Chapitre 9

Tirée de mon sommeil par un vacarme tonitruant en provenance de la rue, je sursaute. En effleurant ma joue, je peux sentir la marque que mes draps blancs ont imprimée sur mon visage, arrosée d'un filet de bave. Glamour, un matin comme on les aime...

En me redressant, je reconnais sans peine ma chambre mansardée, baignée d'une douce lumière filtrée à travers les persiennes. La scène aurait presque pu sembler poétique si ma tête ne menaçait pas d'exploser à tout moment. Quelle heure est-il ? Je me sens encore si fatiguée.

Puisant dans mes faibles ressources en énergie, je pose un premier pied par terre et chemine lentement à travers la pièce. Une fois à la fenêtre, j'ouvre le battant et soulève le portisol, petit battant typique des volets niçois. Bien que cette ouverture ait été spécialement conçue pour ne pas laisser entrer trop de lumière, le geste n'en reste pas moins violent.

— Aïe... Ma tête...

Ma curiosité surpassant la douleur, je passe ma tête à travers la lucarne. Je comprends alors que le boucan qui m'a réveillée n'est autre que la chute d'un couvercle de poubelle que deux mouettes affamées semblent se disputer dans un impitoyable combat.

Dépitée, je referme le portisol et m'assois au pied de la fenêtre, toujours fatiguée mais définitivement réveillée. Il est temps de rassembler les morceaux. Tout d'abord : comment suis-je rentrée chez moi ? Mon dernier souvenir remonte à ma scène en pleine rue, celle où Samuel m'avait calmée.

Samuel... Le simple fait de penser à lui fait remonter en moi toutes sortes de souvenirs peu glorieux. Qu'est-ce qui m'a pris de me mettre à courir en pleine nuit complètement ivre ? J'en ai fait de belles durant mes années à Lyon mais là, j'ai atteint des sommets. Lorsque des visions de moi en train de lui vomir dessus commencent à m'assaillir, j'enfouis mon visage dans mes mains. Jamais plus je n'oserai croiser son regard, ni même sortir de chez moi.

Interrompue par les vibrations de mon téléphone, je consulte l'écran, où s'affichent plusieurs messages de notre conversation de groupe :

Valentin : Salut les moches ! J'espère que vous vous êtes réveillés et pleins d'énergie en ce magnifique samedi matin. Ca vous dit d'aller à la plage ?

Ahmed : Je crois qu'il y a une ou deux personnes qui risquent de se réveiller un peu barbouillées, si tu vois de quoi je parle...

Valentin : Mais non, vas-y, balance les ragots ! Qui a posé sa galette ?

Les insinuations d'Ahmed m'emplissent d'un vent de panique. Visiblement, mon collègue a été témoin de mon Embuscade avec un grand E...

Ahmed : Je dirais rien, je suis pas une balance.

Valentin : Vas-y, tu peux pas poser ça là pour te défiler juste après !

Valentin : Il ne dit plus rien, le traître ! Tôt ou tard, tout se sait.

Je lâche un soupir de soulagement. Heureusement pour ma dignité, Ahmed a plutôt l'air de vouloir garder cela pour lui – constat qui le fait remonter dans mon estime.

Toujours assise à même le sol, je suis rattrapée par la culpabilité. J'ai beau mourir de honte, Samuel mérite au moins un remerciement. Puis, étant donné que j'habite juste au-dessus du bar où il travaille, je ne pourrais pas l'éviter indéfiniment.

C'est ainsi que je me retrouve, après une douche salvatrice, à me munir d'habits propres et de mon pendentif d'ambre. En caressant la pierre, je me remémore mon dernier jour de stage et la décision salvatrice que j'avais prise. J'ai déjà affronté tellement plus, ce n'est pas une simple confrontation avec le serveur du Comptoir d'Azur qui va me faire peur...

Une fois en bas, je jette un coup d'œil plus ou moins discret en direction du bar. Il n'y a personne sur la terrasse, mais la porte du local est ouverte.

— Tu cherches quelque chose ?

Samuel surgit sur le palier tel un diable sortant de sa boîte. Mince, alors. Je ne l'avais pas aperçu, mais lui a dû me surprendre en train d'épier son bar depuis la rue.

