Chapitre 29

Ma journée suivante donne lieu à deux victoires.

La première est la réponse enthousiaste de l'équipe à ma proposition d'atelier autour de la Colombie. L'idée leur plaît tellement qu'ils décident de mettre en place toute une kermesse avec des stands thématiques par pays !

La seconde, et pas des moindres : après un premier essai catastrophique suite à la bagarre entre Karim et Noa, j'ai décidé de ne pas me laisser abattre et de réitérer le tournage de notre film. Résultat, nous y sommes enfin parvenus ! Il me reste encore à affronter l'étape redoutée du montage vidéo mais, pour le moment, je savoure cette première réussite.

Comme souvent, l'accueil du soir me donne l'occasion de souffler un peu. Assise, je médite en observant la cour lorsque mon regard croise la silhouette de Noa, toujours seul au pied du même arbre. Cette fois-ci, il ne griffonne pas, mais semble simplement perdu dans ses pensées. Profitant de ce court moment de répit, je décide de l'approcher.

— Ça va, toi ?

— Mieux qu'hier, répond-il sans tourner la tête.

En regardant dans la même direction que lui, je remarque le bleu azur de la méditerranée se découpant entre la silhouette de deux arbres. De tous les recoins de la cour, Noa a choisi l'un des seuls qui donne sur la mer. Je ne peux pas m'empêcher de sourire en découvrant ce point qui nous rapproche.

— Je tenais à te remercier pour ta patience aujourd'hui, lui adressé-je. Je me doute que ça n'a pas dû être facile de te retrouver de nouveau avec Karim pour le tournage.

— C'est clair, renchérit Noa. J'avais vraiment envie de lui mettre mon pied dans la tronche.

— Et qu'est-ce qui t'a empêché de le faire ?

— Je sais que ça ne sert à rien. Je ne suis pas si bête que les gens le croient.

Sa remarque me fait froncer les sourcils.

— Qui a dit que tu étais bête, Noa ?

— Ils le croient tous. Je le sens dans leurs regards, dans ce qu'ils disent quand ils pensent que je les entends pas. Tout ça parce que je suis différent, que je refuse de faire comme eux.

Ses mots me laissent pensive. Plus je l'écoute et plus je perçois les paradoxes qui se jouent en lui. C'est comme s'il naviguait entre innocence et maturité, espoir et résignation.

— Eh bien, tu as raison de ne pas t'y fier. Moi, je pense que tu es malin... Et, surtout, très courageux. Ce n'est pas toujours facile de s'affirmer comme on est. Je t'admire pour ça.

Le petit garçon me toise d'un air amusé.

— Toi, m'admirer ? Bien sûr...

— Hé, Noa, je suis on ne peut plus sérieuse. Ce n'est pas donné à tout le monde, de croire en soi. Si tu savais tout ce que j'ai fait pour tenter de coller aux attentes des autres ! J'avais tellement peur de les décevoir que j'ai même fini par faire des choix de vie qui n'étaient pas vraiment les miens. Tu es peut-être encore un peu jeune, mais tu comprendras en grandissant à quel point c'est précieux.

— Vraiment ?

En guise de réponse, je hoche la tête d'un air sérieux.

— C'est la première fois qu'un adulte se confie à moi, déclare Noa. Ça fait... Bizarre.

— Tu sais... Les adultes ont beaucoup de mal à dévoiler leurs points faibles. Il faut dire qu'on les encourage sans arrêt à renvoyer une image la plus parfaite possible. Crois-moi, ce n'est pas évident de t'avouer ça, mais c'est précisément pour cette raison que je le fais.

Noa m'observe l'espace d'un instant, l'air intrigué.

— Pourquoi tu doutes de toi ?

Les enfants ont parfois le chic de poser les questions qui tuent. En rongeant l'ongle de mon pouce gauche, je commence à me demander si j'ai bien fait de ramener ce sujet sur la table. Puis, finalement, je décide de lui montrer l'exemple en étant sincère avec lui :

— Tu te souviens de la fois où Vanessa m'a questionnée à l'infirmerie, après que tu sois tombé de l'arbre ? Tu ne t'en es sûrement pas rendu compte car je n'en ai rien laissé voir, mais ce qu'elle m'a dit m'a beaucoup affectée... Je pensais qu'en vieillissant, je me sentirais plus affirmée dans cette posture, mais rien à faire : les années ont beau passer, je doute toujours de ma légitimité en tant qu'animatrice. En fait, non, je doute de ma légitimité dans à peu près tout ce que je fais. C'est terrible.

