Chapitre 6

Les premiers jours de centre s'enchaînent assez rapidement, entre activités et imprévus. Lundi, c'est le raté de ma carte du monde, finalement reprise sur les jours suivants avec des groupes moins dissipés. L'œuvre finale ressemble à une explosion d'images et de ratures dont les fils pendouillent de partout mais, étonnamment, je m'en sens plutôt fière. Le mardi, c'est la petite Sofia qui renverse par mégarde un gros pot de peinture sur un camarade – tout le groupe a dû passer au moins une heure à astiquer le sol. Le mercredi, je reçois un seau d'eau surprise de Valentin et passe la journée trempée. Le jeudi, Noa pique une crise et tente de s'échapper en escaladant le portail. Le vendredi, étrangement, est plutôt calme.

Ces journées éprouvantes me font savourer d'autant plus mon retour à vélo, où je me laisse rouler en profitant de la vue sur la mer. Chaque soir, je passe devant Le Comptoir d'Azur, où j'aperçois l'employé du bar, Samuel. Nous ne nous sommes pas reparlé depuis l'incident de la dernière fois, mais je vois qu'il me reconnaît – d'ailleurs, il n'est jamais bien loin lorsque j'arrive.

Pour cette raison, son absence au moment de mon retour du vendredi me surprend. Intriguée, je descends de mon vélo pour jeter un coup d'œil discret à l'intérieur du local mais ne vois rien, à part quelques clients et une jeune blonde qui semble s'occuper du service. Les pires scénarios commencent alors à s'échafauder dans mon esprit.

Ai-je ruiné le travail de ce pauvre employé ? Philippe a-t-il embauché cette fille pour le remplacer suite au bazar que nous avons provoqué dans la rue ? Non, il ne faut pas que je commence à me faire des films pour rien, il existe certainement une explication plus plausible. Peut-être est-il simplement parti aux toilettes ?

En gravissant les escaliers de chez moi, je sens vibrer mon téléphone. Le message provient de notre conversation de groupe entre animateurs.

Valentin : Bon, les amis, parlons affaires. Ça fait quoi, ce soir ?

Martin : Aucune idée !

Valentin : Comment ça, aucune idée ? Voyons, Martin, la bonne réponse est : boire des coups avec mes collègues adorés.

Cécilia : Avec plaisir, mais je fais du babysitting ce soir. Je vous rejoindrai après.

Valentin : L'enfer ! T'as pas eu ta dose de cris et de morve cette semaine ?

Cécilia : Sois pas jaloux, je te ramènerai deux-trois serviettes pleines de bave.

Valentin : Bon et à part Super Nanny, y'a personne de vivant ce soir ?

Ahmed : Si, moi, ça me dit bien.

Jean : Moi aussi, pourquoi pas.

Tentée par une soirée détente après cette semaine bien chargée, je m'empresse de rejoindre la conversation.

Kaïa : Je connais un bar sympa rue Scaliero, si ça vous dit.

* * *

— Merci Kaïa pour la suggestion. Ce bar est très sympa !

Attablée à l'une des fameuses tables en palettes de la terrasse du Comptoir d'Azur en compagnie de mes nouveaux collègues, je souris à Martin. Le soleil a baissé et les lumières sont allumées, plongeant la rue dans un joyeux capharnaüm où se mêlent le tintement des verres, les rires et la musique.

— Oh, il n'y a pas de quoi.

Ce qu'ils ignorent, c'est que ma proposition n'est pas complètement hasardeuse : au-delà de l'emplacement plutôt convenant du bar, disons que le sort de ce pauvre serveur m'inquiète un peu. Y aller pour la soirée, c'est aussi l'occasion d'en savoir plus.

— Bonsoir, voulez-vous boire quelque chose ?

Manque de bol : visiblement, c'est bien la blonde qui se charge du service. Prenant sur moi pour ne pas sembler trop déçue, je redresse le menton et commande un verre de vin. Mes collègues suivent avec une bière pour la plupart, jusqu'à ce que ne vienne le tour d'Ahmed qui déclare, un sourire charmeur aux lèvres :

— Moi j'aimerais une blonde, une belle, s'il te plait.

À côté de lui, Jean le regarde d'un air anxieux. Les voir l'un à côté de l'autre est comique tant ils sont opposés : alors que le premier flotte dans son t-shirt et émane une insécurité palpable, le second croise ses bras sur son polo exprès pour faire ressortir ses muscles.

La jeune serveuse, trop occupée à prendre note, ne remarque même pas son jeu de mots douteux. Tous les regards se tournent finalement vers Jean, qui bégaie avant de lâcher :

— Je voudrais... Un verre de... Pareil, pour moi.

