée inappropriée. Ces fameux cheveux blonds étaient coiffés en arrière, signe qu'il allait sûrement performer au piano ce soir. Angel aurait voulu voir ça, mais voir Cléo jouer le plongerait sans aucun doute dans une étrange tristesse tintée de nostalgie -il préférait éviter.
"Mais tu es là avec moi... je sais que je suis ton préféré"
Angel bloqua un instant sur cette phrase que le garçon aux cheveux longs venait de prononcer.
Mais bien sûr.
Cléo avait refait sa vie et c'était évident. Angel observa la manière délicate dont le blond enroulait la cravate autour du coup de l'autre garçon, la façon dont ce dernier le regardait.
N'importe qui y aurait vu un couple.
Angel accusa le coup, bien qu'il s'y était préparé. A chaque fois qu'il allait sur le profil Instagram de son ancien copain -non non il ne le stalkait pas, c'était juste comme ça, il avait cette appréhension de tomber sur une photo, un mot, n'importe quoi qui signifierait que Cléo était à nouveau en couple. Cela n'était jamais arrivé. Mais en même temps, les réseaux sociaux de montrent pas tout ; et le blond n'était d'ailleurs pas du genre à exposer ses relations.
Angel se sentit bête. Puis il eut soudain mal au cœur ; pas le genre de mal qui donne envie de vomir mais le genre de mal qui resserre si fort la poitrine que la douleur émotionnelle en devient physique. Il devait partir -il en avait assez vu de toute façon.
"Mais bien sûr. Aller, file répéter ton texte, le gala va bientôt commencer."
Merde, quelqu'un allait sortir de la pièce. Angel accéléra -couru presque, jusqu'à la porte de derrière, qui menait au local poubelle. Il se laissa tomber le long du mur, le souffle court et les joues rougies -de honte, de tristesse et de colère envers lui même. Il n'avait pas le droit d'être jaloux, pas le droit de se sentir mal, pas le droit d'en vouloir de quelconque manière à Cléo. Ce dernier était mieux sans lui, sûrement bien plus heureux, oui, sans un fou pour lui compliquer la vie.
Le châtain essuya une larme insolente qui avait coulé sans prévenir. Il pensa aux semaines et aux mois à venir, il songea qu'avec cette affaire il serait amené à revenir dans cette ville. Mais pour le bonheur de Cléo, il devait faire en sorte qu'il ne le voit pas.
Ils vivraient des vies parallèles, sans jamais se croiser.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top