Chapitre 42

Assise sur mon lit, je défais le cellophane faisant office de bandage pour observer de plus près le tatouage qui orne à présent mon poignet. Après réflexion, ma mère et moi avons choisi le dessin de nos deux fleurs favorites entrelacées : un coquelicot pour moi et un iris pour elle. Le dessin est simple, fin et délicat.

Quel week-end...

Je me laisse choir sur mon lit. Ma mère est repartie pour Rennes en milieu d'après-midi et me voilà de nouveau seule ici. Demain, je serai déjà de retour au centre.

Les yeux rivés sur le plafond, je visualise les prochains jours et réalise avec effroi qu'il s'agit de ma dernière semaine. En sentant mon estomac se nouer, je réalise à quel point les choses ont changé. Au départ, j'avais la boule au ventre à l'idée de retourner aux Cyprès, et voilà qu'à présent, c'est à l'idée de le quitter !

Toujours méditative, je baisse les yeux vers mon poignet. Les contours fins de mon nouveau tatouage me rappellent alors tout le chemin parcouru. Rien n'est moins certain que l'avenir qui m'attend, mais le fait de savoir cet été si spécial gravé sur ma peau pour toujours me procure un réconfort indescriptible. Ces rencontres, ces difficultés et ces révélations m'ont tant appris. Mais surtout, elles m'ont permis de comprendre que j'ai plus que jamais besoin de suivre mes rêves, de bâtir mes propres projets. De m'écouter.

Je triture encore ma pierre de quartz, quand un bruit d'impact en provenance de ma fenêtre m'interpelle. Nul besoin d'être médium pour savoir de qui il s'agit mais, rien que pour le plaisir de le voir en contrebas, je me relève pour m'approcher de la fenêtre.

— Regardez qui va là !

Le visage relevé, Samuel m'adresse un large sourire.

— Ta mère est partie ?

— Oui, depuis quelques heures déjà.

— Tu as quelque chose de prévu ?

— Pourquoi, je te manque ?

Cette boutade fait immédiatement sourire le colombien.

— Je n'irais pas jusque-là... Pour tout te dire, je m'ennuie comme un rat mort. C'est dimanche soir et il n'y a personne au Comptoir d'Azur. Tu ne veux pas me tenir compagnie ?

— Waouh, ça donne envie...

— Allez, il reste quelques pizzas, je sais que tu adores ça ! Et si tu es sympa, tu auras même droit à une petite Embuscade maison.

— Arrête-toi avant que je change d'avis.

Face à mon air intransigeant, Samuel lève les mains en signe de paix :

— OK, OK, je t'attends !

Une fois réunis, nous passons la première partie de la soirée à partager une grande pizza tout en discutant de tout et rien. Un verre de vin à la main, je prends plaisir à le regarder parler, à observer les mimiques de son visage si expressif. Après un été entier à prétendre vouloir l'éviter à tout prix, je peux enfin m'avouer que j'aime les moments simples que nous passons tous les deux.

— Oh, et tu ne sais pas ce qui m'est arrivé l'autre jour, déclare Samuel. On était en rush avant le service, sauf qu'on se rend compte qu'on manque de pain et de sauce salade. Du coup, Philippe me demande de passer commande, ce que je fais. J'appelle le service livraison pour leur dire qu'on aura besoin de cinquante baguettes de pain et de deux litres de sauce salade, en spécifiant sans petits pots pour la sauce, parce que des fois, ils nous les mettent dans des mini contenants. Quand je dis ça, le livreur au téléphone me répète « sans petits pots ? », alors je lui confirme. Et là, devine quoi... Ils débarquent une demi-heure plus tard, avec cinquante baguettes, un gros pot de sauce salade, et... Cent portions de purée de légumes, tu sais là, les trucs pour bébé.

Détendue par le vin que je sirote depuis le début de la soirée, j'éclate de rire.

— Mais non ? Ils ont cru que tu commandais des petits pots ?

— Je te jure, la honte ! Philippe a dû me maudire en voyant la cargaison arriver... Mais franchement, comment je pouvais deviner que vous donniez un nom pareil à la bouffe pour bébé ? « Petits pots », même moi j'aurais fait mieux !

— J'y crois pas ! Vous en avez fait quoi, du coup ?

— Ben, rien, qu'est-ce que tu voulais en faire ? Pas comme si on allait servir ça aux clients. Philippe a dit qu'il en ramènerait vingt pour ses neveux, et je suis condamné à me charger du reste. Du coup, si ça te tente, j'en ai encore quatre-vingt en stock. Carotte ou betterave ?