— Une bière blonde, donc ?

— Euh... Oui ?

— Super, donc trois bières ambrées, deux blondes et un verre de blanc. C'est parti !

Tandis que la jeune serveuse s'éloigne, j'en profite pour scruter l'intérieur. Toujours pas de Samuel. Mis à part le fait que je peux désormais éliminer l'option toilettes de mon répertoire, mon enquête n'en mène pas large.

— Vous savez si Cécilia vient, ce soir ?

Cette question, posée d'un air se voulant nonchalant par Ahmed, trahit de loin ses intentions. Dire qu'il faisait les yeux doux à la serveuse trente secondes plus tôt !

— Elle nous rejoint plus tard, après son baby-sitting. Mais on est là nous, ne t'en fais pas, le rassure Martin d'un air railleur.

— Je ne m'en fais pas, c'était juste comme ça.

Je jette un regard entendu à mon binôme, qui se retient de pouffer de rire. Quand, soudain, contre toute attente, la Cécilia en question débarque.

— Salut les nazes ! lance-t-elle d'une voix tonitruante qui manqua de faire sursauter Jean. Je me suis débarrassée des morveux plus tôt que prévu. Comment ça va ?

— Salut, Céci ! On n'attendait que toi, répond Ahmed en activant instantanément son mode drague, matérialisé par un sourire digne d'une pub pour dentifrice.

— Euh, en réalité, il manque encore Valentin, le corrige Jean.

L'espace d'un instant, je me demande s'il a compris quoi que ce soit – puis, en voyant son air sérieux, j'en conclus que non.

— Tout à fait, Jean, tu as raison, renchérit Martin en riant. Notre chère Cécilia devait avoir les oreilles qui sifflent, pas vrai ?

Tandis qu'Ahmed rigole d'un air nerveux et que Cécilia semble aussi décontenancée que Jean, la serveuse arrive, mettant un terme à cette situation gênante.

— Alors, les deux bières blondes, les bières ambrées et le verre de blanc.

— Parfait, je vais aussi vous en prendre un, s'il vous plait, lui adresse Cécilia. Peut-être qu'un peu de vin m'aidera à y voir plus clair.

Entre temps, Valentin nous rejoint et commande à son tour. Une fois le petit groupe au complet, Martin lève sa bière :

— Je propose de trinquer à cette première semaine de centre... Mais aussi à cette chouette équipe d'animateurs avec laquelle je suis très heureux de pouvoir travailler !

— Oh, il va presque me faire verser une petite larme ! le charrie Valentin.

— Et à cette réunion informelle qui n'est que la première d'une longue lignée, j'espère ! ajoute Cécilia.

Emballés par cette perspective, nous entrechoquons nos verres.

— Ça va, Jean ?

La vue du visage de mon voisin, qui semble retenir avec peine une grimace de dégout en déglutissant, attire mon attention.

— Euh, oui, ça va... Je ne m'attendais pas trop à ça, répond-il d'un air gêné.

Je l'observe d'un air perplexe. Avec de la blonde, en théorie, on sait plutôt à quoi s'attendre.

— Si tu n'aimes pas ta bière, ne t'en fais pas, on se fera un plaisir de la finir, lui glisse Valentin.

Au fil de la soirée, les verres s'enchaînent et nous passons progressivement à ce que mon ami d'enfance se plait à appeler « la vitesse supérieure ».

— Allez, tournée de Teq' paf pour tout le monde !

Je soupire en le regardant lever son verre vide. Valentin ne se contente jamais de boire ses shooters dégueu dans son coin : il faut toujours qu'il entraîne les autres avec lui...

— Bon, allez, chacun prend son verre.

J'observe les shooters d'un œil méfiant. Après les quelques verres que je viens de descendre à jeun, je sais qu'en prenant ce chemin, il n'y aura pas de retour en arrière. Puis je relativise en pensant à la maison vide qui m'attend juste au-dessus du bar. Non seulement je n'aurai aucun mal à rentrer chez moi mais, en plus, je n'aurai de comptes à rendre à personne. Même le fameux Samuel ne semble définitivement pas de la partie ce soir...

Saisissant cette pensée en vol, je me redresse d'un bond dans ma chaise. L'alcool me fait vraiment raconter n'importe quoi, je ne connais même pas ce type !

— Allez, tout le monde s'est salé la main ? Kaïa ?

Tirée de mes pensées, je sursaute et m'empare de la salière.

— Et un, et deux, et trois !

[à suivre]

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