Chapitre 39
Ce rendez-vous raté avec le père de Noa me plonge dans les affres de l'angoisse et de la culpabilité. Bon sang, pourquoi ai-je pris une telle décision ? Je ne suis pourtant pas du genre à fourrer mon nez dans les affaires des autres ! Laisser les autorités compétentes gérer la situation, voilà ce que j'aurais dû faire, au lieu de jouer les héros.
Je n'en mène pas large avec Noa non plus, qui se verrouille totalement dès que je tente de lui faire part de ma rencontre avec Didier. J'ai beau lui répéter que le signalement ne concerne que sa nounou, l'enfant ne m'écoute pas : il est persuadé que tout ça va se retourner contre son père. À l'entendre, j'ai le sentiment qu'il aurait pu continuer à subir des violences toute sa vie, rien que pour le préserver de possibles répercussions.
La complexité de la situation est telle que je décide de laisser décanter les choses. Je sais que j'ai fait ma part : à présent, seul le temps pourra aider Noa à s'ouvrir. C'est un vrai jeu d'équilibre : je sais que si je le brusque, il risque de se fermer totalement.
Mes journées au centre sont si intenses que je rentre chez moi lessivée. Un soir, je remonte la rue Scaliero en poussant mon vélo, quand je croise le regard de Samuel. Installé sur une chaise pliante du Comptoir d'Azur, il caresse le fameux chat noir, assis sur ses genoux. La vision de notre ami félin m'attendrit et je ne peux pas m'empêcher de laisser traîner mon regard un peu plus qu'il ne le devrait.
Je ressens alors une pointe de culpabilité : ces derniers jours ont été intenses et je n'ai pas eu l'occasion d'échanger avec lui depuis notre trajet en voiture.
— Tu comptes m'ignorer éternellement ?
Prise au dépourvu par ces paroles directes, je soutiens le regard de Samuel. Même à plusieurs mètres de distance, je parviens à y lire son inquiétude et sa déception. Je me retrouve alors projetée dans les instants poétiques que nous avons partagés et mon cœur se serre.
— Non, tu as raison. Je tenais à te remercier d'être venu nous chercher l'autre jour, avec Sofia.
— Me remercier pour ça ? Enfin, Kaïa, c'est normal.
Je hausse les épaules et prends place à ses côtés.
— Sofia m'a raconté ce que vous aviez vu, reprend Samuel. Elle m'a aussi dit que tu l'avais signalé aux services sociaux. Je n'ai pas arrêté d'y penser ces derniers jours, mais je n'osais pas revenir vers toi par peur de te brusquer.
Je marque un temps de pause. Le silence de Samuel, que j'avais jusque-là interprété comme de l'indifférence, revêt soudain un tout autre sens.
— Ce n'était pas évident à voir, c'est sûr, soupiré-je. Et encore moins à accepter. Être confronté à une telle violence, surtout envers un enfant... C'est terrible. Mais ce sont des choses qui arrivent bien plus souvent qu'on se l'imagine.
— Et, maintenant, comment tu te sens ?
— Eh bien, jusqu'à hier, je me sentais plutôt en paix, parce que j'avais fait ce que j'avais à faire. Mais il a fallu que j'aie l'idée stupide d'aller voir le père de Noa pour lui en parler...
Mue par le besoin soudain de vider mon sac, je lui fais part de ma rencontre avec Didier.
— Je pense que je l'ai brusqué... Je n'aurais pas dû faire ça. Ce n'était pas mon rôle.
— Tu penses que tu l'as brusqué ? Évidemment, et c'est normal ! Sa nounou maltraite son fils, il va bien falloir qu'il s'en rende compte à un moment ou un autre. Certes, tu t'es tapé le sale rôle que les services de protection de l'enfance auraient pu endosser à ta place... Mais ne t'en veux pas, c'était inévitable. Ce que tu as fait, tu l'as fait pour le bien de son fils et, tôt ou tard, il s'en rendra compte.
Je marque un temps de silence, avant d'acquiescer.
— Merci, Samuel. Je crois que j'avais besoin de l'entendre.
— Merci à toi. Tu sais, parfois je pensais que... Que tu ne me parlerais plus jamais, après ce qui s'est passé.
Son ton inquiet ne m'échappe pas. Touchée, je lui esquisse un demi-sourire.
— Oh, tu sais... Avoir vu de telles choses, ça aide à relativiser. Des faits qui me paraissaient dramatiques ne le sont plus tant... Alors, ne t'en fais pas. Tu es pardonné.
— Je te remercie mais, sincèrement, je sais que j'ai merdé. Alors, plus que des excuses, je pense que je te dois une explication.
Au moment où Samuel plonge son regard dans le mien, je sens mon cœur battre plus fort.
— Une explication ?
— Oui. Si j'ai eu ce geste de recul ce soir-là... Ce n'est pas parce que je regrettais ou que je n'avais pas envie, loin de là. Si je l'ai fait, c'est parce que tu avais commencé à pousser une porte que je ne voulais pas te voir ouvrir...
