Les chanceux de l'ère de l'après-viande

Libéria, 2300 apr. J.-C.

Le corps du chien gisait sur le sol, entre nous. Ses côtes et les os de ses hanches projetaient de petites ombres dans la lumière spectrale, bleu clair, d'une Lampe Lunaire, le rendant plus fin et plus menaçant que s'il était vivant.

"Tu vas faire quoi ?" dit Nalo, d'une voix étranglée.

"Le manger," dit Riabo, calmement. "Comme l'ont fait nos ancêtres."

"C'est dégoûtant. Et pas seulement ça, c'est illégal," ai-je dit, mes yeux passant du chien sur le pavage de la ruelle au visage de mon ami. "Tu charries. Tu vas pas le manger."

"T'as jamais eu envie de goûter de la viande ? La chair d'un véritable animal ?" demanda Riabo, comme de demander si nous aimerions vivre dans un manoir.

"Non," dit Nalo, "jamais de la vie. La viande c'est dangereux. C'est pour ça que c'est illégal. Et c'est juste stupide d'en manger. Tu pourrais mourir. Et faire mourir d'autres personnes aussi."

Riabo secoua la tête avec agacement. "Pendant des milliers d'années, nos ancêtres ont bien prospéré en se nourrissant de viande. Chasser était ce que faisaient les hommes. Les vrais hommes étaient des chasseurs, pas des marchands de navets." Il donna des petits coups de doigt accusateurs à Nalo.

"Oui", acquiesçai-je, "et nos ancêtres ont eu des maladies et ont souffert de terribles douleurs et épidémies. Ebola est réel."

Nalo frissonna et je compris pourquoi. Les vieilles affiches et les vieux slogans nationaux étaient toujours visibles sur des écrans d'information publics et des Hologram Centres dans toute la Monrovia moderne.

Ebola est Réel.

Les Plantes sont l'Avenir.

Viande = Mort, Plantes = Vie.

À l'école, ils nous ont montré des images d'archives saccadées et délavées des grandes épidémies des 21ème et 22ème siècles. Nous avons appris que lorsque la science de l'alimentation avait suffisamment avancé pour rendre les substituts à base de plantes abordables pour tous, la viande a été écartée de notre alimentation. Les libériens étaient en bien meilleure santé maintenant qu'ils ne l'ont jamais été à n'importe quelle autre période de l'histoire.

À quoi Riabo pensait-il ? Nous étions incroyablement chanceux de vivre à l'ère de l'après-viande.

La mélodie à cinq notes typique d'un bus de ville carillonna du bout de la rue, avertissant les gens de l'arrêt à seulement quelques mètres de sa voie d'accès. Les mélodies des taxis et des véhicules privés, principalement des versions électroniques de chansons pops, montaient dans la chaleur nocturne tandis qu'ils nous dépassaient. J'ai vu les derniers mots d'une publicité pour du savon écrite en cramoisi dans le ciel étoilé avant que la brise, venue de l'océan, la balaye et la disperse dans les terres.

Nous étions seuls dans la ruelle.

Je fis un geste vers le cadavre du chien. "Où l'as-tu trouvé ?"

"Je l'ai tué," dit Riabo, fièrement. "Un vrai homme devrait chasser son repas."

"Tu as tué l'animal de quelqu'un ?" Les yeux de Nalo étaient d'énormes globes d'incrédulité dans la pénombre de la lumière bleue.

"Tu vas manger avec moi, ou pas ?"

"Et comment tu sais qu'il n'était pas malade, ce chien ? Peut-être qu'il avait une maladie ?" ai-je demandé, voulant le titiller un peu en jouant sur la peur que tous les deux, Nalo et moi, ressentions.

Riabo pouffa. "Des histoires pour vieilles dames. La viande n'est pas dangereuse. S'il était malade, il serait mort avant que je le tue. Je suis un vrai homme et -- !"

"Ebola est vrai !" glapit Nalo, puis il regarda autour et en l'air, vers les grands immeubles faits de Nanoplast, lisses, réfléchissant la lumière, qui s'élevaient au-dessus de nos têtes, comme s'il cherchait une échappatoire. J'espérais que personne n'était en train de regarder par l'un des très nombreux balcons, leur Micro-Bandes nous filmant tous les trois regroupés autour du misérable corps, et transférant directement les images au commissariat le plus proche.

