Chapitre 34
Cette soirée marque le début d'un combo magistral de journées déprimantes.
Tout d'abord, il y a Samuel. Quand les torrents de larmes et le martelage de coussins n'ont plus suffi à me calmer, je me suis repassé le film en boucle, mais rien à faire, je ne parviens pas à trouver la raison qui l'a poussé à agir de la sorte. A-t-il été déçu par quelque chose que j'ai fait, ou bien dit ? J'ai beau réfléchir et tourner la situation dans tous les sens, je n'ai à ce jour trouvé aucune explication.
Résultat, je me sens stupide, indésirable et trahie. Samuel a tenté de revenir vers moi un matin, mais j'ai battu en retraite en prétextant être en retard pour aller au travail. Qu'il se garde sa pitié, je n'en veux pas !
Malheureusement, ce n'est pas tout. Comme un échec ne vient jamais seul, il y a aussi Noa qui, malgré mon infinie patience, ne s'est toujours pas décidé à parler. Seule consolation : au moins, il s'est réconcilié avec Sofia. J'ai essayé de soutirer des informations à la petite colombienne, mais elle est restée muette comme une tombe. Lorsqu'elle a décrété que ce n'étaient pas mes affaires, je n'ai pas pu la contredire. À vrai dire, je suis même plutôt fière d'elle.
En somme, je n'ai rien prévu du week-end et n'en ai aucune envie. Pour la première fois depuis le début de l'été, je me retrouve un samedi matin allongée sur mon lit, à penser.
En déroulant le fil de mes péripéties depuis mon arrivée au centre, je suis soudain ramenée à mon stage de fin d'études. Je revois le bureau immaculé d'Édouard, son regard sérieux, ses paroles franches et parfois dures. Cette scène a beau me paraître lointaine, elle ne remonte au final pas à plus de trois mois.
En repensant à l'offre d'emploi que j'ai déclinée, je m'interroge. J'ai beau m'être laissé l'été pour réfléchir, force est de constater que je n'ai toujours pas la moindre idée de ce que je souhaite faire par la suite. Jusqu'à maintenant, je n'avais jamais regardé en arrière mais, pour la première fois, je me surprends à me demander ce qu'aurait été ma vie si j'avais accepté cette proposition.
Une chose est sûre : si j'avais suivi le chemin le plus logique et rejoint l'équipe d'Édouard, je n'aurais pas eu à subir tant de remises en question. Tout aurait été bien plus simple.
Encore plongée dans mes pensées, je sursaute en percevant les vibrations de mon téléphone.
Martin : Salut, binôme ! Quoi de beau, aujourd'hui ? Ça te dit, de faire un tour à vélo ?
Cette simple perspective m'arrache un soupir de lassitude.
Kaïa : Coucou, Martin. C'est gentil de proposer, mais je vais passer mon tour pour cette fois.
Martin : Vraiment ? Regarde par la fenêtre !
Je me hisse de mon lit pour me diriger vers la lucarne. En passant ma tête au travers, je découvre le vénézuélien en contrebas, perché sur son vélo.
— Allez, j'ai tout prévu, tu n'as qu'à te laisser guider !
Partagée entre l'exaspération et l'amusement, je secoue la tête.
— Donc, si j'ai bien compris, ton texto d'invitation n'était qu'une formalité ?
— C'est un peu ça, oui !
Touchée par le fait que Martin ait fait l'effort de venir me chercher, je commence à penser de manière plus rationnelle. Est-ce que rester chez moi à angoisser va m'aider à résoudre mes tracas ? Probablement pas. Au fond, je le sais, sortir ne peut me faire que du bien.
— Bon, très bien... laisse-moi cinq minutes et j'arrive.
* * *
— Je ne t'ai même pas demandé, mais... Où on va, au juste ?
Cette question trahit mon essoufflement, tandis que j'essuie les gouttelettes de sueur sur mon front d'un revers de la main. Sous le soleil écrasant de la matinée, Martin et moi pédalons avec vigueur pour monter une côte.
— C'est vrai ça, je ne t'ai même pas dit. Si tu veux, on peut s'arrêter quelques minutes à la fin de cette montée pour que je t'explique.
Plus emballée par la perspective d'une pause que par la réponse elle-même, j'acquiesce vivement. Nous pédalons en silence encore quelques minutes, avant d'atteindre un premier plateau. Devant moi, Martin saute de son vélo pour l'adosser contre un plot.
— On prend de la hauteur pour rejoindre un endroit dans les montagnes, explique-t-il. Je l'ai découvert dans un guide touristique et il m'a intrigué.
Le vénézuélien ouvre son sac pour en tirer un livre. La photo qu'il me montre représente un pont, mais pas n'importe lequel : l'ouvrage est fait d'un système de voûtes en pierres dont le relief se dessine dans un jeu d'ombres et de lumières. En-dessous, une petite source fait miroiter le paysage idyllique de la forêt, semblable à une aquarelle légèrement estompée.
Je tombe amoureuse de ce lieu dès l'instant où je découvre cette photo.
— Wow... Alors là, il ne m'en fallait pas plus pour me motiver à grimper les côtes les plus ardues... Quel lieu incroyable, Martin ! C'est dingue que je ne l'aie jamais vu avant !
— De ce que j'ai cru comprendre, le spot est encore méconnu. Et puis, il est assez difficile d'accès en voiture. Mais pas de problèmes pour nous, puisqu'on est à vélo !
Cette précision ne me rassure pas vraiment, mais il m'en faut bien plus pour baisser les bras. D'un air enjoué défiant tout pronostic, je lance :
— Dans ce cas, on n'a pas de temps à perdre !