— Ah, salut ! Ça alors, je ne m'attendais pas à te voir ici.

Je ne sais pas pourquoi je m'obstine à vouloir faire passer cette rencontre comme totalement fortuite alors que c'est évident que je suis venue le chercher. Heureusement, Samuel n'a pas l'air de m'en tenir rigueur. Debout face à moi, il essuie ses mains sur son t-shirt noir avant de croiser les bras.

— Je viens avant l'ouverture pour préparer la salle, m'explique-t-il. Le samedi midi, on propose des choses à grignoter, donc il me reste encore un peu de temps pour faire briller le bar avant l'arrivée des premiers clients. Il faut dire qu'un sacré ménage m'attend, aujourd'hui ! Une personne dont je ne citerai pas le nom m'a refait le plancher hier soir...

Comme pour imager sa déclaration, Samuel se met à frotter le sol à l'aide de sa serpillière. Je prends un air scandalisé :

— Je me demande bien quel genre d'effronté a pu se permettre une telle incivilité...

— Tout ce que je peux dire, c'est que j'espère que Philippe ne mettra jamais la main sur elle !

Je me mets à rire et le serveur me rejoint. Au moment où nos regards se croisent, je baisse les yeux.

— En réalité, je suis désolée pour... ça.

— Oh, tu sais, c'est pas la première fois qu'un client vomit dans le bar, rétorque Samuel d'un air désinvolte. Ne t'inquiète pas, je te couvre pour Philippe. Quand il m'a demandé qui était à l'origine de ce désastre, je lui ai dit que c'était un touriste allemand de passage. Je te devais bien ça.

Ses paroles me renvoient à notre collision, où j'avais porté le chapeau auprès de son patron.

— C'est gentil, soufflé-je en souriant. Je l'ai échappé belle, alors !

— C'est clair. Au moins, tu n'auras pas à être bannie à vie du Comptoir d'Azur... Mais attention, ça reste à condition que tu ne jettes pas encore ton dévolu sur moi ! La prochaine fois, choisis une autre victime, s'il te plait. Je sais que tu étais surprise de me voir vu ta première réaction, mais quand même...

Amusée par sa boutade, je lève les yeux au ciel en secouant la tête.

— Allez, rajoutes-en une couche ! Je l'ai mérité.

— Attends, c'est vexant. On se croise et la première phrase qui te vient c'est : qu'est-ce que tu fiches ici ? On a même plus le droit de prendre un soir off sans se faire renier, maintenant ?

Je soupire en constatant une fois de plus que ma paranoïa avait frappé. Contrairement à ce que je m'étais imaginé, Samuel avait simplement pris sa soirée...

— Je te l'ai dit... C'était la faute de l'Embuscade.

— Il faut dire qu'avec un nom de cocktail pareil, tu l'as un peu cherché aussi...

Pour seule défense, je fusille du regard le serveur.

— Ben quoi, c'est vrai ! renchérit-il. Quelle idée de retourner la carte ? Philippe me l'a dit dès mon arrivée : le verso de la liste des cocktails, c'est un peu comme... le côté obscur de la force. Quand des clients se mettent à commander ça, prépare-toi au pire. J'aurais dû l'écouter...

Je ne peux pas m'empêcher de sourire en imaginant le propriétaire des lieux rédiger cette fameuse carte. Un sacré blagueur, ce Philippe !

— En tout cas, je tenais à te remercier pour hier soir. Je suis désolée pour le vomi, et aussi pour le scandale que je t'ai fait dans la rue... Je ne sais pas ce qui m'a pris.

— Pas de problème, je voyais bien que tu étais dépassée par les évènements... Tout comme tes amis, d'ailleurs. C'est pour cette raison que je leur ai dit de ne pas s'inquiéter, que je m'occupais de toi.

Le fait d'entendre ces paroles ne me laisse pas de marbre.

— C'est donc toi qui m'as raccompagnée ?

— Ben oui, tu pensais être rentrée comment ?

— Euh... toute seule... avoué-je, réalisant aussitôt le ridicule de mes mots.

— Toi ? Seule ? Hier ? répète Samuel en éclatant de rire. Tu n'aurais même pas été capable de passer la première marche de ton escalier ! J'ai presque dû te porter jusqu'à ta chambre.

