Chapitre 8
"Le Comptoir d'Azur" par Johanna R.
— Oh non...
Malgré l'envie que tout cela ne soit qu'un mauvais rêve ou un délire de mon esprit alcoolisé, je dois me rendre à l'évidence : cette scène est bel et bien réelle. Les jambes flageolantes, je soutiens le regard de Samuel, avant de baisser les yeux vers sa pauvre chemise souillée.
Seul élément positif de cette scène catastrophique : au moins, il n'a pas été renvoyé.
Malheureusement, ce n'est pas ce constat qui va m'aider à me dépêtrer de cette situation. Je me creuse les méninges à la recherche de quelque chose à dire pour ma défense, une blague, n'importe quoi, mais rien ne vient. Tout ce dont j'ai envie, c'est de disparaître six pieds sous terre pour ne plus jamais avoir affaire à lui.
À mon grand soulagement, c'est finalement Samuel qui prend les devants, mettant fin à cet affrontement silencieux.
— Ajo... Est-ce que ça va ?
Le regard dans le vague, je me racle la gorge en cherchant à établir un contact visuel avec à peu près n'importe quoi sauf lui. Très cher Samuel, je crois que lorsqu'une personne déverse ses tripes sur toi, tu peux partir sur le fait qu'elle ne va pas bien. Mais lorsque j'ouvre la bouche pour répondre, seule une piteuse défense en sort :
— Désolée, j'ai un peu trop bu, je crois...
Pas ma réponse la plus brillante, mais son calme me déstabilise. À sa place, j'aurais certainement hurlé, injurié le coupable, fait un scandale. La seule explication que je trouve, c'est qu'il est encore en état de choc.
— Je crois bien, oui.
En relevant enfin les yeux, je découvre un léger sourire sur les lèvres de Samuel. Ce rictus est-il moqueur ou simplement compatissant ? Dans le doute, je préfère partir sur la deuxième option. J'ai encore la tête qui tourne et je commence à avoir du mal à tenir sur mes jambes.
— Il faut que je m'assoie...
— C'est bondé ici, si tu veux, je peux t'emmener en cuisine. Tu pourras t'y assoir au calme.
Sa gentillesse est tellement déconcertante qu'elle pourrait presque sembler suspecte. Mais il y a un je ne sais quoi dans son regard, dans son accent chantant, qui me souffle que je peux lui faire confiance. Je hoche alors fébrilement la tête et Samuel glisse son bras sous le mien pour m'aider à avancer – un nouveau contact inattendu.
Nous traversons la salle du bar, peuplée d'éclats de rire et de verres s'entrechoquant. Les clients ne bronchent pas, bien plus intéressés par leur bière et leurs amis que la scène absurde qui vient de se jouer à quelques mètres d'eux.
Une fois arrivés au fond de la pièce, le serveur pousse une porte à battants qui débouche sur une salle plus calme. Il y flotte encore la rumeur des discussions du bar, mais le fait d'en être coupé est soulageant.
Samuel m'aide à m'assoir sur une chaise haute, avant de se diriger vers l'évier de la cuisine. J'en profite pour observer la pièce. Dans la semi-pénombre, je distingue les contours de grands plans de travail en inox où sont intégrés plusieurs équipements de cuisine. Bercée par la semi-pénombre de la pièce, j'ai un court moment d'absence.
En rouvrant les yeux, je vois le serveur frotter sa chemise au-dessus de l'évier et réalise que ce qu'il nettoie n'est autre que mon vomi. Je pousse alors un soupir compatissant. Ce pauvre garçon semble avoir réellement la poisse. Quoique... Est-ce réellement lui qui l'a, ou bien moi qui la lui porte ?
— Je suis désolée... Je savais que l'Embuscade n'était pas une bonne idée.
Samuel coupe le robinet pour m'adresser un regard interrogatif.
— L'Embuscade ?
— C'est l'un des cocktails que vous proposez...
— Vraiment ? Pour que son nom ne m'évoque rien, il ne doit pas être bien fameux.
— Je ne te le fais pas dire ! Du vin blanc, de la bière, de l'eau-de-vie et du sirop de je-ne-sais-quoi... Ne bois jamais ça.
— Je n'en avais pas l'intention, mais merci du conseil.
En voyant Samuel rire distraitement, je suis de nouveau bluffée par son détachement. Comment peut-on avoir envie de plaisanter avec un inconnu qui vient de nous vomir dessus ?
— En tout cas, il porte bien son nom, remarqué-je.
— Pourquoi, c'est quoi un... Embuscade ?
Amusée par le regard interrogatif du serveur, je murmure d'une voix théâtrale :
— Une embuscade. C'est un piège...
Samuel me sonde d'un air curieux, avant de pianoter quelques instants sur l'écran de son téléphone.
— Attaque déclenchée brutalement et par surprise sur un élément ennemi en déplacement... Dios mio, c'est vraiment ça alors !
