Dans les Ruines

Ils prennent un weekend de congé pour le bien de leur mariage.

Dans le train, aucun des deux ne parle. Sandrine se plonge dans un roman de poche, inclinant les pages vers la fenêtre du train pour saisir plus de la lumière diffuse provenant de l'extérieur. Charles ferme les yeux et écoute ses discours de séminaires dans ses écouteurs, les fils fins disparaissant dans sa chemise juste en-dessous du troisième bouton. Leurs valises mal assorties rassemblées dans le compartiment au-dessus de leurs têtes comme deux races de chiens différentes retenues captives dans la même cage.

Les autres passagers les prennent pour des étrangers l'un pour l'autre.

La pluie qui tombe à Bourillès est suffisamment dense pour les décourager tous les deux de suggérer de marcher jusqu'à leur hôtel. Ils prennent un taxi à la place, chacun regardant silencieusement par leur propre fenêtre défiler les bâtiments et les magasins. Quand ils arrivent, Sandrine apporte automatiquement deux de leurs bagages à l'intérieur, tandis que Charles saisit automatiquement son portefeuille pour payer le prix de la course.

Dans leur chambre, Charles enlève ses chaussures, s'étend sur le lit et lit le texte de présentation du guide côtier, à voix haute, dans la faible lumière diffusée par la lampe de chevet.

Sandrine se perche au bout du lit, une jambe croisée sur l'autre. Elle allume la télé et zappe sans le son.

Ils dorment dos tourné l'un à l'autre.

Le lendemain, le brouillard persiste comme des draps étendus pour être lavés par une bruine ponctuellement évanescente, qui glisse imperceptible sous les cadrans des montres et dans les cols. Sandrine enfile son épais ciré jaune et ses robustes chaussures de marche, déterminée à rester au sec. Charles prépare le sac à dos pour la journée. Il y ajoute une paire de chaussettes supplémentaire pour chacun d'eux.

Un long sentier d'asphalte en pente douce les emmène en haut de la colline, aux ruines du château qui sont si grandement recommandées par le guide ; lequel est emporté rangé en toute sécurité, loin des intempéries, dans la poche intérieure d'une poche intérieure du sac à dos.

Dans le cabanon provisoire qui squatte comme un crapaud en métal à l'entrée du château, Charles achète deux tickets d'entrée à un adolescent au regard vide. Sandrine se tient derrière lui avec les bras croisés dans le dos, passant en revue, sans dire un mot, les brochures aux tons pastels gondolées à cause de l'humidité, photocopiées par les historiens amateurs locaux ; un petit nombre de guides régionaux illustrés dans quelques langues étrangères ; et l'assemblage d'un faux-médiéval bric-à-brac poussiéreux qui suscite la compassion. La pluie dessine un chef-d'œuvre transparent de pointillisme dans la fine couche de poussière sur les vitres de la fenêtre. Ce sont les seuls visiteurs.

Sur le pont moderne, fait d'aluminium et couvrant les douves, Sandrine s'arrête brusquement. Elle lève les yeux, essayant de concilier l'image du château tel qu'il était il y a des siècles, créée par ordinateur et projetée sur un grand tableau adjacent à l'entrée du pont-levis, avec ce qu'elle peut voir à travers le brouillard qui repose comme un châle sur les épaules des tours et des courtines.

Charles lui rentre dedans.

Sandrine a un mouvement brusque et quand leurs yeux se croisent, ils sont tout à coup les personnes prises comme étant étrangères l'une pour l'autre par les autres passagers du train. Pendant une demi-seconde, aucun d'eux ne reconnaît l'autre.

Et puis l'instant retombe, volant en éclats à leurs pieds.

Charles s'excuse. Sandrine détourne le regard.

Tous deux se dirigent vers l'ouverture béante du château et l'intérieur spectral laiteux. Charles suivant Sandrine.

À l'intérieur des murs, le sol s'élargit en une cour pavée irrégulière et Charles s'arrête pour lire quelques notes historiques imprimées sur une large tablette transparente boulonnée dans l'édifice en pierre. Quand il se retourne, son doigt pointé vers un fait historique ‒ il espère couvrir la gêne du moment, Sandrine est introuvable.

Un vif début de crainte fait battre les pulsations de son coeur dans ses oreilles, couvrant le son de la moindre goutte de pluie qui tombe sur sa veste. Et puis il rit de lui-même, son esprit rationnel reprenant le dessus.

Sandrine n'a pas été enlevée par des fantômes. Elle a simplement traversé la cour et a été aspirée par le brouillard épais posé, tel le clayonnage autour des pierres irrégulières fissurées. Toujours est-il qu'il frissonne involontairement tandis qu'il traverse rapidement la cour après elle, et laisse le brouillard l'aspirer aussi.

Un flash de jaune le dirige à gauche. Mais quand il arrive où il est certain de trouver sa femme, debout, les bras pliés dans le dos, la tête inclinée sur le côté, elle n'est pas là.

Désorienté, un nœud de frustration commençant à se former entre ses omoplates, il erre de pièce en pièce, lisant obstinément chaque mot de chaque tablette qu'il trouve. Il déambule à travers d'anciennes chambres, des grandes salles, des écuries, des cuisines, passe le puit avec son ouverture bien hermétiquement scellée. Bien décidé à prendre son temps.

De temps à autre, un flash d'un jaune flamboyant surgit à l'improviste dans la masse gris perle et puis s'éloigne, l'appelant à lui, jusqu'à ce que le spectre du ciré de Sandrine apparaisse seulement comme une tache terne et mal définie dans le brouillard, au loin. Et ensuite, finisse par s'évanouir complètement. Le ciré jaune qui est resté pendu paisiblement dans le placard, chez eux, blotti contre ses manteaux à lui, pendant toutes leurs années de mariage. Il suit son ombre qui s'éloigne, et qui l'égare dans des vestiges de pièces plus vides encore où il se trouvera à nouveau complètement seul.

Une autre montée d'anxiété s'empare de Charles, lui faisant oublier les tablettes et accélérer le pas. Soudain, il ne se souvient plus quand il a vu le flash de jaune dans le brouillard pour la dernière fois. Il tourne à droite suivant les chemins de gravier concassé, bifurque à gauche, trottine à travers des petites cours tapies d'herbe humide, des couloirs sans toits et des escaliers sans issue, poursuivant rapidement le ciré perdu. Son cœur bat violemment et il ne peut pas organiser ses pensées autrement qu'en de brefs messages alarmants de ses propres craintes.

Soudain, une clôture en métal massif qui marque la limite des terres du château se dresse brusquement devant lui, et il la percute, vacillant dangereusement par-dessus. Il ne peut pas aller plus loin. C'est la fin.

Et Sandrine n'est pas là. Charles se retourne, une main empoignant de toutes ses forces la clôture, et crie son nom dans l'édifice de pierre qui lui renvoie sa voix ; et cette dernière, dans le même temps, résonne dans le vide de tout ce qui se trouve derrière.

Il crie son nom encore. Et encore.

Sa seule réponse est la consolation rauque d'un corbeau, au loin.

Quelque part, du fin fond du brouillard.

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