Chapitre 33
Comme de nombreux lundis, mon retour au centre n'échappe pas à la règle et se révèle être ce que j'aime désigner comme une bonne vieille journée de merde.
Sans grande surprise, Noa s'inscrit toute la journée au pôle baignade pour m'éviter. Les jumeaux Tessier, en revanche, se montrent plus motivés que jamais pour saboter mon activité de quizz musical. Après une matinée à faire la police, je finis par capituler et opte pour une séance de dessin en musique.
L'arrivée de l'heure du goûter est un soulagement. Fini de me coltiner ces jumeaux insupportables, je vais enfin pouvoir tenter d'arranger les choses avec Noa. Bien qu'une part de moi redoute sa réaction...
En distribuant des madeleines, je remarque qu'il s'est une fois de plus isolé pour manger seul. Une fois tous les enfants servis, je me fais violence et m'approche du petit garçon.
— Voilà ton goûter, Noa.
Plus intéressé par la contemplation de son bracelet tressé que par la perspective d'un en-cas, il ne relève même pas la tête.
— On ne peut pas rester comme ça, dis-moi quelque chose...
— J'ai pas envie de te parler.
Il me répond d'une voix sèche et sans appel que je ne lui connaissais pas. C'est comme si ses mots étaient totalement dépourvus d'émotion.
— Je comprends que tu sois en colère. Sincèrement, je l'étais aussi sur le coup. Mais, dis-moi, à quoi ça sert de ruminer chacun dans notre coin ? Ce n'est pas comme ça qu'on va arriver à quelque chose...
— Et à quoi tu veux arriver, hein ? Oui, je suis en colère, et je veux pas te parler parce que j'ai rien à te dire ! Alors laisse-moi tranquille, c'est tout ce que je te demande !
Si Noa semble avoir retrouvé un semblant d'humanité, sa décision reste sans appel. Comprenant que je ne parviendrai pas à le faire changer d'avis, je capitule. En m'éloignant, je tente un dernier regard vers l'arrière, mais il ne relève pas les yeux de son bracelet.
* * *
— Je te ressers un verre ?
Attablée seule à la terrasse du Comptoir d'Azur, je me retourne et croise le regard espiègle de Samuel.
— Ce n'est que lundi. Si je commence déjà à picoler, ça risque d'être compliqué.
— Possible. En tout cas, tu as l'air... pensive.
Je baisse les yeux en triturant ma coupe de vin vide.
— Oui, il faut dire que c'était un lundi à la hauteur de ce qu'on en attend. C'est-à-dire nul.
Attentif, le colombien s'installe sur la chaise en toile à côté de moi.
— Raconte-moi. Qu'est-ce qui te tracasse ?
Après un court temps d'hésitation, je décide de lui faire part de mes dernières difficultés avec Noa. Samuel, qui a assisté à sa crise lors de la kermesse, comprend vite la situation.
— C'est terrible, j'ai l'impression de l'avoir totalement braqué. C'est comme si je n'existais plus, comme si ce conflit avait effacé toute la confiance qu'on avait mis des semaines à construire...
— Je comprends... souffle le colombien d'un air peiné. Mais n'oublie pas ce que tu m'avais dit : quand on est petit, on vit les choses avec beaucoup plus d'intensité. Les crises de colère sont plus fortes, mais elles finissent toujours par se résorber d'elles-mêmes. Je suis sûr qu'avec le temps, Noa se calmera et comprendra que tu veux simplement l'aider.
J'acquiesce sans un mot. Une fois de plus, on me recommande d'être patiente : à croire que c'est la seule chose qu'il me reste à faire.
Face à moi, le colombien se redresse pour poser sa main sur la mienne. Comme chaque fois qu'il me frôle de manière inattendue, je frissonne.
— Je sais comment tu es avec Sofia et Gabi, je t'ai vue à la kermesse... Tu es une animatrice passionnée, ça se voit, alors arrête de t'en vouloir. Tu as fait du mieux que tu as pu. Pour tout te dire, je l'ai trouvé vraiment irrespectueux, ce Noa. Tu n'allais pas laisser filer ça sous prétexte qu'il puisse mal le prendre !
Ses paroles me laissent pensive car je sais qu'il a visé juste. Je prends cette histoire trop à cœur, un classique quand on travaille avec les enfants – mais je sais aussi que ce trait de caractère n'est pas si simple à changer.
Nous passons le reste de la soirée à discuter, Samuel filant de temps à autres accueillir des clients ou servir des verres. Lorsque je consulte mon téléphone, je constate avec surprise qu'il est déjà presque minuit.
