Chapitre 36
— Salut, l'ami !
Armée de mon sac de plage et d'un brumisateur, je vaporise de l'eau dans la nuque de Martin. Le jeudi est jour de plage et, à notre grand bonheur, nous avons été désignés pour y accompagner un groupe d'enfants.
— Ah, ça fait tellement de bien, vas-y, continue !
Le râle extatique du vénézuélien interpelle Valentin, qui s'approche discrètement de nous.
— Ben alors vous deux, dites-nous si on vous dérange, glisse-t-il d'un air narquois.
Amusée par son commentaire, je prends un air indigné :
— Oui, Val, tu nous déranges. Un peu d'intimité, c'est trop demander ?
À l'instar de la semaine précédente, cette journée s'annonce légère et joyeuse. Depuis notre excursion, je me sens plus que jamais proche de Martin : si l'histoire de son cousin m'a beaucoup bouleversée, elle a tout de même donné lieu à un beau moment d'authenticité. Sans compter notre discussion sur ma réorientation, qui m'a grandement aidée.
Noa a beau continuer de m'éviter, je suis plus que jamais résolue à faire preuve de patience.
C'est dans cet état d'esprit que nous avons décidé d'entamer un dernier projet vidéo – bien qu'il nous reste encore une dizaine de jours, la fin du centre commence à pointer le bout de son nez. L'idée étant de ne pas trop en ébruiter le contenu pour garder la surprise, nous avons décidé de le mener avec les habitués du pôle arts et spectacles.
— Bon, les enfants de la sortie plage... Il est temps de vous ranger deux par deux !
Cette annonce, lancée par Cécilia d'une voix tonitruante, me tire aussitôt de mes pensées. Les bras chargés de pique-niques, l'impétueuse rousse se dirige vers nous d'un pas décidé.
— Eh, vous, vous allez m'aider à porter ça.
— Quelqu'un est pressé d'aller se baigner, commente Valentin d'un air amusé.
— J'attends que ça ! Vu la chaleur qu'il fait, cette sortie est clairement la perspective la plus réjouissante de la semaine.
En une dizaine de minutes, nous parvenons à rassembler les enfants. Dans le rang qui se forme, j'aperçois Noa, qui ne manque jamais une occasion d'aller se baigner. En tentant d'intercepter son regard, je ne parviens qu'à croiser celui de Sofia, qui m'adresse un signe de la main.
— Kaïa, c'est bon pour toi ?
Interpelée par Cécilia, j'acquiesce et me place au bout du rang.
Au bout d'une bonne demi-heure de marche, nous atteignons la plage qui nous est attribuée. Comme à chaque fois, la baignade est précédée d'un protocole laborieux, comprenant l'installation des affaires de chacun, l'habituel tour aux toilettes et le fameux test de natation. L'attente est longue mais le vent qui souffle nous permet de mieux supporter la chaleur ambiante pour installer tout notre matériel sur la plage.
Je transporte encore un bac rempli de flotteurs, quand je suis rattrapée par Valentin.
— Hé, dis-moi... Il se passe un truc entre toi et Martin ?
Amusée par sa question, je hausse un sourcil.
— Hein ? Tu dis ça par rapport à la scène du brumisateur ? Je pensais que c'était évident mais, au cas où tu n'aurais pas compris, je préfère préciser : c'était une blague.
Sa réponse ne semble pas satisfaire mon ami, dont le sourire railleur s'élargit.
— Oh, allez, on se connaît bien, tu peux tout dire à ton bon vieux Valourd !
— Eh bien je n'ai qu'une chose à répondre, Valourd : va pêcher tes ragots ailleurs, avant que je me charge d'en créer de bien plus drôles à ton sujet.
Au même moment, Martin pousse la porte du local.
— Tu as besoin d'aide, Kayita ?
Valentin laisse glisser un regard entendu de lui à moi, avant de lâcher :
— Tiens donc, Martin ! Quel binôme dévoué, tu en as de la chance... Kayita.