— Sans façon. N'oublions pas que je suis en train de boire de l'alcool, alors qu'il s'agisse de purée de carotte ou de betterave, tu n'as pas envie que je régurgite ça sur ta belle chemise.

Face à moi, Samuel caresse son vêtement d'un blanc immaculé en me toisant d'un air suspicieux.

— Sans façon. Au fait, Kaïa, j'ai une bonne nouvelle à t'annoncer...

Intriguée, je me redresse dans ma chaise.

— J'ai reçu la réponse officielle de la préfecture, et ma demande de titre de séjour salarié a bien été acceptée ! s'exclame Samuel, l'air radieux.

— Mais non, c'est vrai ? Quel soulagement, c'est génial !

— Attends, ce n'est pas tout... J'avais aussi fait une demande de bourse il y a plusieurs mois pour financer mon projet d'études sur Paris, qui avait été mise en pause tant que mon statut n'était pas assuré... Et, du coup, au moment où j'ai obtenu cette validation, mon dossier a été accepté ! Je vais pouvoir partir à Paris dès janvier prochain pour préparer le concours d'entrée à l'Institut du Patrimoine !

Cette déferlante de bonnes nouvelles ne fait qu'élargir mon sourire. Comment ne pas me réjouir, après les dernières difficultés dont il m'avait fait part ? Il le mérite tellement.

— Incroyable, à croire que la vie te sourit ! Tu dois être tellement content...

— À vrai dire, j'ai encore du mal à le réaliser... Tu imagines, j'étais totalement dépité il y a une semaine ! Heureusement que ma bonne étoile est toujours là. Je me dis que c'est peut-être le fait d'en parler avec toi qui a aidé à ce que ça se concrétise...

— Ce sont surtout tes efforts qui paient, Samuel. Ton succès, tu le dois à toi et à personne d'autre.

D'abord pensif, le colombien hoche la tête, avant de retrouver son sourire.

— Tu sais quoi ? J'ai envie de célébrer. Ça te dirait, d'improviser un karaoké ?

Je hausse un sourcil décontenancé.

— Un karaoké ? Ici, maintenant ?

— Ben, où d'autre ?

— Mais enfin... Et les clients ?

Pour appuyer mes dires, je jette un regard aux quelques personnes encore assises qui n'ont certainement pas envie de voir leur soirée ruinée par deux casseroles éméchées.

— Oh, franchement, vu l'ambiance du bar le dimanche soir, on leur fait une faveur ! Ça égaiera un peu leur vie morose.

Entraînée par l'enthousiasme de Samuel, je me laisse tirer par la main à l'intérieur du local. Il ne lui faut pas moins d'une minute pour transformer le comptoir en véritable régie. Avant que je n'aie le temps de me rétracter, j'entends les premières notes de « Zombie » des Cranberries.

— Tu commences fort.

Le colombien me lance un regard complice, avant de me tendre un micro.

— Il n'est pas question de faire les choses à moitié.

Derrière le comptoir, j'observe l'écran de l'ordinateur où s'apprêtent à défiler les paroles. Heureusement que je suis pompette ! L'autre partie d'audace qui m'habite est certainement liée au je-m'en-foutisme contagieux de Samuel.

Another head hangs lowly, child is slowly taken...

Le début de la chanson attire l'attention des quelques clients présents. Si le début est doux, le refrain l'est moins, et nous nous en donnons à cœur joie, imitant plus ou moins bien l'intonation particulière de la chanteuse.

What's in your head, in your hea-ea-ead, zombie, zombie, zombie-ie-ie-ie !

Grisée par cet élan de spontanéité, je regarde mon partenaire de chant, et c'est comme si tout le reste s'effaçait. Plongée dans la chanson, j'en oublie les clients, le bar et tout le reste, pour savourer ce moment avec lui, chanter à tue-tête et éclater de rire à tout va.

Nous enchaînons alors plusieurs chansons, de « YMCA » à « Staying alive », en passant par la magnifique « Bohemian Rhapsody ». Lorsque nous entonnons les premières paroles de « Every breath you take », les derniers clients sont déjà partis.

Every move you make, every step you take, I'll be watching you...

Les yeux plongés dans ceux de Samuel, je ne regarde même plus l'écran de l'ordinateur. Nous sommes seuls au monde.