Sans attendre, nous enfourchons nos vélos et recommençons à pédaler. Après avoir gravi plusieurs côtes longeant de petites routes, nous débouchons à l'orée de la forêt et prenons un moment pour boire un peu d'eau.
À côté de moi, Martin pose sa gourde pour m'adresser un regard attentif :
— Bon, dis-moi, Kayita... Comment tu te sens ?
— Un peu essoufflée mais, après cette pause, ça ira bien mieux.
— Je ne parlais pas de ça.
Intriguée, je l'interroge du regard.
— Je travaille avec toi... J'ai bien remarqué que tu n'étais pas dans ton assiette, cette semaine. Tu étais comme... Éteinte. Même aux attaques des jumeaux Tessier, tu ne répondais rien.
Touchée par son attention, je baisse les yeux.
— C'est vrai... Je ne vais pas te mentir, ça ne va pas fort.
— Est-ce que tu veux en parler ? C'est à propos de Noa ? J'ai vu que tu avais arrêté de passer du temps avec lui depuis la kermesse.
Le fait de l'entendre ressasser cette histoire me touche bien plus que je ne l'aurais pensé. Pourquoi cette histoire me tient-elle tant à cœur ? Je ne connais Noa que depuis un mois et des poussières... Pas comme si nous étions si proches.
— Est-ce que tu me comprendrais si je te disais que j'ai besoin d'un peu de temps pour digérer tout ça ?
— Bien sûr, je sais ce que c'est. En tout cas, si tu as envie d'en parler... Je suis là.
Je souris à mon ami, avant de grimper de nouveau sur mon vélo. Cette sortie m'aide déjà, je le sens en mon for intérieur.
L'un derrière l'autre, nous entrons dans la forêt par un sentier plat qui se révèle bien plus agréable. Ce bonheur est néanmoins fugace, vite relayé par une nouvelle montée le long d'un sentier jonché de cailloux.
— Je comprends pourquoi peu de personnes connaissent cet endroit, grimacé-je, luttant tant bien que mal pour garder mon souffle.
Martin sourit, visiblement aussi éreinté par ce périple.
Cette ascension caillouteuse dure une éternité à mes yeux. D'après ma montre, elle dure presque une heure. Au moment où nous retrouvons de nouveau un sol plat, la voix de mon binôme sonne le glas de notre périple :
— Normalement, nous sommes arrivés !
En me retournant, je vois Martin scruter les alentours d'un air perplexe.
— C'est bizarre, je n'entends pas le bruit de l'eau.
Je m'approche de lui pour l'aider à chercher, lorsqu'il lâche :
— Attends, ce n'est pas ça, là-bas ?
Mon regard suit son doigt vers une scène dissimulée par le feuillage des arbres. Une scène représentant un pont en voûtes de pierres... au-dessus d'une rivière asséchée, entourée de barrières de chantier.
— Hein ? Non, ce n'est pas possible ! m'exclamé-je.
— Je crois que si...
En nous approchant nous reconnaissons, à notre grand désespoir, ledit pont, flanqué d'une pancarte jaune indiquant « Zone en restauration. Merci de ne pas s'approcher. »
— Sérieusement ?
Mon soupir résonne dans le silence durant quelques instants, avant que Martin n'éclate de rire. Sans savoir s'il s'agit d'une manifestation d'amusement ou de désespoir, je le suis et nous entrons dans un fou-rire incontrôlable.
— Ce n'est pas possible, on a passé au moins deux heures à pédaler en montée pour tomber sur... Ça ? articulé-je en m'essuyant le coin des yeux.
— Dans ces moments-là, je suis content que mes gènes de vénézuélien m'aident à relativiser et à rire de tout, commente Martin en reprenant son souffle. Je suis désolé, Kayita, je n'ai pas pensé à regarder s'il y avait des travaux en cours...
— Ce n'est pas ta faute. Qui aurait pu anticiper ça ? On n'a juste pas eu de chance...
— Pas de chance ? Je n'en suis pas si sûr...
Intriguée, je me tourne vers mon ami, dont les yeux semblent parés d'une lueur nouvelle.
— Au final, j'ai réussi à te changer les idées, alors je pense avoir atteint mon objectif, déclare-t-il. On a transpiré, on a ri... Maintenant qu'on est ici, je pense qu'on peut encore profiter de ce moment. Ce qui compte, au final, c'est le chemin et non le résultat, pas vrai ?
Ses paroles me laissent pensive. Je me sens admirative et presque envieuse de la vitesse à laquelle il arrive à prendre du recul pour tirer le meilleur d'une situation.
— Par contre, on a un souci... J'ai super faim et je n'ai pas préparé de pique-nique.
À côté de moi, Martin fouille son sac et en sort un emballage en papier.
— J'ai pris des sandwichs avant de venir.
— Oh, c'est vrai ? Merci Martin ! Tu as presque pensé à tout...
— OK, c'est de bonne guerre.
Je lui assène une tape sur le bras en souriant, avant de m'asseoir sous un grand chêne. Nous venons d'entamer notre repas, lorsque le vénézuélien déclare :
— Maintenant qu'on est là... Tu ne trouves pas cet endroit parfait pour se confier ?
Interpellée, je baisse mon sandwich pour l'écouter.
— Après des heures d'effort intense, on vient de découvrir que l'objectif de notre excursion était en chantier. Alors, au point où on en est... Autant en profiter pour vider notre sac, non ? Ici, seuls les arbres nous entendent. Qui sait, peut-être même que ce périple visait justement à nous amener ici, sous ce chêne, pour qu'on puisse se décharger de ce qui nous pèse.
Je fixe mon ami d'un regard inquisiteur, avant de lui adresser :
— Dis-moi, Martin... Est-ce qu'il y a quelque chose dont tu voudrais te décharger ?
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