Au regard confus du vénézuélien, il répond par un grand sourire, avant de s'éclipser.
— Euh, je ne suis pas sûr d'avoir compris... me glisse Martin.
— C'est juste Val qui fait son relou, rien d'anormal.
N'ayant aucune envie que ces pseudo-rumeurs créent un malaise entre nous, j'élude rapidement le sujet en le laissant se charger, tant qu'à faire, des bacs de flotteurs.
Lorsque nous retournons sur la plage, une file d'enfants est alignée devant le maître nageur. Parmi eux, je remarque que Sofia grimace. En m'approchant pour lui parler, je comprends que les vagues l'intimident. Pour la rassurer, je lui propose une ceinture et des brassards.
— Kaïa et Martin, est-ce que vous êtes amoureux ?
Sa question me stoppe net alors que je finis de nouer sa ceinture. Mortifiée, je lance un regard noir à Valentin, que je sais à l'origine de cette rumeur.
— Bien sûr que non, on est amis.
Je me tourne vers Martin, avant de me retourner vers Sofia, dont les yeux semblent empreints de doute. En repensant à ses plans d'entremetteuse, je sens un vent de doute me traverser : va-t-elle répéter ces rumeurs à Samuel ? Préoccupation finalement vite rejetée de mon esprit : si une amourette avait commencé à se dessiner suite au concert, elle a été avortée dès le moment où il m'a repoussée sans aucune raison.
Heureusement pour Martin et moi, le début des tests de nage met fin à ce moment gênant et, après une bonne demi-heure, le groupe est prêt à profiter de la mer. Peu à peu, nous commençons à proposer des jeux dans l'eau, attentifs au vent qui souffle toujours plus fort. Quand d'énormes vagues commencent à effrayer certains enfants, Cécilia prend les devants pour en faire sortir certains.
— Le vent souffle trop, il va falloir sortir tout le monde, annonce le maître nageur.
Résignée, l'équipe hoche la tête. En dépit des protestations, nous parvenons à rapatrier les enfants sur la rive pour les rassembler sous une pergola. Au-dessus de nous, la toile tendue claque sous l'effet du vent.
Le dernier à sortir est évidemment Noa, qui se débat longuement avec Valentin.
— Laisse-moi rester dans l'eau ! Je n'ai pas peur des vagues, je te le jure ! Je ferais attention !
— Noa, ces vagues peuvent être dangereuses. Si on évacue tous les enfants, c'est parce que le maître nageur nous l'a ordonné. Tu penses t'y connaître mieux que lui, peut-être ?
— Vous avez toujours peur qu'il nous arrive quelque chose. Il va rien se passer !
Valentin s'apprête à répondre, mais l'enfant commence déjà à nager pour s'enfuir.
— Noa, reviens ici tout de suite !
Mon ami parvient à le rattraper et l'attire à lui pour le porter sur son épaule.
— Lâche-moi ! Laisse-moi nager, je t'ai rien demandé ! vocifère Noa en se débattant.
— Mon Dieu, ce gosse est vraiment intense, souffle Cécilia, à côté de moi.
J'acquiesce sans détourner mes yeux de la scène. À quelques mètres, Valentin regagne la rive et nous rejoint en tirant Noa par la main. Le vent soufflant chaque fois plus fort, ils luttent pour éviter de tomber à plusieurs reprises.
Ce n'est qu'une fois sous la pergola que le petit garçon se fige net.
— Il est où, mon bracelet ?
Interpellé, Valentin fronce les sourcils.
— De quel bracelet tu parles ?
— Celui que j'ai toujours au poignet, je l'ai plus ! Il est où ?
Il ne me faut pas longtemps pour visualiser le bracelet tressé que Noa triture sans cesse.
— Je n'en sais rien, moi, tu as sûrement oublié de le mettre ce matin, déclare Valentin d'un ton désinvolte. Allez, viens, maintenant !