— Oh là là, comme le temps passe vite, me lamenté-je. Je serais bien restée encore mais, comme tu le sais bien, les journées d'animation sont épuisantes. Si je ne dors pas suffisamment, ça va se faire sentir au sein de l'équipe.
— Bien sûr, je comprends, acquiesce Samuel. De toute manière, je vais aussi devoir fermer le bar. Il est temps d'expulser ces derniers ivrognes !
Je jette un coup d'œil amusé aux clients restants qui, heureusement, ne l'ont pas entendu.
— Je vais y aller, alors, annoncé-je en me levant.
Le colombien m'imite et nous restons face à face en silence. J'ai l'intuition qu'il souhaite me dire quelque chose, mais ses yeux plongés dans les miens ne semblent pas décidés à parler.
— Bonne nuit, Samuel.
— Bonne nuit, Kaïa.
Nous échangeons un sourire, avant que je ne fasse volte-face. J'ai déjà commencé à marcher en direction de la porte, quand sa voix s'élève dans le silence de la rue :
— Attends...
Interpellée, je me retourne aussitôt.
— Oui ?
— Je voulais te dire... À propos de samedi...
Samuel passe une main dans ses cheveux. Le silence qui suit ses mots semble éternel pour mon cœur à deux doigts de la tachycardie.
— Tu voulais me dire quelque chose ? répété-je dans un murmure.
— Euh... non, rien, oublie... Ce n'est pas important.
Sa déclaration me fait l'effet d'un seau d'eau froide, mais je m'efforce de garder un air détaché. Me suis-je une fois de plus méprise dans ses intentions, ou Samuel est-il en train de mentir ?
— Ah, bon... D'accord.
Sachant que je n'en tirerai rien de plus pour le moment, je salue le colombien une bonne fois pour toutes et pousse la porte de chez moi. Une fois dans ma chambre, je me laisse tomber sur mon lit. Mon cerveau, incapable de se résoudre à l'idée d'aller dormir, tourne à mille à l'heure.
L'espace d'un instant, je me repasse le film de ma rencontre avec le serveur. Notre collision, les verres brisés. Cette fameuse soirée, l'Embuscade, ma crise de paranoïa au beau milieu de la rue. Des bribes de moments passés ensemble s'ensuivent : notre première soirée avec Sofia et Gabi, Samuel me faisant signe en bas de chez moi, armé de son éternel sourire et de ses cartons de pizzas volés. Ce trajet à vélo assise sur le guidon, ma tête reposant contre son torse. Samuel face à moi lors de notre bain de minuit, ses yeux plongés dans les miens. Samuel qui me guide les yeux bandés vers la colline du château. Samuel et moi qui dansons dans le local vide du Comptoir d'Azur.
Ces souvenirs diffusent une douce chaleur dans tout mon corps et, pour la première fois, je les laisse dessiner un sourire naïf sur mon visage. Le soutien que m'a apporté Samuel ce soir m'a beaucoup touchée. Qu'en aurait-il été de ma saison ici s'il n'avait pas été là ? Cette simple question me remue l'estomac, comme si tout mon corps s'opposait à cette idée.
La vérité, c'est que je me sens heureuse, vraiment heureuse, de l'avoir rencontré. Cette histoire de pacte m'a révoltée au départ mais, aujourd'hui, je crois que j'en dois une à ma mère. Sans sa décision loufoque, je serais passée à côté de tellement de choses... C'est à ce moment que ce que j'ai jusque-là refusé d'admettre s'impose à moi comme une évidence : je ressens bel et bien quelque chose pour Samuel. Alors, certes, je ne sais pas ce qui va résulter mais, au fond, n'est-ce pas le cas de tous les commencements ?
Et s'il était encore temps de faire quelque chose ? Prise d'un élan de motivation, je me lève et dévale les marches de chez moi. Un mélange de joie et d'appréhension s'empare de moi quand je vois de la lumière émaner du local. À présent, je ne peux plus faire marche arrière. Le cœur battant jusque dans mes tempes, je pousse la porte du bar.
— Samuel ?
Quelques néons baignent la pièce d'une lueur diffuse. Les caissons de vin et les chaises pliantes de la terrasse ont été entassés dans un coin, mais pas de traces du colombien. En laissant errer mon regard, je remarque que la porte « réservé au personnel », est entrouverte. Au-dessus de son seuil s'échappe un fin rai de lumière.
— Samuel, tu es là ?
Je commence à m'approcher, quand il apparaît dans l'embrasure. Sa chemise troquée contre un t-shirt et son épaisse chevelure brune légèrement décoiffée, je le trouve encore plus beau.
— Qu'est-ce qu'il y a, tout va bien ? m'interroge-t-il d'un air préoccupé.