Je lâche mon pouce en jetant un coup d'œil rapide vers Noa. Me dévoiler ainsi face à un enfant est totalement inédit, mais son regard attentif m'encourage à poursuivre.

— D'ailleurs, je ne doute pas uniquement de moi, je doute aussi des autres. Quand des personnes m'approchent de trop près, je n'ai qu'une envie : fuir. Si leur proximité me fait si peur, c'est parce que je sais qu'un jour, ils ne seront plus là.

Un nouveau silence s'abat sur ma déclaration.

— Ça nous fait un point commun, je crois... murmure finalement Noa.

En l'observant, je comprends : bien qu'ignorant encore les épreuves par lesquelles il a pu passer, je pressens comme une connexion invisible entre nous.

— Est-ce que tu serais cap de ne plus te ronger les ongles ?

Interpellée, je réalise avec surprise que mon pouce était déjà de nouveau entre mes dents et le retire aussitôt. Dire que je nous croyais en pleine séquence émotion !

— C'est quoi, le rapport, au juste ? protesté-je.

— T'arrêtes pas de le faire depuis le début, objecte Noa. Tu crois que je te vois pas ?

— Très bien. J'arrête de me ronger les ongles si tu acceptes de méditer pendant cinq minutes avec moi tous les jours.

Autant profiter de cette occasion pour lancer un défi constructif. J'ai toujours voulu me mettre à la méditation, et quelle meilleure personne pour m'accompagner qu'un enfant à tendance hyperactive comme Noa ?

— Méditer ? C'est quoi, ça ?

— Le principe est simple : il suffit de s'asseoir et de rester immobile pour faire le vide dans son esprit. Mais je ne te cache pas qu'en pratique, c'est bien plus compliqué.

— Est-ce que ça ressemble à ce que propose Cécilia pendant les temps calmes ?

En me voyant hocher la tête, Noa obtempère :

— OK, dans ce cas, je veux bien relever le défi.

Il me tend la main et nous scellons notre pacte en entrelaçant nos petits doigts.

— Ça te dirait, de commencer maintenant ? proposé-je.

— Si tu veux. On a le temps, en ce moment, ma nounou est débordée. Elle viendra sûrement me chercher à la fermeture du centre.

— Débordée ? Ce n'est pas trop difficile pour toi ?

L'enfant hausse les épaules d'un air désinvolte.

— Non, pas vraiment. Comme je te disais, je l'aime pas. Elle me laisse rien faire, c'est nul. Et mon père est toujours au travail.

J'aurais aimé pouvoir réconforter Noa, mais je ne sais pas quoi lui dire. Parfois, les choses sont telles qu'on ne peut que les accepter. Rien ne sert d'enjoliver une réalité vécue comme difficile.

— Bon, on la fait, cette méditation ? lance finalement l'enfant en retrouvant un air léger.

— Très bien, je mets mon minuteur.

Nous nous asseyons en tailleur et, une fois le décompte lancé, fermons les yeux. Malgré ma concentration, je comprends vite qu'il n'est pas simple de stopper le mouvement d'un cerveau qui tourne à mille à l'heure en permanence. La perspective d'arriver à faire le vide semble si inatteignable que je me surprends à vouloir abandonner au bout de quelques instants.

Je m'accroche aux dernières miettes de motivation restantes, lorsque Noa m'interroge :

— Hé, ça fait cinq minutes, là, non ?

J'ouvre un œil sur l'écran de mon téléphone.

— Non, seulement cinquante secondes.

— Quoi ? C'est pas possible ! J'ai l'impression que ça fait dix ans ! Il est impossible, ton défi.

Je ne réponds rien et ferme les yeux, espérant que l'enfant comprenne seul et en fasse de même. La stratégie fonctionne quelques instants avant qu'il ne reprenne la parole :

— Hé, Kaïa... Tu sais s'il existe des insectes microscopiques pour qui les poussières sont des nuages ?