Mais ses mots ne calment en rien l'enfant.
— Non, c'est faux, je l'enlève jamais ! Je l'ai perdu dans la mer, c'est sûr, et c'est ta faute !
— Noa, ça suffit ! s'exclame Valentin en fronçant les sourcils. Tout ce show pour pouvoir retourner dans l'eau, tu ne penses pas que c'est beaucoup ?
Comprenant que la situation est sans issue, l'enfant file d'un pas furieux sous la pergola. Ce n'est que lorsqu'il s'assoit que, pour la première fois depuis des semaines, je croise son regard. Le contact est bref, mais je décèle dans ses yeux une peine et une détresse sans fin.
Les paroles de Martin me reviennent alors à l'esprit. Quand il sera prêt, il te le fera savoir, sûrement de façon subtile, et il faudra que tu sois bien attentive pour recevoir ses signaux.
Qu'est-il en train de se passer, Noa cherche-t-il à me dire quelque chose ? Je n'ai pas à me creuser la tête bien longtemps pour comprendre : mes collègues le croyant enfin calmé, le petit garçon en profite pour se sauver.
Sur le qui-vive, je bondis à mon tour de ma serviette. Sans réfléchir et sans regarder en arrière, je m'élance dans l'eau. Dans mon dos, j'entends les cris du maître nageur sauveteur. Peu importe. Noa m'a envoyé un signal, à moi, et je dois l'empêcher de faire une bêtise.
Devant mes yeux, la houle s'élève à plus d'un mètre de hauteur pour s'écraser sur la rive dans de puissants rouleaux. Par intermittence, j'arrive à distinguer la tête brune de l'enfant devant moi. En luttant contre le courant, je rencontre une vague particulièrement haute. Heureusement, toutes ces années passées à surfer les vagues m'ont dotée de bons réflexes, et je plonge la tête sous l'eau pour me laisser porter par les mains invisibles de la mer. Prise dans la vague, je sens toute la force et la violence du courant me soulever et me secouer de part et d'autre.
Une fois cette vague franchie, je sors la tête de l'eau mais ne parviens pas à retrouver la tête du petit garçon. Devant moi, les vagues me barrent la route et la vue. Le cœur battant la chamade, je me démène pour lutter contre la houle. Lui est-il arrivé quelque chose ?
— Noa ! hurlé-je dans un élan désespéré.
Aucune réponse. Je commence à paniquer. Et si j'en viens à manquer à ma mission ? Et si, malgré le signal émis par Noa, je ne parviens pas à empêcher l'issue tragique qui se dessine ? En me démenant pour nager à contre-courant, je sens des bras m'enserrer fermement et me tirer vers l'arrière.
— Kaïa, qu'est-ce que tu fais ? Arrête de te débattre !
Prise de panique, je reconnais la voix de mon binôme.
— Martin, lâche-moi ! Il faut que j'aille retrouver Noa, il va se faire emporter par le courant, on ne peut pas le laisser !
Ignorant mes protestations, le vénézuélien m'immobilise contre lui. À bout de forces, je ne parviens pas à me défaire de son emprise. De retour sur la rive, je me lève d'un bond.
— Où est Noa ? Comment tu as pu m'empêcher d'aller le chercher ? tonné-je, furieuse.
— Le maître nageur est parti à sa poursuite, c'est à lui de le faire et pas à toi ! me sermonne Martin. Je n'allais pas te laisser te noyer sans rien faire !
Je m'apprête à lui répondre d'une nouvelle remarque cinglante, quand je vois apparaître deux têtes dans le creux d'une vague. En plissant les yeux, je reconnais le maître nageur, qui semble tracter un enfant avec lui.
— Noa ! Ils sont là ! Ils sont là, Martin ! Est-ce que Noa va bien ?