— Euh... Oui, oui, balbutié-je. Tout va bien, ne t'en fais pas.
Visiblement rassuré, Samuel referme la porte pour s'y adosser.
— Dans ce cas, qu'est-ce que je peux faire pour toi ?
— Je voulais te dire quelque chose.
Je lâche ces paroles en toute hâte comme un colis en flammes, et les sentir brûler dans ce silence écrasant me plonge dans un état de profonde terreur. Dire que je me sentais prête à conquérir le monde ! Bon sang, qu'est-ce qui m'a pris de faire une chose pareille ?
— Je t'écoute, Kaïa, me souffle Samuel d'un air rassurant. Prends ton temps.
En croisant une étincelle de curiosité dans son regard, j'ai soudain l'impression que nos rôles se sont inversés depuis la sortie du bar. Malgré tout, je prends sur moi et inspire un grand coup.
Allez, tu peux le faire, Kaïa. Le monde appartient à ceux qui osent.
— Tout d'abord, je voulais te dire que ton soutien m'a beaucoup touché, déclaré-je en tentant de maîtriser ma voix légèrement tremblante. Ce soir, mais aussi tout au long de cet été.
Samuel laisse un léger sourire courir sur ses traits.
— Tu sais que je l'ai fait avec plaisir.
Je marque une courte pause pour rassembler toute ma motivation, avant de reprendre :
— Mais ce n'est pas tout. Tu sais, ça fait un moment que j'y pense... Je crois qu'il me fallait du temps pour me l'admettre, mais... Je ne peux plus nier ce que je ressens pour toi, Samuel.
Je termine mes aveux en retenant presque ma respiration. Il ne suffit finalement que d'une fraction de seconde pour qu'un sourire franc illumine le visage du colombien – un de ceux qui sont une vraie bouffée d'oxygène.
— Tu ressens quelque chose ? Quelque chose... Comme quoi ?
— Des sentiments... Qui vont au-delà de l'amitié.
Grisée par l'effet de libération que me procurent ces aveux, j'expire en regardant le sourire du colombien gagner du terrain.
— C'est marrant, ça, observe-t-il. Tu y crois si je te dis que c'est exactement ce que j'essayais de te dire au moment où tu es partie ? Après le concert aussi, avant que je me défile comme un lâche en prétendant que c'était une blague. À croire que tu es bien plus courageuse que moi...
Je le fixe en silence. Les battements de mon cœur sont si forts depuis ces dernières minutes que mon cerveau en a fait abstraction, et j'ai l'impression de percevoir jusqu'à la respiration altérée de Samuel. J'ouvre la bouche pour répondre, mais aucun son ne veut en sortir. C'est à cet instant que le colombien décide de s'approcher. Tiraillée entre terreur et euphorie, je le regarde avancer jusqu'à ce que nos pieds se rencontrent. Son visage n'est plus qu'à une poignée de centimètres du mien lorsqu'il approche ses lèvres de mon oreille pour susurrer :
— Et si je te disais que je meurs d'envie de t'embrasser ?
Ma colonne vertébrale est hérissée d'un frisson au simple contact de son souffle. Plongeant mes yeux dans ses iris bleu-gris, je murmure à mon tour :
— Dans ce cas, je te répondrais : qu'est-ce que tu attends ?
Il n'en faut pas plus pour Samuel, qui fait tomber les dernières barrières en saisissant ma tête entre ses mains. Je me laisse dériver vers lui et, alors qu'il ne manque que quelques millimètres pour que nos lèvres se rencontrent enfin, il suspend son mouvement. Attirée à lui comme à un aimant, je le scrute d'un regard inquisiteur et laisse échapper un sourire. Ses pupilles sombres se baladant de mes yeux à ma bouche me prouvent qu'il n'y a nul besoin de parler. Tout dans ses gestes, son expression, son souffle, reflète son désir immense.
Pendant qu'il effleure mes lèvres du bout des doigts, je laisse ma main explorer son épaisse chevelure brune, qui se révèle encore plus douce que ce que j'imaginais. Hypnotisée par son regard cristallin, je me délecte de la sensation de ses doigts sur ma peau. Dans l'expérience de ce moment que j'ai tant imaginé, tous mes sens sont à l'affût.
— Si tu savais depuis combien de temps j'attends ça... murmure Samuel.
Trop impatiente pour attendre ne serait-ce qu'une seconde de plus, je franchis les derniers centimètres qui nous séparent.