Oh can't you see ? You belong to me... How my poor heart aches, with every step you take...

Envoûtée dans ma contemplation, je le regarde poser son micro – c'est alors que je réalise que la chanson est finie.

— Waouh, c'était intense, lâche finalement Samuel.

J'acquiesce sans rien dire, avant de regarder autour de moi.

— Je crois qu'on a fait fuir les derniers clients...

— Tant mieux.

Amusée par ce cri du cœur, je ris doucement. Samuel commence à s'approcher.

— Tu avais tout prévu depuis le début, en fait ? Ce karaoké n'était qu'un moyen de faire dégager tout le monde...

Ma remarque dessine un sourire espiègle sur ses lèvres.

— Il faut dire qu'on a déjà été interrompus deux fois à cet endroit précis...

Le colombien est si proche de moi que je peux sentir son souffle sur ma peau.

— C'est vrai. La première fois, c'était ton ami le chat, pas vrai ?

El trapo n'a vraiment pas assuré... Je lui ai fait la gueule pendant des jours.

— Vraiment ?

— J'exagère un peu... Disons, vingt-quatre heures. Bon, OK, une nuit tout au plus. Mais il a été privé de caresses, ce soir là !

Samuel me regarde rire, avant de poursuivre :

— Puis, la deuxième, c'est moi qui ai merdé, comme on le sait tous les deux...

— C'est pas grave, je n'ai plus envie d'y penser, Samuel. Passons à autre chose...

Je laisse flotter un court silence, avant de proposer :

— Est-ce que tu voudrais bien m'emmener dans ta pièce secrète, cette fois ?

Ma question est accueillie par un large sourire.

— Et comment, madame...

Je laisse Samuel m'attirer jusqu'à lui sans opposer la moindre résistance. Mon visage appuyé contre le sien, je soutiens son regard taquin qui, animé d'une lueur passionnée, glisse de mes yeux à ma bouche. À cet instant précis, j'en suis certaine : personne ne m'a jamais regardée comme ça. Ses doigts qui viennent effleurer délicatement ma joue me donnent l'impression de flotter dans un espace-temps qui n'appartient qu'à nous. Lorsqu'il succombe enfin, le contact de ses lèvres déclenche une décharge de frissons sur toute ma peau.

Cette fois, c'est la bonne.

Emporté par la fougue de ce baiser, Samuel m'attire vers la fameuse porte. Nous continuons à nous embrasser tout en cheminant à tâtons à travers le local du bar, renversant au passage quelques chaises. Une fois sur le seuil, il abaisse la poignée et pousse la porte d'un seul geste.

— Soyez la bienvenue dans mon humble demeure, Kaïa-Elisa.

Curieuse, je laisse mon regard balayer la pièce. La majeure partie de la surface est occupée par un matelas une place, une étagère bricolée à l'aide de cagettes en bois et quelques cartons en vrac. Une porte-fenêtre donne sur la cour arrière et offre un peu de lumière naturelle à la pièce, mais j'ai du mal à m'imaginer que l'on puisse vivre dans un si petit espace. Je comprends mieux pourquoi Samuel travaille tout le temps.

— Merci de m'y accueillir, lui retourné-je dans un sourire.

Désireuse de reprendre là où nous nous étions arrêtés, je lui prends la main pour l'embrasser de nouveau. Attisé par ce geste, Samuel me presse les hanches pour me coller contre lui, pendant que je remonte le long de ses bras. La fermeté de ses muscles contraste avec la douceur de sa peau et me donne envie de parcourir chaque centimètre de son corps. Ainsi, lorsque ses mains commencent à descendre lentement le creux de mon dos, je laisse ma bouche glisser vers son cou, laissant sur mon passage une traînée de frissons.

— Tu me rends fou, Kaïa...

Son murmure est rauque, empreint d'une passion que je ne lui connaissais pas. Comprenant que nous sommes tous les deux incapables de résister, je l'attire à moi et nous tombons sur le matelas. Au-dessus de moi, Samuel commence à parcourir mon corps de caresses, jusqu'à atteindre mon intimité. Les baisers qu'il sème sur son passage, plus légers qu'une plume, ne font qu'attiser mon désir.

Bien décidée à lui rendre la pareille, je le fais basculer et nous rions en effectuant un roulé-boulé. Allongés à même le sol, à côté du matelas, nous continuons de nous embrasser avec fougue. Heureuse de pouvoir enfin prendre le lead, je descends le long du torse de Samuel pour atteindre son organe plus sensible.