Le maître nageur ne répond pas, bien trop occupé à effectuer sa manœuvre, mais lorsqu'il se redresse sur les galets et que je vois Noa en faire de même, je pousse un soupir de soulagement. Sans réfléchir, je m'empresse de le serrer contre moi. L'enfant, probablement en état de choc, se laisse faire.
— Ça va aller, ça va aller... répété-je, sans parvenir à me décoller du petit garçon.
* * *
Notre sortie plage ayant été écourtée, nous rentrons au centre après le déjeuner. Si l'après-midi reprend rapidement son cours pour les autres, il m'est difficile d'oublier ce qui s'est passé. Noa, tout comme moi, a risqué sa vie. Un tournant qui, je le sens, va marquer la fin de cette période de froid interminable.
Je profite de l'accueil du soir pour me rapprocher de l'enfant. Assis au pied de son arbre habituel, il semble plongé dans ses pensées.
— Hé, Noa, l'interpellé-je d'une voix douce. Est-ce que je peux te parler ?
Sans un mot, le petit garçon hoche la tête. Encouragée de voir qu'il ne m'a pas rejetée, je prends place à ses côtés.
— Tu n'as rien dit depuis l'incident à la plage. Est-ce que... Ça va ?
Le silence qui suit me laisse réaliser que ma question est un peu désuète.
— Tu n'es pas blessé, au moins ?
Cette fois, Noa secoue la tête de gauche à droite.
— Écoute... Je vais rester à côté de toi, un peu. Tu n'as pas à parler si tu n'en as pas envie. Je veux juste que tu saches que, si tu en ressens le besoin, tu peux le faire. Je suis là pour ça.
L'enfant ferme les yeux, résolument plongé dans le silence, et nous restons assis côte à côte durant un moment. Je regarde le soleil baisser dans le ciel pour disparaître derrière les arbres, tandis que la cour d'école se vide peu à peu.
Le centre est presque vide quand Noa prend enfin la parole :
— Je veux retrouver mon bracelet, Kaïa...
Je me retourne pour l'observer. Ses sourcils tristes ont creusé une fossette sur son front.
— Tu es sûr de l'avoir perdu dans la mer ?
— Oui, j'en suis sûr. Comme je disais, je l'enlève jamais.
— Je t'ai vu jouer avec plusieurs fois, tu semblais perdu dans tes pensées. D'où te vient ce bracelet ? Pourquoi est-ce qu'il est si important pour toi ?
— J'ai pas envie d'en parler.
— D'accord, je ne t'oblige à rien. C'est à toi de décider de ce que tu as envie de partager. Mais je te le dis par expérience, parfois... Vider son sac peut faire du bien.
— C'est juste que je... que... maman...
Le petit garçon tente de se retenir, mais sa voix enrouée et ses paroles confuses trahissent de loin la puissance des émotions qui le remuent.
— Prends ton temps, Noa.
L'enfant déglutit avec peine.
— C'est la dernière chose qu'elle m'a laissée...
Il ne me faut pas beaucoup de temps pour réunir les morceaux et comprendre la tristesse causée par la perte de ce bracelet. De toutes les issues possibles, le décès est celle que je refusais d'envisager mais, à présent, il me faut voir la vérité en face.
La vie a été tout sauf tendre avec Noa.
Comprenant que les mots ne résoudront rien, je tends ma main au petit garçon, qui la serre de toutes ses forces. Après lui avoir demandé son accord, je le serre contre moi et nous restons immobiles durant de longues minutes.
Dans ma tête, un tas de questions se bousculent : quelle est l'origine de ce décès, quel âge avait-elle, quel âge avait Noa ? Quel genre de personne était-elle, que lui a-t-elle transmis ?
Malgré ces interrogations, je choisis de garder le silence : ce dont a besoin Noa, maintenant, c'est d'un soutien. Tenter d'éliminer sa tristesse ou lui assurer que je comprends est vain : on ne peut pas comprendre une telle perte sans l'avoir soi-même vécue.
À cet instant, je comprends qu'il faut parfois être capable de se taire, pour simplement être.
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