J'ai regardé l'animal chétif, puis Riabo. "Et comment tu vas le manger ? Juste en mordant dedans, arracher un morceau avec tes dents et mâcher ?"

"Tu crois que je n'sais pas c'que j'fais, hein ? La vraie viande est cuite sur un vrai feu. J'vais le faire griller." Il arbora un large sourire, dévoilant deux rangées de grandes dents blanches.

Nalo se leva d'un coup. "T'es fou, Ri, et j'te connaîtrai plus quand tu seras contaminé ! Je dirai à tout l'monde que j'ai aucune idée de qui tu es !" Il courut à toute vitesse jusqu'au bout de la ruelle, où il s'arrêta et se retourna.

"Hé ! Tu viens pas ?"

J'ai regardé mes deux amis l'un après l'autre, et j'ai secoué la tête. "J'vais rester avec le cinglé."

Je voulais voir jusqu'où il irait.

Nalo me regarda avec insistance pendant quelques secondes puis s'en alla. Je tripotais la barre de métal que j'apportais pour me protéger à chaque fois que je m'aventurais dans le quartier reculé du port et me sentis suffisamment en sécurité au cas où Ri deviendrait imprévisible.

Riabo fouilla dans la poche de sa veste, et finit par en sortir un LaserLite volé. Il avait déjà préparé des bouts de tissu et des déchets inflammables dans un plat en métal caché dans une niche. Il sourit en allumant les déchets avec le mode 'brûler' du LaserLite, ce qui me parut presque aussi perturbant, dans la lumière dansante, que le chien sans vie.

Je regardais tandis qu'il régla le LaserLite sur 'couper' et retira le cuissot du chien, dans un craquement, en tirant d'un coup sec. Un liquide sombre suinta des plaies ouvertes tandis que Riabo dépiautait la patte, révélant un muscle pâle et des articulations.

Je sentis mon estomac se retourner.

Ensuite, Riabo maintint le membre au-dessus du feu, l'embrochant sur une tige en métal. Bientôt je sentis une étrange odeur qui ne ressemblait à aucune de celles que je connaissais. Je ne dirais pas que c'était désagréable, mais le fait d'en connaître l'origine, me fit couvrir ma bouche et mon nez avec ma main.

Je ne croyais toujours pas qu'il irait jusqu'au bout. Je pensais encore que c'était du bluff et qu'il essayait d'impressionner ; comme quand d'autres sautent des toits des hôtels flottants, dans l'océan.

Mais il ne bluffait pas. Il prit la patte de la tige en métal et mordit dans la chair brûlante, l'arrachant de l'os avec ces grandes dents blanches, mâcha et finit par avaler.

"Mmmm... la nourriture de nos ancêtres. Délicieux. Il prit une autre bouchée sauvage, fermant les yeux avec concentration, ou plaisir.

Je l'ai regardé manger la majeure partie de la patte, tour à tour dégoûté et fasciné. Puis il me regarda, la partie inférieure de sa bouche et son menton étrangement luisants, et il m'offrit un morceau.

Poussé par une sorte de curiosité morbide, je me suis penché en avant et j'ai prélevé un petit morceau, l'ai analysé, avant de mettre la minuscule bouchée précautionneusement dans ma bouche.

Ça avait un goût infect. Comme des gants brûlés.

Je l'ai recraché quand Riabo ne regardait pas. Il consomma le reste du chien tout seul.

Ce fut la première -- et dernière -- fois que je goûtai de la viande. Même les fois où j'avais faim et que j'étais seul, comme je l'étais souvent dans mon enfance, je n'ai jamais été tenté de tomber dans la barbarie comme Riabo l'avait fait. J'ai eu d'autres façons, beaucoup plus impressionnantes, de prouver que j'étais un homme.

Environ un an après l'histoire du chien, Riabo s'est fait attraper la main dans le sac en train de consommer un serpent qu'il avait tué le long de l'autoroute qui menait dans l'arrière-pays. Ils l'ont enfermé dans une structure pour malades mentaux, disant qu'il représentait un danger à la fois pour lui-même et pour la société.

Ce qui était le cas.

Ebola est Réel, et nous sommes tellement chanceux de vivre à l'ère de l'après-viande.

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