Je prends un air vexé :
— Parce que tu ne me croyais pas ?
— Attends, c'est super drôle. Ce que tu viens de me faire c'est un genre... D'attaque surprise ? Est-ce que tu me considères comme un ennemi ?
Super drôle ? Ce garçon a décidemment un sens de l'humour qui m'échappe. Je me demande s'il voit vraiment sa vie comme une infinie succession de blagues.
— Je ne sais pas comment tu fais pour trouver ça drôle.
— Mais parce que c'est drôle. À quoi ça m'avancerait de m'énerver pour ça ? Autant en rire.
Malgré mon état, ses propos parviennent par miracle à me faire réfléchir. Ayant moi-même tendance à sentir que le monde s'écroule au moindre imprévu, un tel raisonnement me fascine autant qu'il me déroute.
— Bon, j'ai fait ce que j'ai pu mais mes compétences s'arrêtent là, constate Samuel en toisant l'énorme tâche sur sa chemise d'un air résigné.
— Je suis vraiment désolée...
— Ne t'en fais pas, la machine à laver se chargera du reste. Puis c'est un peu de ma faute cette histoire, je n'avais qu'à pas être un ennemi en mouvement sur le chemin d'une bombe à retardement ! Je l'ai bien cherchée, mon embuscade.
Est-ce moi qu'il désigne par « bombe à retardement » ? Ne sachant pas trop comment interpréter cette boutade, je le scrute à la recherche d'un signe. Samuel éclate alors de rire :
— Relax, je plaisante. J'ai quelques habits de rechange dans la remise, je reviens.
Le serveur quitte la salle, me laissant assise seule sur ma chaise haute. Je me sens toujours un peu perdue, mais je crois que mon taux d'alcoolémie commence à redescendre. Je me sers un verre d'eau et scrute les chiffres lumineux qui percent dans la pénombre. 2H15.
Prise d'un élan de conscience, je me souviens soudain de mes collègues. Mince, depuis combien de temps suis-je partie ? Ils doivent s'inquiéter. Au moment où je descends de ma chaise, Samuel fait irruption dans la cuisine avec une chemise propre, à imprimé végétal cette fois-ci.
— Hé, où tu vas comme ça ?
— Je dois aller retrouver mes amis.
— T'es sûre que ça va ? Attends !
Ignorant les appels du serveur, je traverse le bar en maintenant ma trajectoire tant bien que mal et débouche sur la terrasse. Je n'y retrouve malheureusement aucun visage familier.
— Il sont où, mes amis ? Où est Cécilia ?
— Calme-toi, Kaïa. Ils sont rentrés, je leur ai dit que tu te reposais dans la cuisine.
Je me retourne et tombe nez à nez avec Samuel, debout à pas moins d'un mètre de moi. Kaïa ? Il se souvient de mon prénom ? Stop, ne pas se laisser distraire.
— Quand ça ? Pourquoi je n'ai rien entendu ?
— C'était il y a une heure. Tu n'as rien entendu parce que tu t'étais endormie.
Les explications logiques du serveur m'exaspèrent. Impuissante, je sens monter en moi une frustration grandissante. De quel droit a-t-il le cran de prendre la parole à ma place ?
— Comment est-ce que tu...
Je commence une phrase, qui reste en suspens. Dans ma tête, tout va bien trop vite pour que ma bouche me suive et, de toute façon, je n'ai rien de plus à dire. Je suis suffisamment humiliée pour ce soir. Sans attendre mon reste, je quitte le bar d'un pas décidé.
— Où tu vas ? Tu rentres chez toi ?
— J'ai besoin de prendre l'air.
— Je ne suis pas certain que tu sois en capacité de le faire...
Agacée par ce ton paternaliste, je pousse un soupir exagéré, à la manière d'une ado en pleine crise. Voyant que je presse le pas, Samuel me talonne. J'entends sa voix inquiète dans mon dos :
— Kaïa, s'il te plaît. Il pourrait t'arriver quelque chose.
— Arrête de me suivre !
Comme si la scène du vomi n'avait pas suffi, je commence à courir seule comme une folle en plein délire paranoïaque – un exercice bien trop ambitieux dans mon état actuel. Assez vite, la tête commence à me tourner de nouveau et je suis prise de nausées. À deux doigts de tomber, je suis rattrapée de justesse par Samuel. Sa main vient soutenir mon dos avec fermeté, déclenchant en moi une bouffée de chaleur involontaire.
— Kaïa, laisse-moi te raccompagner, s'il te plaît.
Ramenée à la raison par sa voix douce, je me tourne vers lui. Je me sens soudain épuisée, comme si toute la fatigue de la soirée venait de me rattraper. Encouragée par le regard préoccupé du serveur, je décide d'enfin l'écouter et accepte sa main tendue.
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