Ses lèvres se révèlent d'une douceur exquise sous les miennes, et leur goût fruité et acidulé concentre toute la spontanéité et l'attente qui sous-tend ce baiser. La chaleur de son souffle me fait l'effet d'un shot d'adrénaline électrisant chaque parcelle de mon corps. Je me sens perdre pied mais, contrairement aux fois précédentes, je n'ai aucune envie de m'enfuir.
Emporté par ce baiser, Samuel me soulève sans effort pour m'appuyer contre le mur. Chaque centimètre de ma peau palpite au rythme de notre danse sensuelle, alors que sa bouche n'a pas quitté la mienne. Guidée par la passion de ses caresses, je laisse mes mains courir le long de ses bras, ses épaules, son torse. La fougue qui m'anime me crie d'explorer chaque recoin de son corps, là, maintenant.
Quand le colombien me repose, j'essuie les gouttelettes de sueur qui perlent sur mon front. Voyant qu'il s'approche de nouveau, je me dérobe et le tire par la main pour l'attirer vers la remise. Le local du bar est entièrement vitré sur la rue et, bien qu'elle soit déserte à cette heure-ci, j'ai besoin d'un endroit plus intime. D'un geste vif, je nous fais tourner et plaque le colombien contre la porte fermée pour l'embrasser de plus belle. Visiblement excité par ce geste, il me rend mon baiser en saisissant ma tête entre ses mains.
Les yeux fermés, je libère l'une des mains qui caressent le dos de Samuel et tâtonne pour trouver la poignée de la porte contre laquelle nous sommes adossés. Il ne me faut que quelques secondes pour l'abaisser.
Quand, contre toute attente, le colombien se redresse et me repousse d'un geste vif.
— Qu'est-ce que tu fais ?
Choquée par ce revirement de ton, je m'écarte. Un vent glacial s'est abattu sur nous, cruel remplaçant de l'ardeur que nous éprouvions il y a seulement quelques secondes.
Prenant sur moi pour lever le regard vers Samuel, je l'interroge en plissant les yeux :
— Je peux savoir ce qui te prend ?
Sa réponse ne tarde pas à tomber, et je la reçois comme une massue en plein cœur.
— Je suis désolé... Ça ne va pas être possible, Kaïa, souffle-t-il d'une voix à peine perceptible.
Ça ne va pas être possible. Comme dans la terrible vision qui s'est imposée à moi, cette phrase agit comme un coup de poignard. La suite, je la connais...
Alors, avant que Samuel n'ait le temps de faire voler mes espoirs en éclat, je prends les devants et choisis de m'exiler seule. Comprimée par le silence qui nous sépare, j'inspire tant bien que mal pour rétorquer :
— Eh bien, si ça n'est pas possible pour toi, je ne vais pas te déranger plus longtemps.
Puis, sans lui laisser le temps de réagir, je fais volte-face et détale vers la porte d'entrée – la seule défense que j'aie trouvée pour dissimuler les larmes qui commencent déjà à m'embuer la vue. Une fois cloîtrée dans mon salon, je m'adosse à la porte et me laisse choir lentement. Je ferme les yeux, mais cela ne suffit pas à faire disparaître la scène qui m'obsède et tourne en boucle sur l'écran de ma rétine.
J'ai sept ans et je tends un cadre à mon père. Il contient un dessin que j'ai passé des jours à peaufiner pour lui témoigner l'amour que je lui porte et qui nous représente lui, ma mère et moi. J'ai bien vu qu'ils se disputaient souvent et que mon père dormait sur le canapé du salon, alors je tiens à lui rappeler que je suis là pour lui et que ce mauvais moment finira par passer. Que nous serons bientôt réunis et heureux tous les trois, comme avant.
— Papa, j'ai quelque chose pour toi...
Mon père, en train de plier des vêtements pour les fourrer dans sa valise, accueille mon cadeau d'une mine sombre.
— C'est un beau dessin... J'aimerais te dire que notre famille va de nouveau ressembler à ça, mais c'est impossible. Les choses sont devenues trop difficiles avec ta mère.
Je fronce les sourcils, le temps d'examiner ses propos à la lumière de ce que je connais.
— Et alors, c'est normal, non ? Dans toutes les histoires, les héros passent par des moments difficiles. Mais, à la fin, les choses finissent toujours par s'arranger.
En guise de réponse, mon père secoue la tête d'un geste las.
— Je suis désolé, mais ça ne va pas être possible, Kaïa...
Puis, en baissant de nouveau les yeux vers sa valise pour la refermer, il prononce ces quelques mots qui resteront gravés en moi à partir de cet instant précis :
— Tu comprendras en grandissant que la vie, cen'est pas un film. Parfois, on se laisse aveugler et on finit par comprendreque ce qu'on prenait pour notre plus bellehistoire n'était en fait qu'une illusion.
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