— Une porte ? Je ne comprends pas...
— Tu te souviens de ce moment où tu m'as plaqué contre la porte qui indiquait « réservé au personnel » ?
N'en menant pas large, je fronce les sourcils.
— Je ne voulais surtout pas que tu ouvres cette porte, parce que... La pièce qui se trouve derrière, c'est ma chambre.
Si j'étais déjà plutôt décontenancée, cette révélation me prend totalement au dépourvu.
— Ta chambre ?
— À la base, c'était une pièce qui servait de vestiaire et de remise, explique Samuel en se redressant sur son siège. Mais, d'un commun accord avec Philippe, j'ai commencé à m'y installer petit à petit.
— Attends... Ça veut dire que tu dors au Comptoir d'Azur ? Que... Tu vis là-bas ?
En voyant Samuel baisser les yeux, je me remémore l'air peiné de Philippe lorsqu'il avait parlé des difficultés que rencontrait son employé.
— Mais... Comment en es-tu arrivé là ?
Le colombien se racle la gorge sans décoller son regard du sol.
— Je t'ai déjà parlé de mon projet d'intégrer l'Institut National du Patrimoine, à Paris, et du budget conséquent qu'il implique. C'est pour le financer que j'ai décidé de prolonger mon contrat au Comptoir d'Azur. Au départ, mon plan d'épargne marchait plutôt bien parce que je n'avais qu'à assurer ma propre vie, le reste de mon salaire partait dans mes économies. Mais ça, c'était avant que ma famille commence à, comment on dit déjà... S'endetter.
— Qu'est-ce qui leur est arrivé ?
— Mon père est propriétaire d'une grosse exploitation agricole en Colombie. Le truc c'est que, depuis quelques années, il s'inquiète du sort de ses terres. La région où vit ma famille subit de fortes sécheresses et, au cours de ces derniers mois, plusieurs incendies ont ravagé des champs entiers. Au départ, on arrivait encore à produire suffisamment pour faire du bénéfice mais, avec tous ces feux à gérer, l'entretien de l'exploitation a commencé à nous coûter plus cher que ce qu'on arrive à en tirer. Le truc, c'est qu'en Colombie, il n'y a pas autant d'aides pour les agriculteurs qu'en France...
— Je m'imagine bien, ça doit être compliqué...
— En effet, ça l'est. Mon père le vit extrêmement mal, il est très attaché à nos terres et c'est inenvisageable pour lui d'y renoncer... Alors, depuis, il a commencé à faire des petits boulots, mais comme il n'est pas qualifié, ils ne lui rapportent pas assez. Il n'a jamais cessé de faire le fort, de me dire que tout allait bien, que je n'avais pas à m'inquiéter. Mais, en parlant avec mes frères et sœurs, je me suis rendu compte que la situation devenait réellement critique. Ils étaient parfois contraints de sauter des repas ou de faire l'impasse sur l'achat de matériel scolaire... C'est pour cette raison que j'ai commencé à envoyer de l'argent à ma famille tous les mois.
— Argent qui devait te servir pour tes économies...
— Oui, mais aussi à rembourser le prêt étudiant dont j'ai eu besoin pour m'installer en France. Et alors là, entre le loyer, les factures, les dépenses du quotidien, l'argent que j'envoyais à mes parents et ce que je devais déjà à la banque... J'ai commencé à perdre pied.
— Et tes parents... Ils étaient au courant, de tes difficultés, à toi ?
— Non, je ne leur ai rien dit. Ils en ont suffisamment de leur côté.
Je ne dis rien mais n'en pense pas moins. Pas sûr que ses parents acceptent de l'argent qui devrait servir à financer les études et le logement de leur fils...
— Et comment en es-tu venu à t'installer au Comptoir d'Azur ? Tu n'avais pas des amis qui pouvaient te loger en attendant de retomber sur tes pattes ? Je suis sûre que même ma mère aurait été ravie de pouvoir t'aider...
— C'est justement ça, le truc. Ta mère ne sait rien de mes difficultés, et je n'ai aucune envie de lui en parler. C'est humiliant, j'ai l'impression d'avoir échoué, Kaïa, essaie de comprendre ! Je ne suis devenu qu'un pauvre crétin de plus qui s'installe en France la tête pleine de rêves pour finir par être payé au SMIC et être obligé de quitter son logement pour rembourser son prêt. Temps durant lequel mon rêve d'études à Paris doit rester en pause. J'en viens même à me demander s'il ne finira pas par s'évanouir avec le temps...
— Ne dis pas ça, Samuel.
Mes paroles ne me valent qu'un regard dépité du colombien.
— Ça se voit que tu es passionné, que tu sais ce que tu veux, insisté-je. La première fois où tu m'as parlé de tes projets d'avenir, j'ai été impressionnée. Tout le monde n'a pas les idées aussi claires. Je suis sûre que tu parviendras à tes fins d'une manière ou d'une autre.