— Vas-y... Continue...

Emportée par ses mains qui m'enserrent fermement, je viens me coller tout contre lui. Nul besoin de parler, nos regards en disent long sur le mélange d'affection et de passion qui nous anime. Sans pouvoir me l'expliquer, je ressens le besoin impérieux de sentir sa peau contre la mienne, de partager sa chaleur, de goûter chaque partie de lui.

— Est-ce que toi aussi, tu en as envie ?

Un sourire béat sur le visage, j'acquiesce.

— Bien sûr que oui ! Dépêche-toi !

Radieux, Samuel se relève d'une traite et retourne l'un de ses caissons à la recherche d'un préservatif. Une demi-seconde plus tard, il est de nouveau au-dessus de moi.

Allongée sur le dos face à lui, j'observe attentivement son visage aux traits doux. Je me sens si impatiente. La relation exigeant une certaine confiance, j'ai toujours eu tendance à opter pour des histoires sans avenir, avec des partenaires pour lesquels je ne ressentais pas de réel attrait. Jamais je ne m'étais sentie en phase de la sorte avec quelqu'un. C'est comme si, au-delà du sexe, cet acte revêtait une toute autre dimension, affective, amoureuse et presque spirituelle. Comme si tous les sentiments que j'avais refoulés jusque-là s'imposaient d'un coup.

Évidemment que Samuel me plait, depuis un bon moment déjà. Je refusais simplement de le voir...

— Kaïa...

Nous sentir unis d'une manière si douce et intense fait fleurir en moi tout un camaïeu de sensations. J'ai froid et chaud, chaque centimètre de ma peau palpite de désir sous ses mains. Collée contre son torse, je parviens même à percevoir les battements de son cœur, accordés avec les miens dans cette danse que nous menons à deux.

Une fois le point culminant atteint, nous nous laissons tomber sur le dos, côte à côte, et restons quelques instants à fixer le plafond, encore emportés par ce moment hors du temps.

— Tu sais quoi, Samuel ? Je crois que je comprends enfin le sens de tous les obstacles qu'on a rencontrés. L'attente en valait la peine...

Nous échangeons un sourire. Un moment de calme s'en suit, avant que sa voix ne s'élève de nouveau dans la pénombre de la chambre :

— Dis, je me posais une question...

Intriguée, je me tourne vers Samuel et, contre toute attente, je décèle une lueur d'inquiétude dans son regard.

— Qu'en sera-t-il de nous ?

Mue par une appréhension certaine, je lui attrape la main.

La réalité, c'est que je me sens bien avec lui. Dans un monde idéal, je nous aurais donné une chance, rien que pour voir où tout ça nous aurait menés. Seulement, je sais que nos plans pour la suite compliquent les choses.

— Je ne sais pas, Samuel... Ce n'est pas si simple.

— Pourquoi ça ?

— Eh bien, de ton côté, ton rêve va enfin se concrétiser, tu vas pouvoir aller à Paris... Mais, du mien, ce n'est pas si clair. J'ai pas mal cogité cet été, et travailler auprès de jeunes m'intéresse de plus en plus. Si tu sembles savoir où tu vas, moi, j'ai encore tout à construire. Je n'ai jamais bougé plus loin que Lyon et je sens que j'ai besoin d'être confrontée à autre chose. De rencontrer d'autres personnes, d'autres points de vue...

Dans la pénombre, je sens les yeux attentifs de Samuel se poser sur moi.

— C'est vrai ? Je ne savais pas ça... Tu sais où tu aimerais aller ?

— Eh bien, je n'en ai encore parlé à personne, mais... J'envisage de plus en plus d'accompagner ma mère et Hugues dans leur voyage pour la Colombie, cet hiver. À travers toi et Martin, mais aussi Sofia et Gabi, j'ai pu découvrir des cultures d'Amérique latine que je ne connaissais pas, et je sens que j'ai envie de les vivre pour de vrai, sur place.

Un court silence suit ses paroles, avant que Samuel ne reprenne la parole :

— C'est un beau projet, Kaïa... Vraiment. Je suis heureux que tu y songes.

Je crois déceler une pointe de déception dans sa voix, mais cette impression est aussitôt balayée par le sourire sincère qu'il m'offre.

— Désolé pour ce petit aparté. Je ne voulais pas plomber l'ambiance... Le plus important pour moi, réellement, c'est de pouvoir être là. Ici et maintenant, avec toi.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top