Je m'apprête à le rappeler à l'ordre mais, en ouvrant les yeux, je constate que Noa a l'air réellement préoccupé par la question.

— J'ai voulu me gratter la tête, m'explique-t-il. Du coup, j'ai ouvert les yeux, puis là, j'ai vu une poussière voler et je me suis dit qu'elle ressemblait un peu à un mini nuage, du coup, j'ai commencé à me demander s'il existait un monde microscopique qu'on ne voit pas, où les poussières sont des nuages ? Et cette question me sortait plus de la tête, je te jure...

Comprenant que notre séance de méditation n'ira pas plus loin, je soupire avant de stopper mon chronomètre.

— Je ne sais pas Noa... Si ça t'intéresse, tu n'as qu'à chercher dans les livres.

Comme je m'en doutais, la simple mention du mot interdit le refroidit aussitôt.

— Noa, ta nounou est là !

L'annonce de Vanessa, aujourd'hui chargée de la fermeture du centre, le fait rouspéter :

— Génial...

— Allez, un petit sourire ! l'encouragé-je. Tu as réussi à faire une minute trente-trois de méditation, aujourd'hui. Je suis sûre que, demain, on en fera un peu plus.

L'enfant répond à mon sourire d'un regard blasé, avant de s'éloigner aux côtés de sa fameuse nounou. Une fois qu'ils ont disparu du champ de vision, je sens la voix de Vanessa s'élever dans mon dos :

— J'ai mis un moment à te trouver, Kaïa. Que faisais-tu à l'arrière de la cour ? On a besoin d'animateurs à proximité pendant les temps d'accueil.

Je soupire avant de me retourner. Ces paroles ne me surprennent que trop peu venant d'elle.

— J'étais avec Noa. J'avais besoin de discuter avec lui au sujet de l'altercation d'hier.

— Mais enfin, pourquoi est-ce que tu perds ton temps ? La direction s'en est déjà chargée. Je te rappelle qu'en tant qu'animateur, on ne fait pas de l'aide à la personne. Au centre, on a besoin que vous soyez disponibles pour tous les enfants.

L'air condescendant qu'elle affiche m'agace au plus haut point, mais je prends sur moi pour ne pas me laisser emporter.

— Vanessa, je me montre disponible pour eux toute la journée. Qu'est-ce que je dois en tirer, que de discuter seul à seul avec un enfant est interdit ? Sans compter qu'aucun collègue ne se plaindra de me voir prendre Noa sous mon aile, loin de là.

— Le prendre sous ton aile ? Je te rappelle qu'il y a une certaine distance à instaurer avec les enfants, Kaïa.

Blessée une nouvelle fois par ce ton paternaliste, je soutiens le regard de l'adjointe.

— Eh bien, peut-être pour toi... Mais nos façons de faire ne sont pas les mêmes.

— Ne le prends pas mal, je ne fais pas ça contre toi, au contraire, reprend Vanessa en maintenant le même visage calme. Des gamins comme Noa, on en voit tous les jours ici, on les connait bien. Sa situation familiale ne lui donne pas tous les droits, il y en a beaucoup qui vivent dans des familles monoparentales et se comportent très bien. Et crois-moi, il serait innocent de croire qu'un enfant ne peut pas être manipulateur. Je sais que tu es jeune et c'est pour ça que je tiens à te donner ce conseil : ne te laisse pas berner. Ça pourrait finir par se retourner contre toi.

Si sa précédente remarque m'a blessée, celle-ci me laisse abasourdie. Noa, manipulateur ? Bien qu'elle prétende le contraire, Vanessa ne le connait absolument pas, ça crève les yeux. La façon dont elle le décrit, comme un parmi tant d'autres, est plus que discutable. À mes yeux, dans le milieu de l'enfance, aucun cas n'est comparable à un autre : la personne prévaut toujours. Ces valeurs sont si profondément ancrées en moi qu'elles me procurent un apaisement inattendu.

J'aurais beau essayer de lui expliquer mille fois, l'adjointe ne comprendra jamais ma vision.

Il ne reste donc qu'une seule solution : comme le dit Noa, désormais, il faut que je sois « cap » de me faire confiance. 

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