— Je ne sais pas, des fois, j'ai du mal à y croire... Je suis désolé, je dois certainement avoir l'air pessimiste. Il faut dire que, depuis ces dernières semaines, je suis même inquiet vis-à-vis du renouvellement de mon titre de séjour.
— Comment ça ?
— Mon titre de séjour, c'est la carte qui me permet de résider en France. Quand j'avais le statut étudiant, il était facile à obtenir. Mais depuis que j'ai terminé mes études d'archéologie et que je travaille au Comptoir d'Azur, mon statut de salarié requiert un nouveau titre, plus compliqué à avoir. Les délais sont longs et ça fait plus de quatre mois que je n'ai pas de réponse de la préfecture. Comme je n'ai jamais fait cette demande, ça m'inquiète. J'ai peur qu'elle me soit refusée...
— Mais pourquoi est-ce qu'ils le feraient ? Tu es bien salarié et tu vis en France depuis un moment, non ? Ils ne peuvent pas t'expulser comme ça...
— Détrompe-toi, les choses ne sont pas si simples... Pour renouveler mon titre de séjour, je dois monter tout un dossier qui est ensuite soumis à la validation de la préfecture. Le souci, c'est que le caractère « sérieux » d'un parcours est de plus en plus regardé et, dans ce sens, les changements d'orientation professionnelle sont parfois mal vus. J'ai peur qu'en voyant que mon diplôme d'archéologie a abouti à un poste de serveur, ils jugent ma demande comme injustifiée et la refusent. Et, évidemment, un refus est toujours accompagné d'une obligation de quitter le territoire français.
Les paroles de Samuel m'attristent et m'indignent à la fois. On a beau en parler, il est difficile de saisir le pouvoir des administrations sur la vie d'une personne étrangère. Comment peut-on juger du sort d'une personne par le biais d'un simple dossier ?
— Mais ce n'est pas ton cas, ton parcours est pertinent puisque tu travailles en tant que serveur pour financer une qualification dans le prolongement de tes études ! argué-je. Tu ne peux pas le leur expliquer ?
— Bien sûr, si ma demande aboutit à un refus, je peux faire recours et leur expliquer plus en détail ce qui a motivé mon choix. Mais pour ça, j'aurais besoin d'une assistance juridique et c'est un coût de plus que je ne peux pas me permettre en ce moment. Puis, au final, rien ne m'assurerait que ça fonctionne...
— Ça craint, soupiré-je. Le pire pour moi, c'est de me dire que j'ai passé deux mois dans une maison vide juste au-dessus de toi. Si j'avais su, j'aurais pu t'héberger, la chambre de ma mère est libre !
— Kaïa... C'est très gentil mais, même si tu me l'avais proposé, j'aurais refusé. Je me serais senti trop mal à l'aise de m'imposer sous ton toit. Tu vas peut-être penser que j'ai trop de fierté et que ça finira par me tuer... Mais je suis comme ça.
Comprenant que je suis plutôt mal placée pour lui faire la morale sur cet aspect, je hausse les épaules.
— Quoi qu'il en soit, reprend Samuel, je voulais simplement que tu comprennes tout ce qui se joue derrière cette simple porte. Les choses seraient simples si je pouvais me contenter d'être serveur au Comptoir d'Azur... Mais ce n'est pas le cas. Je dois faire face aux attentes de mes parents, si fiers de leur fils parti étudier en France, mais je me dois aussi de les aider, eux et mes frères et sœurs. Je te jure, des fois, j'ai l'impression de devoir tout être ! Le père, le fils, le Saint-Esprit...
La propension de Samuel a faire de l'humour même dans les situations les plus improbables m'arrache un sourire.
— Enfin, bref... reprend-il. Il faut que je fasse preuve de foi, je suppose.
En le voyant acquiescer, je me demande s'il affirme cela pour moi ou pour lui.
— Ce qui est valable pour toi aussi, ajoute Samuel comme pour pallier mes doutes. Je sais que cette histoire avec le père de Noa te préoccupe. Mais, sincèrement... Ne t'en veux pas. Ça finira par s'arranger.
Touchée, j'esquisse un sourire. Je laisse un court silence flotter sur ses mots, avant de lâcher :
— J'ai beau ne pas comprendre pourquoi ma mère t'a demandé de veiller sur moi... Dans le fond, je suis heureuse qu'elle l'ait fait.
Ma remarque dessine un sourire sur les lèvres de Samuel.
— Comme quoi, on découvre parfois des surprises là où les attend le moins, pas vrai ?
Lorsque nos regards se croisent, je dévie aussitôt les yeux vers la table. Un court instant de silence s'en suit avant que le colombien reprenne :
— Je sais que tu ne comprends pas l'origine de ce marché, mais... dis-toi que, comme tous les imprévus que tu rencontres, il finira par faire sens. Il faut juste être patiente.
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