C'est étrange d'imaginer ce garçon dans ma chambre alors que nous nous connaissons à peine. Et c'est encore plus déstabilisant de ne pas en avoir gardé le moindre souvenir.

— Bon, ça va, pas besoin d'en rajouter ! Je suis venue pour te faire part de mes plus plates excuses, pas pour me faire victimiser.

— Je plaisante. Allez, pour me faire pardonner, je vais te faire grâce de l'un de mes meilleurs remèdes... Viens.

Intriguée, je suis le serveur jusqu'à la cuisine, que je commence à bien connaître. En le voyant ouvrir un placard, je l'interroge :

— De quel remède parles-tu, au juste ?

— Du meilleur remède anti-guayabo.

— Anti quoi ?

— Je crois que vous appelez ça la gueule de bois ? En Colombie, on a un remède très connu pour ça. On l'appelle la Bomba. Un demi-verre d'eau, deux comprimés d'Alka-Seltzer et du jus de citron.

Colombie, donc ! En le regardant s'affairer autour du plan de travail en inox, je demande comment il est arrivé en France.

— En réalité, on a plusieurs remèdes typiques, poursuit Samuel en lâchant deux pilules effervescentes dans un verre d'eau. Mais je n'ai malheureusement pas le nécessaire pour te faire notre fameux caldo levanta muertos...

— Le quoi ?

— On peut traduire ça par « bouillon qui réveille les morts ». Une soupe chaude dont le mélange de carbohydrates et de matières grasses booste ton organisme.

— Eh bien, on peut dire que vous savez traiter le mal comme il se doit.

— Oh, on a encore mieux ! Je ne t'ai pas proposé mais, souvent, on boit une petite bière pour faire passer le truc. Ça te tente ?

— Ne prononce pas ce mot...

Je grimace en visualisant le Sperme de Cheval, cet affreux cocktail mélangeant la bière à du lait.

— C'est bien ce que je m'imaginais. Tiens.

Samuel referme la petite boîte de comprimés et me tend le fameux verre. J'en bois le contenu d'une traite, avant de le reposer sur le plan de travail.

— Eh bien, merci. On verra si le remède fait effet.

— Oh, je ne me fais pas de souci. Ce mélange est infaillible.

En bon employé qu'il est, Samuel s'empresse de ranger le verre dans le lave-vaisselle et de passer un coup de chiffon sur la surface en inox. Après un court instant de silence, je décide de lui poser la question qui me taraude :

— Mais, dis-moi... Pourquoi est-ce que tu m'as prise en charge ? Tu joues souvent les mère Theresa avec de parfaits inconnus ?

— Peut-être bien... Après tout, c'est pas pour rien que ta mère m'a demandé de garder un œil sur toi.

Je manque de m'étrangler avec ma salive.

— Ma mère a fait quoi ?

— Elle ne voulait pas que je te le dise mais, avant de partir, elle m'a chargé de faire attention à toi. Elle était inquiète de te laisser seule ici.

Ces aveux me plongent dans l'incompréhension la plus totale tandis que je vois tous mes idéaux se casser la figure. Ma mère, celle que j'ai toujours vue comme un modèle d'indépendance alors qu'elle m'a élevée pratiquement seule suite à son divorce, m'a placé sous la protection d'un parfait inconnu ? Pour quel genre de cruche me prend-elle pour en arriver là ?

— Eh, ça va ? T'as l'air bizarre. Ne t'en fais pas, je ne lui dirai pas que tu étais ivre morte...

Si le colombien tente de détendre l'atmosphère avec un sourire taquin, je suis tout sauf réceptive à son humour.

Dire que son attention m'avait touchée ! En réalité, Samuel n'a rien de spécial. Ce n'est qu'un homme de plus à être persuadé qu'une femme a besoin de sa bénédiction pour survivre. Fin de l'intrigue et du mystère, on remballe tout. J'ai eu affaire à suffisamment de spécimen dans son genre pour m'embarquer une fois de plus là-dedans.

— Tu sais quoi ? Dis-lui surtout que je n'ai pas besoin de chaperon. Merci pour le remède.

Sans plus attendre, je quitte la cuisine, laissant leserveur perplexe derrière moi.

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